Les Grands de ce monde s'expriment dans

Carte blanche à Gérard Longuet

Politique Internationale — Quels sont, selon vous, les atouts et les faiblesses de la politique française vis-à-vis de l’Arabie saoudite ?

Gérard Longuet — L’Arabie saoudite sait que la France est un partenaire industriel et militaire fiable. Dans les domaines où nous entretenons des relations — livraison de navires de surveillance et de combat, d’armements terrestres traditionnels destinés à l’artillerie et aux forces mobiles —, la France ne manque pas à ses engagements. Elle s’efforce par ailleurs de suivre les politiques d’« offsets » demandées par le royaume (c’est-à-dire qu’il existe des contreparties de développement dans nos accords commerciaux).

Au regard des tensions actuelles dans le Golfe et, en particulier, des différends qui opposent aujourd’hui Riyad au monde chiite, il est vrai que la France s’efforce de faire revenir l’Iran dans le circuit international et cherche à inciter l’Europe à agir également en ce sens. Mais jamais les sunnites n’ont eu à se plaindre d’une défection française — même s’il faut bien admettre que notre gestion de la crise syrienne a été d’une prudence absolue. Nos condamnations publiques des innombrables excès du régime de Damas n’ont pas eu de grands effets et n’ont guère modifié la situation sur le terrain.

La France apparaît pour ce qu’elle est : un partenaire prévisible mais modeste et dénué d’ambitions excessives dans cette partie du monde. J’estime qu’elle reste trop discrète sur la question des réseaux islamistes opérant en Afrique alors que sa présence est, au moins dans la bande sahélienne, significative. Cette modestie pourrait apparaître comme une faiblesse si elle ne cachait pas une coopération judicieuse entre les « services » permettant de partager certaines informations cruciales. L’histoire de notre coopération sécuritaire avec Riyad est ancienne et remonte à la prise d’otages de la Grande Mosquée de La Mecque en 1979. Il n’en reste pas moins que, en termes d’influence, la France est loin derrière les États-Unis. Naturellement, elle est respectée, mais elle n’est décisive que lorsqu’elle contribue à organiser un front européen résolu, ce qui ne se produit qu’exceptionnellement. Je pense, par exemple, aux réserves que nous avons émises lors de l’intervention américaine en Irak en 2003 : le monde sunnite estime sans doute aujourd’hui que nous avions raison, à l’époque, de nous méfier de cette intervention lancée sans qu’une solution politique pour l’après-Saddam Hussein n’ait été élaborée au préalable... Force est de constater que, en définitive, c’est l’Iran qui en a tiré l’avantage le plus durable.

P. I. — Selon une note confidentielle des services du renseignement militaire qui a fuité le 15 avril 2019, des armes vendues par la France à l’Arabie saoudite et à ses partenaires de coalition, notamment les Émirats arabes unis, sont utilisées dans le conflit au Yémen. La France a-t-elle raison, politiquement et même moralement, de soutenir le royaume saoudien à l’inverse de l’Allemagne qui a décidé de geler ses ventes d’armes ?

G. L. — Aucun pays n’est obligé de fabriquer des armes et, encore moins, de les vendre. La France le fait en toute lucidité car les recettes de ces exportations lui permettent de disposer d’une véritable indépendance technologique. Ensuite, dès lors que des armes sont vendues, elles seront utilisées. Si l’on excepte les systèmes sophistiqués dotés de « clés de contrôle », le matériel courant, une fois livré, est de fait sous le contrôle de son propriétaire ou de son détenteur effectif.

Pour des raisons historiques compréhensibles et en raison de son refus d’intervenir quand sa sécurité immédiate n’est pas menacée, l’Allemagne, bien qu’elle s’efforce de soutenir son industrie de défense, soumet cette dernière aux variations des rapports de force politiques du moment. Ce n’est pas le seul pays européen à le faire, mais c’est le plus important. Pour la France, en revanche, la discipline en matière d’exportation passe par le respect des décisions multilatérales qu’ont adoptées les Nations unies. Ces décisions multilatérales sont connues, prévisibles, et leur mise en œuvre ne dépend pas des équilibres politiques internes. C’est notre choix et je le crois bon.

P. I. — Manifestement, Mohammed Ben Salmane affiche pour ambition de mettre la monarchie saoudienne au diapason de la modernité. N’y a-t-il pas là une occasion historique pour la France de marquer sa présence culturelle, économique et militaire en Arabie saoudite ?

G. L. — L’avenir de la société saoudienne est sans doute le point le plus difficile à traiter pour la France. Nous n’avons pas de leçons à donner ou de modèles à proposer ; mais nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur les conséquences d’une démographie à la croissance exponentielle dans un pays où l’association de tous à un projet économique et social commun a sans doute été rendue difficile par la force de la tradition et par l’abondance de la rente pétrolière. Manifestement, Mohammed Ben Salmane a pris la mesure de ce défi ; mais les modalités de mobilisation de tout un peuple ne sont pas d’une mise en œuvre évidente. La France peut aider Riyad dans certains domaines où elle possède un savoir-faire reconnu. Choisissons quelques points de coopération et tenons- nous-y, dans les secteurs où notre excellence ne supporte pas la contestation : l’armement ; l’aéronautique et le spatial ; l’énergie et, spécialement, le nucléaire ; mais aussi l’agriculture et l’agro- alimentaire. Avons-nous les hommes pour mener ces missions à bien ? Notons en tout cas, en forme de boutade, que pour ce qui concerne le luxe, la présence française est déjà assurée !