Politique Internationale — Selon plusieurs spécialistes de la région, la guerre entre les rebelles chiites houthis et le pouvoir yéménite serait en réalité un conflit par procuration entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Dans un tel cas, la France peut-elle soutenir l’Arabie saoudite et, en même temps, ne pas se retirer du traité sur le nucléaire iranien comme l’ont fait les États-Unis ?
Jean-François Copé — La France, fidèle à sa vocation de puissance d’équilibre, doit faire entendre une voix originale au Moyen-Orient. Si l’Arabie saoudite est, pour nous, un partenaire sécuritaire et économique de premier plan, la complexité de l’Orient nous impose néanmoins de jouer un rôle de médiateur : si nous devons rester les alliés des Saoudiens, nous ne devons pas, pour autant, nous aligner sur eux.
Le (relatif) retrait américain de la région, entamé par Barack Obama et pérennisé sous Donald Trump, nous offre une fenêtre d’opportunité pour nous imposer dans ce rôle de médiateur que je viens d’évoquer. Nous n’avons pas à prendre parti dans le conflit du Yémen pour l’une ou l’autre des forces en présence — ce que nos concurrents russes ou même, de façon plus discrète, nos alliés allemands ont vite compris.
En suivant la même logique, la France a raison de continuer à défendre l’accord sur le nucléaire iranien, ne serait-ce que de façon symbolique. Y renoncer risquerait de pousser Téhéran un peu plus à l’isolement, de renforcer l’aile dure du régime iranien et de convaincre celui-ci de cesser toute forme de collaboration avec les États signataires et l’Agence internationale de l’énergie atomique. Ce qui reviendrait à accroître la déstabilisation de la région et les menaces pesant sur Israël et l’Arabie saoudite !
En échange de notre engagement à préserver l’accord — matérialisé par le dispositif INSTEX mis en place pour maintenir les échanges commerciaux avec Téhéran —, nous devons nous montrer intraitables sur le programme balistique iranien, qui est une source de préoccupation majeure pour la communauté internationale.
Bref, avec l’Arabie saoudite comme avec l’Iran nous devons adopter un dosage subtil de fermeté, de dialogue et de coopération, sans perdre de vue nos intérêts et nos valeurs.
P. I. — Alors que la « politique arabe de la France », initiée sous de Gaulle, n’est plus qu’un mythe, une « politique saoudienne » de la France est-elle possible ?
J.-F. C. — La France n’a pas vocation à se faire le relais d’un pays particulier, au risque de se marginaliser. Or, depuis des années, faute de vision stratégique et de perspective d’ensemble, nous avons perdu du terrain au profit d’acteurs beaucoup plus conscients de leurs intérêts et de la complexité des enjeux, comme la Russie et la Turquie, ou même l’Allemagne qui nous devance largement en termes d’investissements. Je pense, au contraire, que nous devons retrouver une politique arabe ou, plutôt, une politique arabo-musulmane — qui englobe l’Iran et la Turquie — intelligente, plus à l’écoute de cet Orient compliqué et sans a priori. Et garder en tête qu’aucun acteur régional ne peut prétendre à l’hégémonie au Moyen-Orient. Une telle politique, fidèle à la tradition gaullienne, nous permettrait de prendre de la hauteur et de gagner en indépendance.
La politique saoudienne de la France ne devrait pas se focaliser sur la seule dimension militaire et sécuritaire — terrain sur lequel les Russes et les Américains ont une longueur d’avance sur nous. Elle devrait se concentrer également sur les coopérations multiples que nous avons à engager et à poursuivre avec Riyad. La volonté réformatrice de Mohammed Ben Salmane, en matière de droits des femmes ou de développement du tourisme, doit être vivement encouragée et soutenue. Nous devons accompagner nos amis saoudiens dans leurs efforts de modernisation, sans pour autant faire preuve de naïveté. Ces manifestations — encore timides — d’ouverture peuvent être l’occasion, pour la France, d’asseoir son influence dans ce pays et dans cette région, en conciliant ses intérêts et ses valeurs, à travers son statut de grande puissance culturelle mondiale : je pense au projet franco-saoudien de construction d’un opéra à Djeddah ou au partenariat noué autour du site archéologique d’AlUla, au potentiel immense. Notre langue et notre culture doivent être amplement diffusées et enseignées afin de contrecarrer le déclin de notre influence dans le monde arabe. Ne négligeons pas le soft power, surtout dans un contexte où un islam à la tonalité souvent radicale est utilisé comme instrument de projection idéologique, financière et politique.
P. I. — Dans le conflit qui oppose l’Arabie saoudite au Qatar, la position française ne vous semble-t-elle pas ambiguë ou, pour le moins, hésitante ? En d’autres termes, peut-on être « l’ami de tout le monde » ?
J.-F. C. — Notre pays entretient de bonnes relations avec les deux protagonistes, ainsi qu’avec les Émirats arabes unis qui se tiennent aux côtés des Saoudiens contre Doha. La question n’est pas de savoir si l’on peut être « l’ami de toute le monde » car, pour paraphraser lord Palmerston, « nous n’avons pas d’amis ou d’ennemis permanents, nous n’avons que des intérêts permanents ». Utilisons donc ces relations privilégiées avec l’ensemble des acteurs régionaux pour les inciter à amorcer un rapprochement et un semblant de dialogue. Le Conseil de coopération du Golfe est déserté par le Qatar : la France, appuyée par l’Union européenne, serait bien inspirée de lancer une conférence sur la sécurité au Moyen-Orient afin de favoriser le dialogue et la recherche d’une issue à cette crise qui fragilise toute la région.