Les Grands de ce monde s'expriment dans

AlUlA : l’Arabie à la recherche de ses racines

Fabrice Lundy — Comment décririez-vous cette zone de 22 000 km2 grande comme la Belgique, située à 200 km de la mer Rouge autour des vestiges de la cité nabatéenne d’Hégra ?

Gérard Mestrallet — L’empire nabatéen (1) comptait deux grandes villes : Pétra, la capitale, en Jordanie et Hégra en Arabie saoudite. Il se trouve qu’aujourd’hui il y a de nombreux touristes à Pétra et que l’Arabie saoudite ne s’est pas encore ouverte au tourisme. Hégra abrite des trésors archéologiques nabatéens inestimables. La région d’AlUla comprend également des témoins des civilisations dadanite, romaine et islamique. C’est surtout un lieu extraordinaire, en plein désert, avec des paysages grandioses à couper le souffle. Le site d’Hégra est d’ailleurs classé au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2008. Le projet — qui s’inscrit dans la « Vision 2030 » initiée par le gouvernement saoudien — vise à faire découvrir les secrets d’AlUla aux Saoudiens et au reste du monde. L’objectif du roi et de Mohammed Ben Salmane est d’accueillir à terme 2 millions de touristes par an. C'est un site exceptionnel, aujourd’hui secret, qui révélera ses mystères au monde.

F. L. — À quoi ressemblera le site lorsque les travaux d’aménagement seront terminés ?

G. M. — Il s’agira d’un site unique, un musée en plein air de la taille d’un pays, invitant au voyage à travers le temps. Parmi les principes qui ont été retenus conjointement par la France et l’Arabie saoudite figure celui du développement durable. Il s’agit donc de préserver l’authenticité des paysages, de veiller au choix de matériaux locaux, de respecter les couleurs, l’architecture, les traditions, les populations et bien sûr l’histoire.

Laissez-moi vous donner un exemple. Pour l’instant, une seule partie du projet a fait l’objet d’un appel d’offres auprès d’architectes internationaux, pour un resort hôtelier au milieu du désert, dans une zone assez éloignée de la ville d’AlUla appelée Sheraan. Ce concours a été remporté par Jean Nouvel, qui a imaginé un hôtel entièrement troglodyte, creusé dans la roche, selon une approche architecturale inspirée des Nabatéens. C’est effectivement la meilleure façon de préserver la beauté des paysages.

F. L. — En quoi consiste votre mission à la tête de l’agence française Afalula ? Comment cette agence fonctionnera-t- elle ?

G. M. — L’Arabie saoudite a mis en place une commission royale pour AlUla composée de 400 personnes, présidée par Mohammed Ben Salmane et dotée de compétences d’État (RCU : Royal Commission for AlUla). Elle est dirigée par un CEO, un grand ingénieur saoudien, Amr Al-Madani. Son comité exécutif est présidé par le prince Bader, gouverneur de la région d’AlUla et ministre de la Culture. L’accord signé entre la France et l’Arabie saoudite prévoit la co-construction du projet ainsi que la création d’une agence française chargée de le mener à bien. C’est l’unique accord qui a été signé à l’Élysée lors de la visite de Mohammed Ben Salmane à Paris en avril 2018.

La relation entre la France et l’Arabie saoudite — j’aimerais insister sur ce point en reprenant les propos du président de la République — n’est pas prioritairement économique, militaire ou financière : elle est avant tout politique et culturelle.

L’agence a pour vocation de travailler avec la commission royale à la co-construction du projet et de mobiliser le meilleur de l’excellence française dans des domaines aussi divers que la culture, le tourisme, l’agriculture, la botanique, les infrastructures, la sécurité, l’éducation...

F. L. — Quand cet accord a-t-il été conclu entre la France et l’Arabie saoudite ?

G. M. — En fait, tout s’est décidé lorsque Mohammed Ben Salmane a rencontré Emmanuel Macron après l’inauguration du louvre Abu Dhabi fin 2017. Le contexte — celui de la crise autour du premier ministre libanais — était particulier. Le président français et le prince héritier se sont vus, d’une part, pour évoquer le cas de Saad Hariri et, d’autre part, pour discuter d’une éventuelle coopération concernant AlUla. Emmanuel Macron a accepté la proposition du prince héritier et m’a nommé envoyé spécial du président pour AlUla. Le prince devait se rendre à Paris deux mois plus tard. Finalement, il n’est venu qu’en avril, ce qui nous a laissé le temps d’élaborer le projet et de signer un grand accord intergouvernemental qui a vocation à devenir un traité.

F. L. — Quels sont vos moyens ?
G. M. — Nous avons ici une petite structure de 30 collaborateurs de très haut niveau. Le responsable du pôle de compétences architecture est l’ancien président fondateur de l’AREP, une filiale de la SNCF, la plus grosse agence d’architectes français. Dans le domaine de la sécurité, nous avons sélectionné un ancien directeur général de la police judiciaire. Pour s’occuper du tourisme, nous avons choisi l’ex-directeur de la tour eiffel et de l’Office du tourisme et des congrès de Paris. Et pour la partie culturelle et les musées, nous avons sollicité le directeur scientifique du Luvre Abu dhabi. Nous organisons des réunions régulières avec les entreprises françaises de chaque secteur afin qu’elles se préparent aux appels d’offres, et nous travaillons en étroite coopération avec les plus prestigieuses institutions culturelles françaises.

Jusqu’à présent, cela a plutôt bien fonctionné. Par exemple, l’hiver dernier un festival de musique s’est tenu en plein désert. Accor a remporté l’appel d’offres pour la partie hospitalité, Thalès a été choisi pour la sécurité, Havas pour la communication, Culture Espace pour un spectacle immersif.

F. L. — Vous ne citez que des entreprises françaises. N’êtes-vous pas tenu à un devoir de neutralité dans l’attribution des marchés ?

G. M. — Si, absolument. la RCU, souvent avec notre aide, choisit les meilleurs au terme des appels d’offres. Or il se trouve que, compte tenu de leurs atouts, les entreprises françaises sont souvent bien placées. Prenons la culture : avec le Louvre, nous possédons le plus important musée du monde ; nous avons aussi un patrimoine historique incomparable — il suffit de se rendre à Versailles, à Chambord ou à Fontainebleau. La France est la première destination touristique de la planète, avec 90 millions de visiteurs par an. Dans le domaine des infrastructures, les plus grandes sociétés sont françaises, qu’il s’agisse du BTP, de l’eau, de l’assainissement ou de l’énergie...

Cela dit, les contrats ne sont pas gagnés d’avance. Il faut se préparer, être motivé et se distinguer par la qualité de sa réponse et sa compétitivité. Personnellement, je n’ai pas de doute : les entreprises françaises dûment actionnées par nous vont tirer leur épingle du jeu.

F. L. — Pourquoi le choix s’est-il porté sur vous pour présider cette agence Afalula ? Qu’est-ce qui vous prédestinait à assumer cette mission ?

G. M. — Le président de la République n’a pas précisé les raisons de son choix. Ça tombait assez bien puisque je venais de quitter Engie. Il est vrai que c’est un grand projet et que, des grands projets, j’en ai mené un certain nombre au cours de ma vie professionnelle ! Par ailleurs, Engie est le plus gros producteur d’énergie de tout le Moyen-Orient. En Arabie saoudite, nous avions construit et exploitons 15 % de la production d’électricité nationale, l’équivalent en puissance de six centrales nucléaires. Donc les Saoudiens me connaissent un peu.

En plus — et c’est une coïncidence — au même moment, un chasseur de têtes m’a contacté pour la Saudi Electricity Company, l’EdF local. Aujourd’hui, je suis le seul non-saoudien à siéger dans un conseil d’administration de société saoudienne. J’ai donc deux motifs de travailler avec ce grand pays aujourd’hui.

F. L. — Vous avez négocié au nom d’Engie plusieurs contrats avec les Saoudiens. Comment travaille-t-on avec eux ? Est-ce facile pour des groupes français ?

G. M. — Ce n’est pas évident car, pour des raisons historiques, le terrain est dominé par les Anglo-Saxons — Américains et Anglais.

Les États-Unis ont apporté leur soutien à l’Arabie saoudite et ils considèrent de fait que tout leur revient. L’arrivée des Français n’a pas été formidablement accueillie par eux pour une autre raison : la commission royale pour AlUla avait été créée avant que l’accord ne soit signé avec Paris et elle avait aiguisé les appétits. Dans le monde anglo-saxon, l’annonce de l’accord avec la France a provoqué un léger trouble, voire un brin d’agacement. Nous nous sommes accrochés et nous avons choisi de jouer le jeu de la co-construction et du respect d’un territoire souverain et sacré. Nous avons bien conscience que nous devons apporter quelque chose en plus. Il ne s’agit pas simplement de s’abriter derrière l’accord qui a été signé. Il faut apprendre à se faire apprécier, respecter et aimer des Saoudiens.

F. L. — De quel modèle le prince héritier s’est-il inspiré ?
G. M. — Mohammed Ben Salmane avait en tête le modèle de Marrakech, qui a été conçue par des architectes français et qui repose sur le respect de la nature, l’usage de matériaux traditionnels, une utilisation intelligente de l’eau et des jardins...

F. L. — On parle de 50 à 100 milliards de dollars d’investissements...

. M. — Je ne confirme pas les chiffres, mais les investissements seront à la hauteur des ambitions. Le master plan est en cours d’élaboration. Il est donc prématuré de le chiffrer. Il sera présenté progressivement, zone après zone, et les premières décisions de principe seront prises vers la fin de l’année.

Il est prévu de construire des infrastructures — routes, eau, énergie, télécoms —, ainsi que des hôtels, des résidences et des villages de tentes de luxe qui seront extrêmement confortables.Il y aura aussi plusieurs musées : un musée archéologique consacré à AlUla où, grâce à la réalité virtuelle, vous pourrez visiter l’ensemble du site. On réfléchit aussi à un éventuel musée des parfums ; et à un musée des volcans. On trouve, en effet, à AlUla, toutes sortes de formations géologiques aux couleurs fantastiques, avec des grès, des schistes, des calcaires, des basaltes et de la roche éruptive volcanique. On évoque également un musée de l’oasis, un musée vivant du cheval, voire un musée du chemin de fer...

On a enfin pensé à une cité de la civilisation arabe à laquelle seraient rattachés des centres de recherche travaillant avec des universités internationales. Mais rien n’est encore figé.

F. L. — Vous le mentionniez à l’instant : l’enjeu de l’eau sera crucial dans un pays qui en consomme 90 % de plus par habitant que la moyenne mondiale. AlUla est un projet qui se veut « green ». Comment concilier ces deux exigences ?

G. M. — Actuellement, l’eau qui alimente les oasis, les palmeraies et la ville elle-même est pompée dans les nappes souterraines, imparfaitement renouvelées. À certains endroits, notamment sur le site d’Hégra, le niveau des nappes, qui était à moins de 10 mètres de profondeur il y a quinze ans, est descendu à 25 mètres. Il est clair qu’il faudra trouver de nouvelles solutions : aller chercher, par exemple, de l’eau dessalée dans la mer Rouge, à 200 km de là, l’acheminer par canalisation et ensuite en faire un usage extrêmement mesuré, notamment en recyclant les eaux usées après purification. Nous avons proposé des systèmes très sophistiqués dont nous sommes familiers avec nos champions français du secteur. Quant à l’énergie, elle devra être renouvelable. Même l’usine de dessalement devra fonctionner à l’énergie solaire.

F. L. — Vous concevez AlUla comme un laboratoire technologique au service du développement durable...

G. M. — Effectivement. le projet est d’autant plus stimulant que nous partons d’une page blanche. Tout est à créer, dans le respect non seulement du passé, mais aussi des principes du développement durable et de la nature. des principes sur lesquels la France, d’une certaine façon, engage sa réputation.

Sachez que nous avons fait insérer dans l’accord une clause qui prévoit la mise en place d’un fonds de dotation pour le patrimoine français, que l’Arabie saoudite abondera et qui servira à financer notamment des ouvrages civils, des ponts anciens, des châteaux de province ou des petites églises qui, contrairement à Notre-Dame, n’ont pas la chance de mobiliser les donateurs. Le montant de ce fonds fera l’objet d’un accord ultérieur.

F. L. — Avec AlUla, que veulent montrer les Saoudiens ? Est-ce, pour eux, un instrument de soft power ?

G. M. — C’est très clairement un vecteur de transformation, assumé comme tel. Une transformation dont les vitrines seront le site d’AlUla, la future ville de neom au bord de la mer Rouge et les stations balnéaires qui verront le jour à proximité.

AlUla, c’est d’abord l’occasion pour les Saoudiens de se réinscrire dans leur histoire millénaire et d’affirmer qu’il y avait là, sur cette terre, avant le Prophète, des civilisations comme les Dadanites et les Nabatéens. C’était aussi le point le plus éloigné de l’empire romain. Et c’était un lieu de passage pour les caravanes qui venaient de la Mecque et de Médine et se dirigeaient vers la Jordanie. Les routes de l’encens et de la myrrhe passaient par AlUla.

AlUla, c’est aussi une ouverture sur le monde. À la différence de La Mecque, dont l’attractivité est religieuse, il va falloir convaincre les touristes. et à ceux qui hésiteraient entre les Seychelles, Pétra et le Machu Picchu, il faudra proposer une offre suffisamment attirante. Je suis sûr que ce sera le cas.

F. L. — Pensez-vous qu’au nom de l’ouverture les Saoudiens soient prêts à s’affranchir de certains interdits religieux ?

G. M. — Oui, je le pense. Mohammed Ben Salmane a manifestement décidé de moderniser son pays à marche forcée, en autorisant par exemple les femmes à conduire et à pénétrer dans les stades. Les choses bougent, le pays est passé à l’ère du numérique ; les réseaux sociaux et WhatsApp sont bien plus développés en Arabie saoudite que chez nous. Mohammed Ben Salmane veut accompagner cette transformation. Et AlUla en est un symbole.

F. L. — Selon vous, Mohammed Ben Salmane est-il en passe de remporter son pari ?

G. M. — La transformation est inévitable. Elle sera plus ou moins bien réussie, mais elle aura lieu. En chemin, il est normal que le prince héritier rencontre des résistances : il combat violemment les islamistes et n’hésite pas à s’attaquer aux conservatismes, même religieux, ainsi qu’à certains membres de sa propre famille. Malgré ces obstacles, il continuera sa tâche de modernisation. D’autant que l’après-pétrole est une formidable chance pour le pays. Les Saoudiens ont suffisamment de réserves d’hydrocarbures pour assurer une transition en douceur vers les renouvelables — le soleil et le vent —, qu’ils possèdent en quantité illimitée. Le processus sera long, car il faut réinventer le modèle social. L’essence était pratiquement gratuite et de nombreuses subventions étaient attribuées aux habitants. Il faut maintenant associer plus étroitement la jeunesse au monde du travail. C’est une préoccupation majeure des dirigeants de la commission royale qui nous ont demandé de les accompagner sur le volet social du projet. Nous avons commencé à former les futurs collaborateurs d’AlUla aux métiers du tourisme et de la muséologie. En vue du prochain festival de musique, une vingtaine de jeunes ont été envoyés à l’école Ferrandi Paris pour apprendre les fondamentaux de la cuisine. Ils travailleront ensuite sur place, aux côtés de chefs étoilés français et internationaux, et prépareront un repas spécial à partir d’ingrédients locaux.

Je considère que la formation professionnelle de jeunes Saoudiens par des institutions françaises constitue un formidable investissement pour renforcer sur le long terme les relations entre la France et le royaume d’Arabie saoudite.

(1) Le royaume nabatéen contrôlait une vaste région couvrant le sud de la Syrie, la Jordanie, la région du Hijaz au nord-ouest de l’Arabie saoudite, le Negev et, sans doute, le Sinaï. Indépendant jusqu’en 106 après J.-C., le royaume a été annexé par l’empereur Trajan qui en a fait une nouvelle province romaine, celle d’Arabie. Pétra, qui se trouve au sud de la Jordanie actuelle, en était la capitale.