Politique Internationale — Entre la présence américaine et l’influence historique britannique, la France n’est-elle pas vouée à occuper une place secondaire dans la péninsule arabique et, plus spécialement, en Arabie saoudite ?
Philippe Douste-Blazy — Tout d’abord, je ne suis pas certain que nous soyons aujourd’hui moins présents dans la région que les Britanniques ! Ensuite, il existe des raisons historiques au fait que les Anglo-Saxons en général et les Américains en particulier y soient mieux positionnés que la France. Est-il besoin de rappeler que, il y a à peine quarante ans, la France était quasiment absente de la péninsule arabique ? Toute cette partie du Proche-Orient était surtout une zone d’influence anglo-saxonne. Comme vous le savez, nous étions plutôt présents au Levant, c’est-à-dire principalement au Liban, en Syrie et au sein de l’Empire ottoman avec lequel la France avait tissé des liens économiques et culturels très étroits. Après l’écroulement de ce dernier à la suite de la Première Guerre mondiale, la France a bien essayé d’étendre son influence sur certaines ex-provinces ottomanes mais elle en a été empêchée — d’une part, par la Grande Bretagne et, d’autre part, par la montée en puissance des nationalismes. Ne nous cachons pas que ces derniers étaient soutenus par les Américains. C’est ainsi que les Britanniques et les Américains ont étendu et renforcé leur influence dans cette zone.
À l’exception de l’Arabie saoudite et du Yémen, les autres pays de la péninsule arabique sont relativement jeunes, ce qui a permis à la France d’établir avec eux une coopération économique, militaire et culturelle de plus en plus développée. Il faut savoir que les premiers jalons de ces relations ont été posés au début des années 1960 par le général de Gaulle et le roi Fayçal. Mais, pour moi, c’est l’année 1979 — celle de la prise de la Grande Mosquée de La Mecque par des intégristes en novembre — qui a été un tournant décisif dans les relations franco-saoudiennes. C’est grâce à l’intervention du GIGN que ces intégristes ont été neutralisés, et c’est à partir de cet événement majeur que commence véritablement la coopération politique, commerciale et militaire entre notre pays et l’Arabie saoudite.
P. I. — Comment qualifieriez-vous l’état de cette coopération aujourd’hui ?
P. D.-B. — Devenue un partenaire majeur de la France dans la péninsule arabique, avec les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite occupe désormais une place importante dans la diplomatie française. J’en veux pour preuve que, tant en 2012 qu’en 2017, les présidents de la République française se sont déplacés à Riyad dans les six mois qui ont suivi leur élection : François Hollande s’y est rendu en visite officielle en novembre 2012 et Emmanuel Macron y a effectué une visite « surprise » en novembre 2017, sur le chemin des Émirats arabes unis. Un peu plus loin de nous, j’ai personnellement le souvenir d’une visite d’État effectuée par Jacques Chirac en Arabie saoudite au cours de laquelle j’ai été le témoin de l’amitié sincère qui existait entre le roi Abdallah ben Abdelaziz Al-Saoud et le président Chirac. Rappelons également le voyage de Nicolas Sarkozy à Riyad en janvier 2008.
Aujourd’hui, l’Arabie saoudite est le premier partenaire commercial de la France dans le Golfe, et la France est le troisième investisseur étranger dans un royaume en pleine restructuration économique et en pleine réforme sociale, éducative et religieuse. Monarchie en quête de modernisation de son outil militaire, dans un contexte de tension avec l’Iran et d’enlisement dans la guerre au Yémen, l’Arabie saoudite demeure le premier client de la France en matière d’armements.
J’ajoute que nos rapports doivent être considérés à l’aune des relations entre les États-Unis et le royaume saoudien, qui se sont certes détériorées sous Barack Obama mais sont redevenues excellentes avec Donald Trump.
P. I. — Les « printemps arabes » ont eu, hélas, des effets pervers : « normalisation » des Frères musulmans (soutenus par le Qatar et la Turquie), extension fulgurante des mouvements terroristes dans le monde... L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis soutiennent, on le sait, ceux qui combattent ces effets pervers. Où vous situez-vous dans ce débat ?
P. D.-B. — J’ai été, comme chacun d’entre nous, heureux de voir un vent de liberté et d’espoir se lever lors de ce que l’on a appelé le « printemps arabe ». Force est de constater que ce printemps est devenu, a posteriori, un hiver islamiste !
À l’origine, le « printemps arabe » fut une formidable et légitime aspiration des peuples à la démocratie ; mais ses conséquences se sont révélées désastreuses — pas seulement pour les peuples arabes mais, aussi, pour nous. Si la politique saoudienne et émiratie consiste à endiguer ces conséquences désastreuses et, tout particulièrement, la métastase du terrorisme islamiste, j’y suis bien évidemment favorable. Mais Saoudiens et Émiratis doivent aussi prendre conscience de la nécessité de mettre fin à la guerre au Yémen, dont l’impact humanitaire est dramatique pour des millions d’êtres humains. Cette guerre doit cesser.