Denis Bachelot — Qu’est-ce qui, dans votre parcours personnel et politique, vous a conduit à vous intéresser à la politique étrangère en général et à l’Arabie saoudite en particulier ?
Jean-Marie Bockel — Comme c’est souvent le cas dans une vie active, il y a eu une part de hasard. Ma fonction actuelle de président du groupe d’amitié France-Pays du Golfe revient traditionnellement à un élu centriste. Je précise que j’avais déjà présidé le sous-groupe Oman au sein de ce même groupe d’amitié France-Pays du Golfe de 2011 à 2014. Il faut dire, également, que j’ai une longue expérience des questions internationales : avant le groupe actuel, j’ai présidé celui des pays baltes ; et j’ai aussi été secrétaire d’État à la Coopération en 2007-2008. J’ajoute que, jeune élu socialiste en 1981, j’ai à cette époque présidé le groupe d’amitié France-Mozambique à l’Assemblée nationale durant quatre ans et j’ai conservé, depuis, des liens forts avec l’Afrique. D’ailleurs, je suis actuellement président délégué du groupe Afrique centrale pour le Congo-Brazzaville. Enfin, cela ne vous surprendra pas, je suis aussi vice-président du groupe France- Allemagne.
Pour ce qui concerne spécifiquement la région du Golfe, je m’intéresse de longue date à l’histoire de cette partie du monde. J’ai lu, dans ma jeunesse étudiante, le livre référence de Jacques Benoist-Méchin sur Ibn Seoud, le fondateur de l’actuelle dynastie — une saga épique sur l’histoire du royaume. J’en ai tiré une certaine profondeur de vue sur l’Arabie saoudite. Lorsque j’ai été reçu par l’ambassadeur saoudien à l’occasion de ma prise de fonctions, il a été surpris de m’entendre parler de l’histoire de son pays ! Cette entrée en matière, de fait, a créé un très bon climat relationnel entre nous.
D. B. — Quel est le rôle de votre groupe parlementaire dans les rapports entre la France et le royaume saoudien ?
J.-M. B. — Rappelons d’abord qu’il existe 89 groupes d’amitié au Sénat. Contrairement à l’Assemblée nationale, bon nombre de ces groupes sont des groupes régionaux. C’est le cas de celui que je préside, qui rassemble les six pays du Conseil de coopération du Golfe. Cette approche transversale permet de mutualiser des moyens qui, sinon, seraient dispersés entre plusieurs groupes ; elle permet aussi d’avoir un regard plus large qui aide à mieux appréhender certains sujets communs à ces pays.
Les groupes d’amitié représentent un outil diplomatique d’importance qui nourrit les relations bilatérales, en particulier entre les Parlements des différents pays. Le point fondamental est que cette diplomatie ne doit pas être antinomique de celle du gouvernement : elle doit être distincte de l’exécutif mais menée en étroite concertation avec lui. En outre, elle ne doit pas être une diplomatie partisane ; au sein d’un même groupe, les différences de sensibilité politique doivent s’effacer au profit d’une vision cohérente qui sert les intérêts de la France.
Nous avons également un rôle économique puisque nous facilitons les liens entre les acteurs de part et d’autre et soutenons les entreprises et les investisseurs français. Par surcroît, nous organisons régulièrement au Sénat, en collaboration avec des acteurs économiques comme le Medef, Business France ou les Chambres de commerce, des colloques qui rencontrent un réel succès et qui sont des moments privilégiés pour les prises d’informations et de contacts.
D. B. — Comment qualifieriez-vous, aujourd’hui, les relations entre Paris et Riyad ?
J.-M. B. — Elles sont bonnes ! Plusieurs éléments en témoignent : tout d’abord, la coopération en matière de sécurité, spécialement dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. En deuxième lieu, il existe entre les deux pays d’importantes relations économiques, ce dont l’opinion publique française n’a pas toujours suffisamment conscience. Enfin, et c’est encore moins connu quoique d’une importance croissante, la France est un acteur important sur le plan culturel dans ce pays, en particulier à travers la mise en valeur de la région nabatéenne d’AlUla : un gigantesque projet touristique, archéologique et culturel, situé dans une zone exceptionnellement riche en vestiges archéologiques et paysages naturels intacts. Le royaume saoudien a confié à la France le développement de ce projet de plusieurs dizaines de milliards de dollars en raison de son savoir-faire touristique et de son image culturelle.
D. B. — Peut-on considérer que l’affaire Khashoggi, qui a secoué l’opinion publique mondiale, est révélatrice de l’état politique de l’Arabie saoudite ?
J.-M. B. — Il est vrai que cette affaire a choqué l’opinion publique mondiale, mais je pense qu’elle a aussi choqué en Arabie saoudite. Le déni des premiers jours a, en particulier, porté un coup à la crédibilité du discours officiel. Il me semble que les autorités saoudiennes ont, dans un second temps, pris conscience de la gravité des faits et du tort que le scandale causait à l’image de leur pays. Aujourd’hui, un certain nombre de personnes ont été arrêtées et sont en cours de jugement. Nous ne savons pas encore tout de l’enquête, même s’il semble que des responsables de haut niveau sont au nombre des personnes appréhendées. Ce qu’on peut dire, à ce stade, c’est que cette histoire pose d’abord la question d’une société conservatrice, parfois fermée, tribale et, en même temps, en pleine mutation.
D. B. — Justement, le nouvel homme fort du royaume, le prince Mohammed Ben Salmane (MBS), s’appuie sur de nouvelles forces vives : jeunesse éduquée, technocrates formés à l ’international, génération montante de businessmen, femmes actives... Pensez-vous qu’une transition de la société saoudienne vers plus de liberté, notamment en ce qui concerne la religion, et vers plus d’égalité, plus particulièrement pour la situation des femmes, pourra se faire sans confrontations brutales ?
J.-M. B. — Des transformations majeures traversent la société saoudienne et MBS se veut le promoteur de ces changements, même s’ils ne datent pas de son accession au statut de prince héritier. Quand vous visitez le pays, vous découvrez des universités où 60 % des étudiants sont des femmes ; vous découvrez également des mini-Silicon Valley qui fourmillent de start-up dont les dirigeants sont souvent des femmes ; dès lors, vous ne pouvez que constater que l’évolution de la société n’a pas commencé depuis seulement deux ans. Du fait de leur statut juridique inférieur — en ce qui concerne l’héritage, par exemple —, les femmes, pour trouver une place au sein de la société, ont naturellement tendance à faire plus d’études que les hommes et à s’engager fortement dans la vie professionnelle. On peut légitimement penser que ce phénomène aura une influence profonde sur la société — d’autant qu’il ne concerne pas seulement les femmes des classes supérieures, puisque celles des classes plus modestes y participent également. MBS a amplifié et conforté des processus qui avaient commencé avant lui. L’exemple le plus emblématique de cette volonté d’aller de l’avant, c’est l’autorisation de conduire donnée aux femmes. Il est impressionnant de voir, comme je l’ai vu à Djeddah, des écoles équipées des matériels les plus modernes pouvant accueillir des milliers d’élèves de sexe féminin.
D. B. — Peut-on dire aujourd’hui que les forces du changement l’emportent sur celles du conservatisme ?
J.-M. B. — Les forces de changement sur lesquelles s’appuie MBS partagent une vision à long terme qui s’exprime d’abord dans le projet de modernisation économique du pays, la « Vision 2030 ». Mais rien n’est acquis d’avance dans un univers où la question religieuse et parfois même ses expressions extrêmes pèsent encore sur la société.
C’est dans ce contexte de tensions que, fin 2017, MBS a assigné à résidence — pour ne pas dire plus — un certain nombre de princes, de ministres et d’hommes d’affaires de premier plan à l’hôtel Ritz-Carlton de Riyad. Ce faisant, il ne cherchait pas seulement à mettre au pas ses ennemis politiques mais, surtout, à remettre en cause la société traditionnelle des princes et des résistances claniques. Aujourd’hui, le « système MBS », qui bénéficie toujours du soutien du roi et, comme je l’ai dit, des forces vives du pays, tient bien le coup — et cela, alors qu’il y a quelques mois encore le prince héritier pouvait passer pour un paria aux yeux du monde et faisait l’objet d’une campagne de presse internationale où les médias le diabolisaient, après l’avoir encensé en tant qu’acteur d’ouverture et de progrès.
D. B. — Diriez-vous, pour autant, que cette transformation de la société saoudienne est inéluctable ?
J.-M. B. — Je n’emploierais pas le terme « inéluctable » pour caractériser les évolutions en cours. Ces évolutions, importantes et parfois spectaculaires, sont, je le répète, le fruit d’une volonté politique très forte et d’une vision de l’avenir du pays. Nous avons évoqué les résistances à cette vision, qu’elles soient politiques, religieuses ou sociales ; n’oublions pas, non plus, que les restrictions budgétaires dues à la baisse des revenus pétroliers depuis 2014 ont affecté la générosité de l’État-providence qui fonde le pacte social saoudien, basé sur une large redistribution de la manne pétrolière vers la population. Bref, les tensions sont nombreuses.
Il me semble, par ailleurs, que les observateurs et commenta- teurs occidentaux devraient prendre garde à ne pas juger le reste du monde à l’aune de leurs propres conceptions politiques. L’exemple chinois montre qu’il est possible de promouvoir progressivement une ouverture économique sans accepter pour autant une ouverture politique. C’est le propre des démocraties occiden- tales de penser que liberté économique et liberté politique sont indissociablement liées. Mais, de plus en plus fréquemment, des exemples en Asie, en Afrique — et même certaines tendances à l’œuvre en Europe — nous rappellent que notre vision des choses n’est pas universelle. C’est pourquoi, en ce qui concerne l’Arabie, plus que d’ouverture, je parlerai de modernisation du pays, dans ses approches et dans ses pratiques.
D. B. — L’Arabie saoudite va-t-elle réussir à diversifier ses activités pour échapper à sa dépendance exclusive à l’égard du pétrole ?
J.-M. B. — Il n’est pas plus facile de prédire l’avenir économique de l’Arabie saoudite que celui de l’Europe ! Dans les deux cas, il existe des atouts et des faiblesses. Il est certain que, de notre point de vue d’Européens confrontés aux déficits budgétaires et au chômage, la manne pétrolière est nécessairement vue comme un élément qui doit permettre de financer les réformes. Il est incontestable, aussi, que l’Arabie saoudite éduque sa jeunesse et que celle-ci représente, sans jeu de mots facile, un gisement considérable de ressources humaines.
Quant à la fragilité que provoque la dépendance à l’égard du pétrole, l’Arabie saoudite, comme ses voisins, en a pleinement conscience, et elle se donne les moyens d’y remédier. Mais le vrai défi est, pour moi, d’abord démographique. Le risque, pour le royaume, réside moins dans l’épuisement de ses ressources pétrolières, qui sont immenses, que dans une croissance de sa population si rapide que la manne pétrolière ne suffira plus à financer le modèle économique actuel. Ce danger est réel. C’est ce qui explique en bonne partie la vigueur de la politique réformatrice de MBS : il sait que le temps est compté.
D. B. — Vous l ’avez évoqué : le prince héritier a lancé son pays dans un gigantesque programme de développement économique appelé « Vision 2030 », qui mise prioritairement sur le tourisme, sur les nouvelles technologies et sur la finance. Dans quelle mesure êtes-vous tenu au courant de la marche de ce projet ?
J.-M. B. — Nous sommes effectivement informés de ces développements, en particulier à travers les auditions que nous effectuons au Sénat. Nous avons récemment auditionné, par exemple, la Française Leïla Nehmé, directrice de recherche au CNRS, qui supervise les fouilles archéologiques sur le site d’AlUla. Et nous effectuons des missions sur place qui nous permettent d’échanger avec nos homologues du Majlis, l’assemblée consultative d’Arabie saoudite qui a un rôle de proposition face au pouvoir exécutif, ou de rencontrer des responsables gouvernementaux ou des dirigeants d’entreprise.
D. B. — Existe-t-il un véritable espace pour les intérêts économiques français en Arabie saoudite, au vu de la présence archi-dominante des intérêts américains ?
J.-M. B. — Comme de nombreux autres pays, l’Arabie saoudite comprend qu’il est dangereux de s’enfermer dans un tête-à-tête avec un seul grand partenaire. Naturellement, les États-Unis, pour les raisons historiques que chacun connaît, sont le partenaire privilégié de Riyad — et la position américaine sur le dossier iranien a encore conforté cet état de fait. Il n’empêche : les perspectives des entreprises françaises sont réelles dans un contexte où la (relative) raréfaction des moyens financiers due à la baisse des prix du pétrole amène les Saoudiens, ainsi que les autres pays du Golfe, à rechercher plus que jamais les solutions les plus avantageuses du point de vue du rapport coûts/bénéfices. Nous aurons des occasions à saisir, si nous savons nous montrer compétitifs.
D. B. — Quel message adressez-vous aux entreprises françaises désireuses de s’implanter dans la région du Golfe ?
J.-M. B. — Qu’elles ont des parts de marché à y prendre — même si dans cette zone, comme partout dans le monde d’ailleurs, il est compliqué de gagner de nouveaux clients. Au-delà des aspects concrets de compétitivité que je viens d’évoquer, j’insiste sur la nécessité, pour les hommes d’affaires français, de porter un regard respectueux sur leurs interlocuteurs. Les gens du Golfe ne souhaitent pas être vus comme des « machines à cash » et sont sensibles à la considération dont on fait preuve à leur égard pour leur savoir-faire, leur capacité entrepreneuriale et leur sens de l’intérêt général. Il ne faut pas donner l’impression que nous pensons que leurs ressources sont inépuisables et que nous sommes là seulement pour profiter de la manne. En tout état de cause, il faudra batailler pour remporter ces marchés, ne serait-ce que parce que les autorités locales se montrent de plus en plus exigeantes quand elles examinent les réponses à leurs appels d’offres. Or je constate qu’il y a parfois, chez certains Français, une telle confiance dans nos produits et dans notre expertise qu’ils abordent les marchés de cette région avec, peut-être, un peu trop de certitudes...
Mais tous ces avertissements ne doivent pas décourager les entreprises françaises, au contraire ! Je le dis une fois de plus : il y a une place pour elles dans cette région du monde. Dans tous les pays du Golfe que j’ai visités, les interlocuteurs m’ont dit : « Venez, les Français, venez ! Ne croyez pas que tel ou tel de nos partenaires doit nécessairement passer avant vous. Vous n’êtes pas assez présents chez nous ; nous vous attendons, nous voulons nous diversifier, nous ne voulons pas être tributaires d’un seul pays étranger... » Il ne faut pas négliger la dimension culturelle de la France et son capital de sympathie ! Enfin, il ne faut pas oublier l’aspect géopolitique de nos relations : la France est aussi appréciée parce qu’elle est une puissance moyenne indépendante qui sait se faire entendre, qui sait prendre ses responsabilités et qui sait s’engager — comme le montre notre action au Sahel, par exemple. J’invite les entreprises françaises à prendre conscience de toutes ces potentialités et à utiliser tous les outils dont elles disposent, en particulier les services des ambassades, pour aborder les marchés du Golfe.
D. B. — La Chine est-elle également en passe de devenir un concurrent sérieux sur les marchés du Golfe ?
J.-M. B. — La Chine est désormais un concurrent très sérieux... sur tous les marchés du monde ! En la matière, les pays du Golfe ne font pas exception, même s’ils ne constituent pas la priorité des priorités pour Pékin. Ce que la Chine souhaite avant tout, c’est exercer son contrôle sur les flux commerciaux qui traversent la région selon une ligne qui relie les installations chinoises de Gwadar (au Pakistan) à Djibouti.
D. B. — Quelle est, aujourd’hui, la position de l’Arabie saoudite sur l’évolution des cours du pétrole qui, dernièrement, ne cessent de grimper ?
J.-M. B. — En toute logique, l’Arabie saoudite s’est engagée auprès de son grand allié américain à tâcher d’amortir les conséquences de sa politique sur les cours du pétrole. De façon générale, la politique saoudienne est, depuis longtemps, un élément stabilisateur du marché pétrolier : Riyad souhaite traditionnellement limiter les variations trop brutales des cours car ces chocs ont un effet déstabilisateur pour les producteurs eux-mêmes et poussent les clients à chercher d’autres sources d’approvisionnement en énergie.
D. B. — L’image de l’Arabie saoudite a été souvent assimilée à l’obscurantisme religieux et au djihadisme (comme chacun sait, quinze des dix-neuf terroristes du 11 Septembre étaient saoudiens, de même qu’Oussama Ben Laden). Estimez-vous que cette réputation est injustifiée ?
J.-M. B. — Il faut bien admettre que la société saoudienne a connu une période d’ambiguïté sur ces questions. Il faudrait être aveugle pour le nier. Toutefois, la situation a bien changé ces dernières années. Les dirigeants saoudiens, de même que ceux des autres pays du Golfe, ont pris conscience que le radicalisme religieux lié au djihadisme voulait renverser les monarchies et s’opposait absolument à leur volonté de modernisation. Aujourd’hui, les pays du Golfe, l’Arabie saoudite en tête, ont le sentiment d’affronter le même problème que nous et de mener un combat commun avec nous autres Français et Occidentaux. Nous avons renforcé une coopération déjà ancienne dans la lutte contre la radicalisation et le terrorisme. Les autorités saoudiennes ont fortement accru leur contrôle sur les circuits de financement et de diffusion de la version dévoyée de la religion musulmane que propagent les djihadistes. Elles ont également encouragé la Ligue islamique mondiale, qui avait une image très conservatrice, à entamer une évolution vers une ligne plus modérée. L’élection récente d’un secrétaire général saoudien partisan d’une ligne d’ouverture au monde extérieur et de fermeté face au radicalisme politico-religieux va, sans conteste, dans le bon sens.
Par ailleurs, j’en ai déjà parlé, nous assistons à une réduction de la mainmise des religieux sur des pans entiers de la vie sociale. Pour toutes ces raisons, il faut remettre en cause les idées reçues. Mais soyons clairs : il s’agit toujours d’un pays profondément conservateur où la religion joue un rôle considérable, ce qui entraîne nécessairement des différences majeures avec le modèle occidental. Une nouvelle fois, prenons garde à ne pas oublier que notre modèle n’est pas aussi universel que nous l’avons souvent affirmé...
D. B. — Le royaume saoudien est engagé au Yémen dans une guerre qui affecte durement les populations civiles. La France est accusée par certaines ONG, mais aussi par des représentants politiques nationaux, d’être complice de ces exactions en raison de ses ventes d’armes à Riyad. Peut-on prétendre incarner les droits de l’homme tout en vendant des armes à l’Arabie saoudite aujourd’hui ?
J.-M. B. — Pour commencer, il est important de rappeler que c’est l’honneur de la France de posséder une armée digne de ce nom, capable d’être opérationnelle sur des théâtres lointains. Or pour disposer d’une armée performante, il faut une industrie de l’armement ; et pour avoir une industrie viable, il faut vendre des armes ! Je réprouve l’attitude hypocrite de certains pays qui, comme l’Allemagne, font la morale mais vendent des armes à des belligérants à travers des pays tiers et n’assument pas les mêmes responsabilités que nous en matière de défense ! Nos ventes d’armes dans les pays du Golfe s’effectuent déjà depuis de longues années dans le cadre d’accords de défense passés entre la France et les pays concernés. Nous possédons d’ailleurs des bases militaires dans cette région, notamment aux Émirats. Ces accords de défense et ces ventes d’armes s’inscrivent au cœur de la stratégie géopolitique de la France dans cette région du monde où nous avons des intérêts à long terme, avec 40 000 ressortissants français présents, un engagement fort pour la sécurité de nos approvisionnements énergétiques et la liberté de circulation maritime, sans oublier notre action en matière de lutte contre le terrorisme.
En tant que parlementaire, je rappellerai également que, dans l’équilibre institutionnel de la Ve République, les affaires étrangères relèvent d’abord de la responsabilité de l’exécutif. Or, que dit le gouvernement aujourd’hui ? Le ministre des Affaire étrangères, Jean-Yves Le Drian, que nous avons récemment auditionné sur ce sujet, qualifie la guerre au Yémen de « sale guerre » au vu de ses conséquences effroyables sur la population civile. Il affirme, dans le même temps, que la France a strictement respecté ses engagements au titre du Traité sur le commerce des armes. Il souligne que les ventes d’armes s’inscrivent dans une procédure extrêmement exigeante : une commission spécialisée très rigoureuse proscrit les transferts lorsqu’il existe un risque que les armes soient utilisées pour des attaques dirigées contre des civils. Par surcroît, les exportations d’armements de la France font l’objet de rapports annuels présentés au Parlement (et accessibles au public). C’est la raison pour laquelle je considère que, en l’état, il n’y a pas lieu de demander une commission d’enquête sur ce sujet, contrairement à ce que certains réclament.
À nous, parlementaires, d’utiliser les moyens que la Constitution nous confère pour contrôler l’action du gouvernement, tout spécialement la dimension relevant du secret-défense. Le Sénat procède régulièrement à des auditions sur la situation au Yémen, au niveau des ambassadeurs — et, particulièrement, de notre ambassadeur au Yémen —, des chercheurs et des représentants d’ONG. La situation est terriblement complexe. Il n’y a pas les gentils d’un côté et les méchants de l’autre ; la genèse du conflit remonte à une quarantaine d’années et les torts sont partagés.
D. B. — La France peut-elle jouer un rôle dans la recherche d’un règlement pacifique ?
J.-M. B. — La France s’efforce, vous vous en doutez, de soutenir un règlement pacifique du conflit. Chacun a pu constater que nous appuyons l’action de Martin Griffith, l’envoyé spécial de l’ONU pour le Yémen, et que, chaque fois que le droit humanitaire international est violé, nous n’hésitons pas à le dire à l’ensemble des protagonistes sans exception.
Ce qui se passe au Yémen est une catastrophe et un immense défi pour l’ensemble de la communauté internationale. La France, je le répète, fait ce qu’elle peut. Nous parlons avec tout le monde afin de trouver une solution. Notre pays est également attentif aux évolutions sur le terrain, en particulier au début de mise en œuvre des opérations de redéploiement et de cessez-le-feu prévues par l’accord de Stockholm signé le 13 décembre dernier sous la supervision des Nations unies et dont nous avons été partie prenante.
D. B. — Paris entretient des liens de proximité à la fois avec l’Arabie saoudite et avec le Qatar — deux pays dont la rivalité est bien connue. Comment la France se positionne-t- elle dans cet affrontement régional ?
J.-M. B. — La position de la France est très claire, que ce soit au niveau de l’exécutif ou du Parlement : comme je viens de le dire, nous parlons à tout le monde. Nous ne sommes pas partie prenante à cette querelle et nous maintiendrons cette ligne. Nous encourageons les deux côtés à tâcher de surmonter leurs différends et, d’abord, à dialoguer. Nous coordonnons nos efforts avec ceux de nos amis dans la région, comme le koweït ou Oman, qui s’efforcent de jouer un rôle de médiateurs. Et parce que nous sommes la France et que nous respectons scrupuleusement ce souci d’équilibre en dépit des pressions de part et d’autre, les deux parties acceptent notre position médiane.
D. B. — De la même manière, l’Arabie saoudite et l’Iran sont en conflit ouvert pour s’imposer comme puissance régionale dominante et comme leader politico-spirituel du monde musulman. La France est proche de Riyad, mais elle cherche aussi, naturellement, à préserver ses intérêts économiques avec l’Iran. Jusqu’où, selon vous, peut-on concilier des intérêts contradictoires ?
J.-M. B. — J’aurais tendance, dans un premier temps, à relativiser, sans la nier, la dimension purement religieuse du conflit. On a connu de longues périodes dans l’histoire où cette confrontation n’existait pas. Il y a peut-être une tendance un peu rapide à dissimuler les enjeux de pouvoir et d’influence derrière des motivations religieuses. Cela dit, il n’y a pas de contradiction dans la position de la France. La France est attachée à une conception multilatérale des relations internationales, fondée sur la négociation plutôt que sur les épreuves de force. Nous ne sommes pas, face à l’Iran, dans le camp des va-t-en guerre. La logique binaire des États-Unis accroît mécaniquement les risques d’affrontement. Le Moyen-Orient va mal, il n’a pas besoin de ce conflit ! On peut aussi se demander, concernant l’Iran, s’il est judicieux de déstabiliser les responsables les plus ouverts au dialogue, qui ont négocié l’accord sur le nucléaire, au profit des plus extrêmes qui, eux, avaient rejeté ce traité... Malheureusement, l’Europe n’est pas assez forte, politiquement, pour imposer ses préférences.
Nous restons convaincus que seuls le dialogue et la définition d’une position globale de la communauté internationale peuvent apaiser les tensions. Avec une réserve, toutefois : lorsque l’Iran joue un jeu dangereux par son activisme hors de ses frontières ou par la montée en puissance de son programme balistique, la communauté internationale doit lui opposer un discours de vérité et de fermeté.
D. B. — Au niveau de la géostratégie régionale, vous venez de l’évoquer, on voit de plus en plus s’affirmer une alliance entre les États-Unis, l’Arabie saoudite et Israël, face à un axe Russie-Iran-Syrie. Selon vous, cette confrontation de bloc à bloc peut-elle s’apaiser ?
J.-M. B. — Malheureusement, les deux issues sont possibles. Dans l’absolu, on peut penser que les deux grandes puissances n’ont pas intérêt à un embrasement généralisé de la région. Et la Chine, moins directement impliquée, encore moins. Mais un dérapage est toujours possible. En outre, dans quelle mesure les États-Unis et la Russie contrôlent-ils leurs protégés ? Au final, je parierais plutôt sur la stabilité... mais sans garantie !
D. B. — Quelle est la position exacte de la Turquie dans cette configuration des alliances ? Ce pays, qui est à la fois le partenaire de Riyad — avec des échanges économiques très actifs de part et d’autre et des intérêts géostratégiques parfois concordants comme durant le conflit syrien — et le rival du royaume sur la scène moyen-orientale a lui aussi l’ambition d’exercer un leadership régional...
J.-M. B. — Plus que l’ambiguïté de sa relation avec l’Arabie saoudite, spectaculairement démontrée à l’occasion de l’affaire khashoggi, il me semble que ce qui est décisif, pour la Turquie, c’est qu’elle est tiraillée entre les États-Unis et la Russie. Cette valse-hésitation crée une situation d’une très grande complexité, en particulier vis-à-vis de l’Otan, dont la Turquie est membre...
D. B. — Là encore, la France peut-elle faire entendre, selon une tradition que l’on pourrait qualifier de « gaullienne », sa propre petite musique ?
J.-M. B. — La France est constante dans son analyse. C’est pour cette raison qu’elle s’oppose aux sanctions unilatérales américaines contre l’Iran. C’est pour cette raison, aussi, qu’elle continue de participer aux initiatives visant à renforcer l’autonomie stratégique européenne. Cette autonomie stratégique ne se limite pas aux questions de défense ; elle touche également les dimensions industrielles, financières... Mais il est vrai que, pour l’instant, l’Europe a du mal à peser en tant que telle.
En conclusion, et de manière plus générale, je pense qu’il existe un nouvel espace pour le multilatéralisme. Un espace qui permet à des puissances moyennes soucieuses d’assumer leur rang, comme la France, de jouer un rôle international — surtout si elles sont capables d’agir ensemble. C’est pourquoi je regrette tout particulièrement l’effet du Brexit, qui a affaibli le lien entre les deux seules puissances européennes capables d’agir militairement à l’extérieur.
Les trois grandes puissances dominantes sont, on le voit chaque jour, en attente de partenariats avec des pays influents dans un monde à nouveau multipolaire. Pour que ces partenariats puissent se concrétiser, pour que nous apparaissions comme des partenaires réellement fiables, il est impératif que nous défendions nos outils d’influence — qu’ils soient économiques, linguistiques et culturels, ou encore géostratégiques. Notre siège au Conseil de sécurité est, à cet égard, essentiel. Je l’affirme une fois encore : la France doit conserver et renforcer son rang de puissance moyenne globale.