Politique Internationale — Quel est, selon vous, le bilan des relations stratégiques, économiques et politiques franco- saoudiennes ?
Michèle Alliot-Marie — L’Arabie saoudite est un pays immense (21 % de la superficie de l’Europe, quatre fois celle de la France), riche et souvent montré du doigt dans le monde occidental.
La France a reconnu l’Arabie saoudite dès sa création en 1926 mais il a fallu attendre la fin du XXe siècle, sous l’impulsion de Jacques Chirac, pour que s’établissent des échanges politiques réguliers. La relation de confiance avec le roi Abdallah a permis de développer une coopération dans des domaines multiples : stratégique, technologique, économique et culturel. Cette coopération repose sur une vision commune des défis à relever au XXIe siècle : nécessité du multilatéralisme, lutte contre le terrorisme, stabilisation de la région, solution au conflit israélo- palestinien puis syrien, action en faveur du développement durable.
Dans le domaine économique, nos échanges sont certes modestes (le royaume n’est que le 22e partenaire commercial de la France) mais équilibrés et en augmentation depuis une dizaine d’années. Il est vrai que les compétences françaises sont particulièrement reconnues dans les technologies de pointe, le nucléaire, la sécurité, les transports, la santé, le tourisme et la culture. Certes, la prééminence britannique autrefois et aujourd’hui américaine est évidente. Les États-Unis tirent profit du poids de leur économie et du dollar ainsi que de leur présence militaire forte en Arabie saoudite et dans la région. Toutefois, le roi Abdallah, comme d’autres dirigeants du Golfe, s’est toujours montré soucieux de ne pas apparaître totalement dépendant de la seule volonté américaine, ce qui l’a conduit à diversifier une part de ses approvisionnements.
Nos résultats pourraient sans doute être encore meilleurs si nos grands industriels s’investissaient davantage dans la conquête de ce marché, en évitant les compétitions stériles, en nouant des relations directes avec les responsables saoudiens (ils délèguent trop souvent sur le terrain et dans les discussions leurs directeurs techniques, ce qui est considéré comme un manque de respect), et en comptant moins sur l’intervention du politique.
Certes, il existe un lien fort entre échanges économiques et relations diplomatiques, mais certainement moins qu’autrefois. Les Saoudiens savent compter. Ils font pleinement jouer la concurrence et veillent aux retombées secondaires des marchés en termes de transferts technologiques et d’emploi. L’arrivée sur le marché du travail de plusieurs centaines de milliers de jeunes Saoudiens est, en effet, pour le gouvernement, une préoccupation majeure que nous devons intégrer dans la négociation des contrats.
P. I. — En quoi l’arrivée au pouvoir à Riyad de dirigeants plus jeunes et plus modernes peut-elle avoir une influence sur les échanges entre la France et le royaume ?
M. A.-M. — L’installation sur le trône du roi Salmane Ben Abdelaziz et la prise de pouvoir de son fils Mohammed Ben Salmane rebattent les cartes. La volonté du prince héritier de moderniser et de développer le pays à travers sa « Vision 2030 » ouvre des perspectives évidentes pour les entreprises françaises et européennes. Mais son comportement en matière de gouvernance et de politique étrangère interroge. En résumé, la relation entre la France et l’Arabie saoudite est solide et ancrée dans l’Histoire. Si nous voulons saisir les nouvelles opportunités qui s’offrent à nous, nous devons développer un dialogue politique tout à la fois franc, respectueux et exigeant, et ne pas hésiter à mettre en avant nos atouts technologiques.
P. I. — Entre la présence américaine et l’influence historique britannique, y a-t-il une place pour la France dans la péninsule arabique et, en particulier, en Arabie saoudite ?
M. A.-M. — Ne sous-estimons pas la place, le rôle et l’image de la France dans le monde, notamment au Moyen-Orient et dans la péninsule arabique. Son refus de participer à la guerre en Irak en 2003 a été apprécié non seulement par les dirigeants, mais aussi par les populations locales.
Au Liban, en Syrie, en Égypte et à Oman, la France inscrit sa présence historique, même si elle n’est pas aussi marquée que celle du Royaume-Uni et des États-Unis.
Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, puissance nucléaire, dotée de l’une des armées les plus efficaces du monde, adossée à une très vaste zone francophone voisine de la péninsule arabique, la France entretient avec la plupart des pays du Golfe des relations stables, sereines et confiantes.
Contrairement aux États-Unis qui alternent périodes de rapprochement et de tension, la France s’est toujours montrée constante et respectueuse de la culture comme de la souveraineté des États. Dépourvue de toute ambition hégémonique, elle entretient des relations cordiales avec l’ensemble des pays et se présente comme un interlocuteur sincère. À plusieurs reprises, Paris a proposé sa médiation politique pour aider à débloquer certaines situations : crise du GCE avec l’embargo sur le Qatar, affaire du premier ministre libanais Saad Hariri retenu à Riyad...
En l’absence d’une politique étrangère européenne clairement identifiable, la France apparaît souvent comme la représentante des positions internationales de l’Europe, alors que le Royaume- Uni, traditionnellement investi dans la région, est plutôt regardé comme le pendant européen de la puissance transatlantique.
Dans un contexte de réformes (accentué par la rivalité entre le Qatar d’une part, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Bahreïn de l’autre), la France et l’Union européenne ont l’opportunité d’accroître leur visibilité, non seulement en Arabie saoudite et dans la péninsule arabique mais aussi, par extension, dans l’ensemble du monde musulman.
P. I. — Comment la France peut-elle concilier realpolitik et diplomatie des droits de l’homme en Arabie saoudite ?
M. A.-M. — La question préalable est de savoir si l’arme de l’embargo total prônée par certaines ONG est efficace pour obtenir un plus grand respect des droits de l’homme. Les expériences de ces dernières années ne le démontrent pas de manière évidente. À Cuba, en Corée du Nord, en Russie, en Iran, si les peuples ont souffert, les régimes n’ont pas été affaiblis. Le Qatar et son émir semblent sortir renforcés du blocus imposé par les États voisins. L’Iran n’a pas donné plus de libertés aux femmes. Les gouvernants trouvent d’autres partenaires et profitent de leur isolement pour conforter leur position en jouant sur le nationalisme ou en durcissant la répression des oppositions internes.
La situation actuelle des droits de l’homme pose problème en Arabie saoudite comme dans bien d’autres pays. Faut-il, pour autant, réduire nos échanges économiques et diplomatiques ?
Bien que les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne aient une longueur d’avance, la France, avec Total, EDF, Areva, Thales ou DCN, est très présente en Arabie saoudite. Le plan « Vision 2030 », qui met l’accent sur les nouvelles technologies, l’énergie propre et l’urbanisme, représente de vastes opportunités pour notre secteur industriel.
Mais c’est aussi dans le domaine stratégique que l’Arabie saoudite constitue un partenaire important. Sa situation géopolitique dans une région instable, son rôle de contrepoids par rapport à l’autre grande puissance locale, l’Iran, son influence dans une large part du monde arabe impliquent de ne pas l’isoler et de maintenir des liens avec elle, surtout à un moment où des pays comme la Russie, la Turquie ou l’Iran s’imposent de plus en plus.
C’est aussi la condition pour faire passer des messages sur nos attentes dans d’autres domaines et, en particulier, les droits de l’homme et l’État de droit.
Pays des droits de l’homme, la France s’attache à promouvoir un certain nombre de valeurs auxquelles elle adhère au niveau national et européen.
Ces standards qui sont les nôtres ont vocation à être partagés avec des pays qui ont une approche différente de la liberté religieuse, de la liberté d’expression, de l’égalité hommes-femmes ou du respect de la vie. Je pense notamment à la torture et à la peine de mort.
Plus que par l’anathème ou l’isolement diplomatique, c’est par le dialogue, la reconnaissance des avancées lorsqu’elles sont réalisées, l’encouragement à l’ouverture, l’aveu parfois de nos propres faiblesses, que l’on peut faire progresser les valeurs universelles des droits de l’homme.
Tout cela n’est nullement incompatible avec la fermeté du discours, qu’il soit tenu par les responsables gouvernementaux ou par d’autres. C’est tout l’intérêt, par exemple, des réunions interparlementaires qui permettent de diffuser plus largement nos convictions en la matière.