Depuis les événements du 11 septembre 2001 aux États-Unis, l’Arabie saoudite est détestée, accusée de tous les maux, désignée comme le financier occulte d’on ne sait quel « complot wahhabite international » (1). Une abondante littérature instruit le procès des méfaits supposés du pays. Pour le reste, le royaume est réduit à quelques clichés plus ou moins malveillants, à des raccourcis simplistes qui ne prennent en compte ni la complexité de sa société ni la spécificité de son système politique. L’erreur la plus commune consiste à le juger à l’aune des valeurs et des références qui ont cours dans les pays occidentaux sans prendre le soin d’étudier ses caractéristiques. Il est clair que, en l’absence de tout effort de compréhension, il n’est pas possible d’échapper à la caricature ou aux jugements négatifs. C’est ainsi que se nourrissent les fantasmes, que se creuse le fossé entre les peuples, que se prépare le choc de civilisations.
La mauvaise connaissance de l’Arabie saoudite est d’autant plus grave que son importance géopolitique est majeure. Voilà un État qui est un élément essentiel du Proche-Orient, l’un des derniers piliers de la nation arabe, le cœur du monde musulman dont il abrite les deux principaux Lieux saints, un acteur international d’envergure contrôlant les plus grandes réserves de pétrole du monde. Un tel pays vaut mieux que des anathèmes ! Au moins mérite-t-il que l’on fasse l’effort de déchiffrer sa réalité pour analyser la façon dont il tente aujourd’hui de relever les défis auxquels il est confronté. Ceux-ci sont nombreux : faire face à une explosion démographique qui favorise le chômage, en particulier chez les jeunes ; promouvoir la formation professionnelle pour permettre la saoudisation des emplois ; faire progresser la société
En respectant le délicat équilibre entre la tradition et la modernité, laquelle ne saurait être exclusive de l’islam ; juguler l’influence des milieux ultraconservateurs opposés à toute réforme ; maintenir le consensus national autour de la monarchie qui, ici comme ailleurs (2), joue un rôle fédérateur irremplaçable ; déjouer les menaces des cercles qui, à l’étranger, ont choisi Riyad comme nouvelle cible ; faire de l’Arabie l’un des chefs de file d’un monde arabe menacé de déstabilisation...
L’histoire politique de l’Arabie saoudite
La longue épopée des Saoud
Contrairement à une idée répandue, l’Arabie saoudite n’est pas un pays nouveau, né avec la découverte du pétrole à la fin des années 1930. Elle est, comme toutes les nations, le produit de la géographie et de l’histoire, c’est-à-dire de la volonté et de l’action des hommes. L’État puise ses origines dans les efforts d’une dynastie qui, depuis près de trois cents ans, œuvre à son unité et à son développement. L’Arabie saoudite d’aujourd’hui est l’héritière du long processus d’unification de la péninsule qui commence au début du XVIIIe siècle avec la fondation du premier État saoudien par la famille des Saoud qui régnait depuis le XVe siècle sur la région de Dariya, située près de la capitale actuelle, Riyad.
En ce début du XVIIIe siècle, l’Arabie est en proie à des conflits qui opposent les chefs de tribu. Ces émirs s’épuisent dans des querelles stériles qui empêchent, bien évidemment, toute entente et toute union régionale. Au sein du chaos engendré par ces différends entre chefs de tribu, Mohammed ibn Saoud (1726- 1765) parvient à ancrer son pouvoir et à s’imposer comme le prince le plus puissant de la région. En 1744, il reçoit la visite d’un prédicateur réformiste, le cheikh Mohammed ibn Abdul Wahhab (m. 1792), dont l’œuvre vise à donner aux musulmans une « dynamique socioculturelle et politique digne de leur grandeur passée » (3). L’émir Saoud, sensible au message du religieux qui appelle à une renaissance fondée sur un retour aux sources authentiques de l’islam, celles des « pieux ancêtres » (Salafiya), et à l’inspiration créatrice de la religion de Mahomet (4), lui offre sa protection. Le souverain comprend immédiatement toute la portée politique du message spirituel d’Abdul Wahhab. En mettant fin à l’ignorance et à l’idolâtrie, en retrouvant l’esprit novateur et unitaire de l’islam, en réformant la foi des hommes et en éclaircissant la vérité de l’unicité, il sera possible de mettre un terme aux conflits dans la péninsule ; les Arabes pourront alors être réunifiés. C’est ainsi que naît l’entente historique entre le chef spirituel et le chef politique, et que le premier État saoudite se constitue sur des bases islamiques renouvelées et autour d’un projet politique cohérent.
Mohammed ibn Saoud meurt en 1765. Son fils aîné, Abdul Aziz ibn Mohammed al-Saoud, qui a épousé la fille d’Abdul Wahhab, renforce l’État et l’armée. Il défie ensuite l’Empire ottoman, rêvant de lui arracher les territoires arabes que celui-ci a progressivement occupés depuis la chute du Caire en 1517. Il se rend maître de la plus grande partie de la péninsule Arabique et du sud de l’Irak et de la Syrie. Rien ne semble alors pouvoir arrêter le royaume des Saoud, d’autant que son ascension attire l’attention de la France. En 1811, l’empereur Napoléon Ier envoie en arabie un émissaire, le chevalier Paul de Lascaris, qui s’entretient secrètement avec Saoud ibn Abdul Aziz, dit Saoud le Grand (1803- 1814), auquel il propose une alliance contre les Ottomans et les Britanniques. Fort de ce traité, Saoud lance, en 1812, une vaste offensive contre les Turcs en direction de la Syrie. Avec ce traité franco-arabe, voilà l’un des moments où l’histoire du monde peut basculer : c’est l’occasion de reconstruire un vaste royaume arabe allié à l’une des plus grandes puissances occidentales, qui a toujours manifesté intérêt et sympathie à l’égard du monde arabo-musulman. Hélas, les guerres napoléoniennes et, en particulier, l’aventure en Russie conduisent à l’affaiblissement de la France. Celle-ci doit maintenant lutter contre une coalition qui menace ses frontières.
Saoud le Grand meurt accidentellement en 1814. Son successeur, Abdallah ibn Saoud (1814-1818), se trouve confronté à une offensive turque d’envergure alors même que la France, défaite par la coalition européenne, ne peut plus le secourir. Finalement, les troupes ottomanes conduites par le vice-roi d’Égypte Mohammed Ali — lequel se retournera plus tard contre les Turcs — reprennent les villes saintes de La Mecque et de Médine. Un traité de paix est signé par l’imam Abdallah et le général ottoman. Mais lesTurcs violent ce traité et attaquent le royaume arabe avec d’énormes forces. La capitale Dariya tombe et est rasée en 1818. Les envahisseurs installent des troupes d’occupation dans le Nadjd. L’émir Abdallah est conduit en captivité en Turquie où il est assassiné. C’est par cet épisode dramatique que s’achève l’histoire du premier État saoudite.
Toutefois, s’ils sont vaincus, les Arabes ne sont pas soumis. Les mouvements de rébellion contre l’occupant ottoman s’intensifient jusqu’à ce qu’un descendant des Saoud, Turki ibn Abdallah ibn Saoud (1824-1833), réussisse à établir un deuxième État saoudite. Les Turcs déclenchent une nouvelle guerre. Turki défait l’armée turque mais est assassiné à son tour. Son successeur, Fayçal ibn Turki ibn Saoud (1834-1865), consolide l’État saoudien et invite le peuple arabe à l’union et à la solidarité. En 1838, les forces ottomanes reprennent les hostilités. À la mort de Fayçal, en 1865, tout se gâte. Le second État des Saoud s’écroule et les conflits reprennent entre les chefs de tribu. Les Turcs tirent profit de ces divisions avec, comme atout supplémentaire, la certitude de pouvoir compter sur l’alliance de Mohammed el-Rachid, le chef de la puissante tribu des Chammars, présente dans le Haïl et au sud de l’Irak. Mais en 1889, le plus jeune fils du feu roi Fayçal, Abdul Rahman ibn Fayçal al Saoud, réussit à rétablir l’unité dans la famille et à se faire reconnaître comme souverain. Il parvient à restaurer son pouvoir dans la région de Riyad mais Rachid ne lui laisse pas le temps de le consolider. En 1891, ce même Rachid s’empare de Riyad. Abdul Rahman, accompagné de son fils, Abdul Aziz, se réfugie dans le désert du Rub al Khali avant de trouver un havre à Bahreïn puis dans la ville de Koweït.
Les Saoud ayant été chassés du Nadjd, tout semble perdu. Mais, en dépit de ce contexte peu propice, le fils d’Abdul Rahman relance la lutte. Neveu de Saoud le Grand, descendant direct de Mohammed ibn Saoud et de la fille d’Abdul Wahhab, Abdul Aziz al Saoud (1875-1953), connu sous le nom d’Ibn Saoud, reprend Riyad en janvier 1902. Proclamé émir, il reçoit l’épée de Saoud le Grand et tant les oulémas que les notables le reconnaissent comme le souverain légitime.
Après la Première Guerre mondiale et l’effondrement de l’Empire ottoman, Abdul Aziz conçoit le projet géopolitique de réunifier la péninsule arabe, du Golfe à la mer Rouge, du nord à l’océan Indien. En 1921, il envoie son fils Fayçal rétablir l’ordre dans l’Asir (une région située à la frontière du Yémen), qu’il finit par annexer (1924). En même temps, il conquiert le Haïl (au nord du Nadjd), mettant fin au pouvoir de son vieil adversaire Rachid el-Chammar (1921). Surtout, il entame sa marche vers le Hedjaz où le pouvoir des hachémites est en déliquescence. En septembre 1925, La Mecque est prise, ainsi que Djeddah. Ali, le dernier hachémite, abdique (5) et Abdul Aaziz reçoit l’allégeance des habitants du Hedjaz qui le reconnaissent comme roi. L’intégration du Hedjaz change considérablement la donne : le royaume s’étend désormais du golfe Arabe à la mer Rouge ; il peut bénéficier des compétences administratives et commerciales réunies dans ce territoire plus traditionnellement ouvert vers l’extérieur ; il prend à sa charge la garde des Lieux saints de l’islam, La Mecque et Médine ; il accroît significativement ses ressources financières, en particulier grâce aux revenus tirés du pèlerinage qui connaît à cette époque une forte progression en raison du développement des moyens de transport.
Désormais, le roi Abdul Aziz peut se tourner vers son grand projet : bâtir un État moderne qui deviendra un véritable acteur sur la scène internationale. Protecteur des Lieux saints, roi du Hedjaz, du Nadjd et de ses annexes, ayant pacifié le pays, mis fin aux rivalités stériles et engagé de nombreuses réformes — et devant parfois lutter pour convaincre les milieux conservateurs de leur bien-fondé —, il décide de consacrer l’unité des territoires placés sous sa souveraineté en proclamant la création du royaume d’Arabie saoudite, le 23 septembre 1932.
La montée en puissance en 1938, d’importants gisements de pétrole sont découverts, offrant d’immenses perspectives au développement du pays. Mais l’environnement géopolitique est défavorable dans la mesure où les Britanniques encerclent littéralement le royaume : au nord, ils contrôlent la Palestine, la Jordanie et l'Irak ; sur le golfe Arabe, ils ont favorisé la création d’un chapelet d’émirats placés sous leur protectorat (Koweït, côte de la Trêve) ; au sud, ils sont également présents dans le sultanat d’Oman et dans la partie méridionale du Yémen. Par surcroît, ils ont la mainmise sur les routes maritimes du Golfe et de la mer Rouge. Le roi Abdul Aziz décide donc de se rapprocher des États-Unis pour que ceux-ci l’aident à garantir l’indépendance de son royaume.
Après la seconde Guerre mondiale, l’Arabie participe à la création de l’organisation des Nations unies lors de la conférence de San Francisco, en 1945. La même année, elle est également membre fondateur de la Ligue des États arabes. Le 14 février 1945, de retour de Yalta, Franklin Roosevelt rencontre le roi d’Arabie saoudite à bord du croiseur Quincy. Les deux chefs d’État renforcent leur alliance en concluant un accord appelé « pacte du Quincy » qui a pour objet de créer un partenariat économique assurant aux États-Unis l’essentiel de leurs ressources énergétiques pour les soixante années à venir. En échange de cette « préférence pétrolière », qui se traduit dès 1933 par la création de l’Aramco (Arabian American Oil Company), les États-Unis s’engagent à garantir la sécurité du royaume saoudien et à ne pas s’ingérer dans ses affaires intérieures.
Les profits que génère l’industrie pétrolière permettent au roi ibn Saoud de lancer un programme intensif de modernisation, notamment dans les secteurs de l’approvisionnement en eau, de l’agriculture, de l’industrie de transformation et de la santé publique. Parallèlement, il entreprend de restructurer un pays où les organisations locales faisant la part belle aux tribus ou aux groupes de tribus jouent encore un rôle majeur. Il renforce ainsi l’unité de l’État en promouvant la fonction administrative et judiciaire et en établissant un régime financier plus rationnel qui met fin aux abus. En outre, il modernise les institutions — en particulier à travers la création du conseil des ministres — et jette les bases d’un État uni et moderne. Et cela, tout en veillant à ce que « modernisation » ne rime pas avec « occidentalisation » et en préservant l’identité arabo-musulmane de la société.
Après sa mort en 1953, son fils aîné, Saoud, lui succède et son frère, Fayçal, devient prince héritier et premier ministre. S’ouvre alors sous l’impulsion de Fayçal une ère de réformes et d’évolution. Le gouvernement s’emploie à consolider l’unité nationale en établissant une administration homogène sur tout le territoire. En 1964, une crise financière et l’état de santé du roi incitent le conseil de famille à demander à Saoud de se retirer au profit de Fayçal. Sous le règne du roi Fayçal (1964-1975), l’Arabie connaît un essor spectaculaire. Les revenus tirés du pétrole progressent sensiblement. Le choc pétrolier de 1973 et la participation majoritaire acquise en 1974 par l’Arabie saoudite dans la société Aramco, définitivement nationalisée, permettent de financer un plan important de développement économique et de modernisation.
Le règne de Fayçal
Le roi Fayçal introduit d’importantes réformes économiques, administratives et sociales. Ses efforts portent surtout sur la défense, l’agriculture, l’irrigation, les moyens de communication, la santé publique et l’éducation nationale. Ainsi, le budget de l’agriculture connaît une croissance de près de 300 % en l’espace d’une dizaine d’années et la production augmente sensiblement. Les infrastructures sont considérablement améliorées : agrandissement des ports, tels ceux de Damman, sur le golfe Arabe, et de Djeddah, sur la mer Rouge ; construction de nombreux aéroports dans tout le pays et de milliers de kilomètres de routes ; mise en place d’un vaste réseau d’électricité et de télécommunications ; installation d’usines de dessalement de l’eau de mer. Les crédits alloués à la santé publique permettent de construire des centaines d’hôpitaux et de dispensaires où les soins prodigués à toute la population, ainsi que les médicaments, sont entièrement gratuits. Un accent particulier est mis sur l’éducation, véritable priorité nationale, avec l’ouverture de milliers d’écoles primaires et secondaires et de nouvelles universités.
Par ailleurs, Fayçal renforce les structures administratives et économiques. Les devoirs et les attributions de chaque ministère sont strictement définis et les ministres sont rendus responsables devant le roi. Une nouvelle génération d’administrateurs compétents commence à occuper des postes dans les services publics. Une fois encore, la monarchie saoudienne est confrontée aux réticences des groupes les plus conservateurs et il faut toute l’autorité de Fayçal pour imposer les réformes. Le roi réussit d’autant mieux à convaincre les oulémas, chez lesquels l’influence des descendants d’Abdul Wahhab est prépondérante, qu’il est lui- même membre de la famille des Ach Cheikh (descendants d’Abdul Wahhab) par sa mère.
Dans le même temps, Fayçal implique davantage l’Arabie sur la scène régionale, en particulier dans le domaine de la défense des droits du peuple palestinien. Lors de la guerre israélo-arabe de 1973, il est l’un des initiateurs de l’embargo sur le pétrole, ce qui lui vaut la solide inimitié des États-Unis. Ce qui est sûr, c’est que les dirigeants américains ont pris ombrage de l’action de ce monarque qui avait une haute idée de sa mission. Après le choc pétrolier de 1973, certains dirigeants états-uniens (notamment le secrétaire à la Défense James Schlesinger) ont même envisagé un plan d’invasion des régions pétrolières de l’Arabie (6)...
En tout cas, grâce à l’action du roi Fayçal puis à celle du roi Khaled (1975-1982), l’ancien ordre fait place à un ordre nouveau, apte à répondre aux défis du monde moderne. De même que le premier État saoudite, né de l’alliance entre la famille Saoud et Abdul Wahhab, avait constitué un projet moderne, l’État saoudien contemporain est loin d’être sclérosé et toute son histoire depuis un siècle démontre qu’il n’a cessé de s’adapter, souvent avec pragmatisme, aux évolutions modernes tout en restant fidèle aux principes de base religieux et culturels qui fondent l’État islamique. Cette marche vers le progrès, initiée par les Saoud, a toujours trouvé des opposants dans les milieux les plus rétrogrades du royaume qui jugent les changements trop rapides. Ces milieux ont été, dans une certaine mesure, confortés en 1979 par l’instauration en Iran d’une république islamique sectaire et intégriste : face à la surenchère de Téhéran en matière religieuse, ils appelèrent Riyad à adopter une attitude ultraconservatrice, et Fahd eut la faiblesse de suivre cette idée. À cette même époque, l’invasion de l’Afghanistan par les soviétiques provoqua, dans ce pays, la montée en puissance d’un mouvement de résistance qui allait rapidement se trouver phagocyté par des groupes islamistes (par exemple, les talibans) qu’alimentaient les États-Unis.
Un contexte international délétère
Après la crise majeure née avec l’affaire de Koweït (août 1990) et l’intervention militaire des États-Unis contre l’Irak (1991), parallèlement à l’installation de nombreuses troupes américaines dans le royaume (7) sous prétexte de le protéger d’une attaque imaginaire, le gouvernement saoudien comprend qu’il doit reprendre la main. Pris dans la tourmente des événements, trop souvent manipulé par l’allié états-unien, Riyad a semblé ne plus jouer le rôle de fédérateur et de précurseur des réformes qui a été le sien depuis le roi Abdul Aziz. confronté à la fois aux inquiétudes de son peuple, au trouble d’une jeunesse guettée par le chômage et à l’activisme des groupes islamistes qui tentent de déstabiliser le royaume par des attentats terroristes, le gouvernement décide de reprendre l’initiative.
Le roi Fahd, qui a succédé au roi Khaled en 1982, annonce, le 1er mars 1992, le lancement de la grande réforme institutionnelle et administrative envisagée depuis le milieu des années 1970 (8), qui crée notamment un conseil consultatif, le Majliss al-Choura, chargé de seconder le roi dans le domaine législatif, et promulgue un décret définissant plus précisément le statut des régions.
Après le 11 septembre 2001 et en dépit du fait que l’Arabie saoudite soit l’une des victimes du terrorisme (9), le dénigrement systématique de l’islam promu comme nouveau danger mondial (10) puis l’invasion de l’Irak par les États-Unis en mars 2003 constituent un électrochoc. La monarchie saoudienne, qui a condamné l’intervention américaine contre le régime de Saddam Hussein, comprend que Washington a ouvert une « dangereuse boîte de Pandore » (11) en détruisant l’Irak. Riyad exige et obtient le départ des bases américaines (12), et décide que le moment est venu de s’imposer comme le nouveau chef de file d’un monde arabe déboussolé.
La nécessaire évolution du principe de succession
Depuis le milieu des années 1990, le prince héritier Abdallah — de facto au pouvoir après l’attaque cérébrale dont Fahd est victime en 1995, et devenu roi en 2005 — tente de mettre en œuvre une politique réformiste qui s’exprime par des initiatives tous azimuts : renforcement de la liberté de la presse ; réexamen de la politique de l’enseignement et de la formation professionnelle ; modernisation de l’administration ; renforcement du rôle du conseil consultatif (Majliss al-Choura) ; élection au suffrage universel de la moitié des conseils municipaux (novembre 2004). Mais cette politique est freinée à l’intérieur par le jeu des factions tandis que la succession au trône demeure l’un des principaux problèmes du pays. En effet, jusqu’en 2015, date de l’accession au trône du roi Salmane à la suite du décès d’Abdallah, l’Arabie saoudite était un curieux régime monarchique dont le pouvoir se transmettait aux fils du roi Abdul Aziz ibn Saoud (mort en 1953) encore en vie par ordre d’âge et indépendamment du statut de leurs mères respectives (femmes légitimes du roi ou concubines). Abdul Aziz ibn Saoud aurait eu 45 fils. Un tel système ne pouvait que générer, à terme, une gérontocratie et d’incessantes intrigues de palais. Le principal défaut de la monarchie saoudienne était de ne pas reposer sur le principe, clair et net, de primogéniture (transmission au fils aîné du monarque). I apparaissait donc indispensable d’opérer un rapprochement avec un régime du type des monarchies française ou marocaine puisque « de tous les modes d’hérédité, la succession linéale-agnatique, ou de mâle en mâle par ordre de primogéniture, est celui qui est le plus favorable à la perpétuité de la dynastie et qui préserve le mieux des déchirements intérieurs et du danger » (13).
Le roi Salmane — qui a succédé à son demi-frère Abdallah après la mort de ce dernier en janvier 2015 — a pris la mesure du problème et décidé d’instituer une succession dynastique plus stable. Le 21 juin 2017, il a donc nommé son fils, Mohammed, prince héritier. Certes, cette innovation a pu faire des mécontents, mais elle correspond indéniablement au besoin d’apporter de la clarté aux règles de succession. il serait souhaitable que ce principe soit acté par un texte fondamental de façon à assurer sa pérennité.
Mohammed Ibn Salmane, un homme pressé
Le jeune prince, né en 1985, monogame hostile à la polygamie et père de quatre enfants (dont deux fils), succédera un jour ou l’autre à son père, âgé de plus de 80 ans. Avec cette stabilisation des règles de succession, l’Arabie saoudite a renforcé ses institutions. Elle est en train de devenir une monarchie absolue, avec un exécutif plus efficace et plus indépendant vis-à-vis des divers pôles d’influence internes et externes, qui pourra plus aisément prendre les décisions nécessaires à l’évolution du pays.
En tout cas, cette nomination de mohammed ibn Salmane a répondu aux vœux de beaucoup. La nouvelle a été saluée sur les réseaux sociaux, en particulier par les couches les plus jeunes de la société qui approuvent ce rajeunissement du pouvoir, dans un pays où 70 % des citoyens ont moins de 30 ans. Comme le note la journaliste Clarence Rodriguez, « il y avait des frémissements, on sentait que la population bouillonnait » (14). il y avait une véritable aspiration au changement. désormais, souligne encore Clarence Rodriguez, « la jeunesse saoudienne s’identifie à mohammed ibn Aalmane ». ce qui explique la promotion rapide du prince héritier.
Les deux principaux États du conseil de coopération du Golfe, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (15), qui incarnent l’équilibre régional et la pondération face à la menace de l’extrémisme radical et à l’activisme iranien, ont aujourd’hui des princes héritiers tournés vers l’avenir. Le prince héritier des Émirats arabes unis, Mohammed ibn Zayed, est d’ailleurs considéré comme l’un des hommes les plus influents du Proche-Orient. Tous deux partagent la conviction qu’il est nécessaire de s’opposer aux ambitions hégémoniques de l’Iran, ce qui explique leur engagement au Yémen, à la tête d’une coalition arabe, aux côtés du gouvernement légal contre la rébellion houthiste alimentée par Téhéran et le Hezbollah. C’est la même analyse qui a conduit Riyad et Abou Dhabi à prendre, en 2017, des mesures contre l’émirat du Qatar accusé de jouer un double jeu avec l’Iran et de soutenir les extrémistes religieux, notamment les frères musulmans, que combattent les saoudiens et les Émiriens. Mohammed ibn Salmane à Riyad et Mohammed ibn Zayed el Nahyan à Abou Dhabi estiment que leurs pays respectifs doivent assumer leur statut de puissances régionales et faire du Moyen-Orient une zone moins instable.
Ils sont surtout convaincus de la nécessité des réformes. En Arabie saoudite, les réformes doivent être globales car le pays a besoin de transformations profondes sur tous les plans, notamment sur le plan social, en matière d’intégration de la femme dans la société ou encore au niveau du réformisme religieux. Après les grands réformateurs que furent ibn Saoud (m. 1953) et Fayçal (m. 1975), le rêve de Mohammed ibn Salmane est d’être celui qui permettra au pays de prendre le tournant de la modernité au XXIe siècle. La réforme des institutions est le préalable au changement ; il convient de faire évoluer les structures institutionnelles du gouvernement, d’apporter de la transparence à la gestion publique, d’inciter les citoyens à s’investir dans la vie économique en conduisant sur tous ces points une politique volontariste. C’est sur des bases institutionnelles solides que devra se bâtir le vaste plan impulsé par le prince en avril 2016 : la « Vision 2030 » qui vise à mettre fin à la dépendance de l’Arabie vis-vis du pétrole en favorisant l’émergence d’une économie diversifiée, à travers un programme centré sur les énergies renouvelables et une série de projets gigantesques. Il s’agit de faire sortir le pays de l’économie de rente, de réduire le chômage en stimulant les contributions économiques du secteur privé et de saoudiser les emplois. C’est dans ce contexte que Mohammed ibn Salmane aspire à accroître la participation des femmes à la vie active. Elles doivent pouvoir travailler davantage — et, pour cela, il faut qu’elles puissent conduire. En tout cas, le prince veut que les femmes obtiennent plus de droits. En février 2018, un des membres de la plus haute instance religieuse du pays, le cheikh Abdallah al-Mutlaq, a déclaré que les saoudiennes ne devraient pas être contraintes de porter l’abaya en public (16). En mai suivant, l’Arabie saoudite a adopté une nouvelle loi pénalisant le harcèlement sexuel. En septembre 2018, un décret signé par le roi Salmane a levé l’interdiction de conduire pour les femmes résidant dans les villes (17).
Le développement économique passe également par la lutte contre la corruption. En novembre 2017, le monde a vu des magnats de la finance saoudienne être enfermés au Ritz-Carlton de Riyad dans le cadre d’une purge anti-corruption qui a été un avertissement retentissant : le nouvel homme fort du pays était déterminé à mettre fin à ce fléau. La plupart de ces personnalités se sont accommodées d’un accord financier qui a permis à l’État saoudien de récupérer près de 100 milliards de dollars, à la grande joie de la majorité des citoyens, qui souhaitent depuis longtemps l’amélioration des services à la population, notamment dans les secteurs de la santé, de l’emploi, de la culture, des loisirs. Beaucoup sont sensibles à la nécessité de promouvoir un développement durable et de valoriser l’identité nationale et l’héritage saoudiens. Enfin, cette majorité partage la volonté du prince hériter de favoriser une lecture réformiste et modérée de la religion. À cet égard, la réduction du champ d’action de la Mouttawa — la police chargée de la santé morale et religieuse dans l’espace public — a été largement appréciée.
À vrai dire, l’Arabie saoudite n’a d’autre choix que le changement. La société ne peut plus être sous perfusion de l’État : tout le monde doit travailler et payer les services, par exemple l’eau ou l’électricité. Le principal obstacle est le rempart opposé par les forces conservatrices, l’éternelle cohorte de ceux qui veulent que rien ne change jamais. Contrairement à un cliché trop répandu, ce n’est pas l’islam qui fait obstacle. En octobre 2017, Mohammed ibn Salmane affirmait que son pays allait renouer avec un islam « modéré et tolérant » et détruire les « idées extrémistes ». De fait, il revient ainsi au véritable message de l’islam. Si le conservatisme est le rejet de toute évolution et synonyme d’immobilisme, alors il doit être clair que l’islam n’est pas conservateur. Parmi les nombreux clichés qui tendent à donner une fausse image de cette religion, l’un des plus récurrents est l’affirmation qu’elle serait incapable d’évolution. Pourtant la réforme (islah) se trouve très précisément au cœur de l’islam (18). Le message (Rissâla) est à la fois rappel, confirmation et, surtout, réforme. Le Coran a, en effet, été révélé pour conduire à une réforme de la condition humaine. Il incarne une vision essentiellement dynamique de la vie. Le prophète Mahomet est d’abord un réformateur. Dans l’esprit des savants considérés comme les fondateurs des quatre grandes écoles orthodoxes (hanafite, malikite, chafiite et hanbalite), la tradition ne saurait être figée. Eux-mêmes ont refusé toute pétrification scolastique. chaque génération doit faire un effort permanent d’interprétation et d’adaptation, c’est- à-dire l’ijtihâd, qui correspond au « principe de mouvement de la structure de l’islam » (19). L’enjeu, pour les musulmans, consiste à démontrer que l’islam conserve « la même et invariable aptitude à se développer, à engendrer et à innover » (20), à condition de faire l’effort d’interprétation.
En guise de conclusion...
Il ne faut pas s’attendre à ce que les choses se passent sans problèmes. Comme le souligne Clarence Rodriguez, le prince héritier doit prendre « des risques inconsidérés pour que l’Arabie saoudite change » (21). Ce qui est sûr, c’est qu’il fait montre d’une détermination indéniable. Il lui faudra aussi de la patience et de l’habileté face aux intrigues de palais qui se multiplient, au jeu des milieux conservateurs et groupes politico-religieux, à l’opposition des magnats saoudiens qui, tous, représentent encore une menace pour les desseins du prince héritier et n’hésiteront pas à miner le terrain. Dans le domaine des réformes, il ne faut jamais aller trop vite et, en même temps, il convient de faire tout son possible pour réaliser celles que l’on juge indispensables. Finalement, le prince est surtout un réformateur pressé qui sait que le temps est compté non pour lui-même mais pour son pays. Il sait, aussi, qu’il peut s’appuyer sur de puissants alliés : d’abord, le prince héritier des Émirats arabes unis, Mohammed ibn Zayed ; ensuite, l’administration Trump qui a rompu avec le jeu dangereux d’Obama (22) ; enfin, la France. Recevant le prince le 10 avril 2018 au palais de l’Élysée à Paris, Emmanuel Macron déclarait vouloir fonder un partenariat dans la durée entre les deux pays. Il s’agit, disait le président français, d’élaborer « une stratégie commune, de la partager, de partager des accords et des désaccords dans cette stratégie et de faire que la relation qu’on construit soit conforme dans la durée avec celle-ci ». Paris, comme Washington, appuie également l’action de la coalition arabe conduite par les Saoudiens au Yémen. Citons encore une fois Emmanuel Macron : « La France a une position claire qui d’ailleurs l’a conduite, dès le début du conflit, à échanger des informations et à se tenir aux côtés de l’Arabie saoudite pour assurer sa sécurité face aux tirs balistiques dont elle faisait l’objet. Et je vais être très clair sur ce sujet : dans cette guerre-là, il est évident que nous ne tolérerons aucune activité balistique qui menace l’Arabie saoudite et l’intégrité de ses concitoyens. »
Les ferments du changement sont là, portés par un jeune dirigeant déterminé, parfois impulsif — comme cela fut évident dans l’affaire Hariri (23) ou dans le dossier marocain (24). En un mot, le prince Mohammed a tout intérêt à consacrer ses efforts à l’essentiel : faire pleinement entrer l’Arabie saoudite dans la modernité.
(1) Pascal Ménoret, L’Énigme saoudienne, La Découverte, 2003.
(2) Charles Saint-Prot, Mohammed VI ou la monarchie visionnaire, Cerf, 2019.
(3) Ali Merad, L’Islam contemporain, PUF, 1984.
(4) Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l ’Islam, Albin Michel, 2004.
(5) Qes frères, Abdallah et Fayçal régnaient en Jordanie et en Irak.
(6) Voir, par exemple, The National Interest, 10 avril 2014, et Charles-Philippe David, Au sein de la Maison-Blanche, Presses de sciences Po, 2015.
(7) Ces troupes s’élèveront à 85 000 hommes fin août 1990. Elles atteindront le nombre de 500 000, et un millier d’avions, lors du début des opérations militaires contre l’Irak le 18 janvier 1991.
(8) Voir Fayçal ibn Michaal ibn Saoud, Le Développement politique islamique au Royaume d’Arabie saoudite, trad. de l’arabe par Zeina el Tibi, idlivre.com, 2003. Voir, également, Charles Saint-Prot et Zeina el Tibi (dir.) : L’Arabie saoudite à l’épreuve des temps modernes, OEG-Études géopolitiques et Karthala, 2004.
(9) L’Arabie saoudite face au terrorisme, OEG-Études géopolitiques et Karthala, 2008.
(10) Laurent Murawiec, La Guerre d’après, Odile Jacob, 2003.
(11) Déclaration du président Jacques Chirac, 13 septembre 2004.
(12) Les États-Unis ont officiellement mis fin à leur présence militaire en Arabie saoudite en avril 2003. ils ont déplacé leurs forces dans le petit émirat du Qatar.
(13) Antoine Destutt de Tracy, Commentaire sur l ’Esprit des lois de Montesquieu, Liège, 1817.
(14) Clarence Rodriguez, Arabie Saoudite 3.0. Paroles de la jeunesse saoudienne, Encre d’Orient, 2017.
(15) Charles Saint-Prot (dir.), Géopolitique des Émirats arabes unis, Karthala, 2019.
(16) L’abaya est une sorte de robe noire ample destinée à masquer les formes et, parfois, le visage des femmes.
(17) Les femmes des campagnes pouvaient déjà conduire librement, ce qui démontre qu’il s’agissait d’une pratique ne se fondant sur aucun critère religieux. Zeina el Tibi, L’islam et la femme. Rappel pour en finir avec les exagérations et les clichés, Desclée de Brouwer, 2013.
(18) Charles Saint-Prot, La Tradition islamique de la réforme, CNRS Éditions, 2010.
(19) Mohammed IIbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam (trad. de l’anglais, 1934), Adrien Maisonneuve, 1955.
(20) Mmichel Aflak, « commémoration du Prophète arabe » [1943], in Le Ba’th et le patrimoine, traduit de l’arabe, Bagdad, dar al Mamoun, 1982.
(21) Paris Match, 5 novembre 2017.
(22) Avec l’accord intérimaire sur le nucléaire iranien, en 2013, qui a abouti à l’accord-cadre de juillet 2015, Barack Obama avait entrepris un renversement d’alliance visant à se rapprocher de l’iran révolutionnaire aux dépens des monarchies arabes traditionnelles. Le président Trump a annoncé le retrait de son pays de cet accord, le 8 mai 2018.
(23) Le 4 novembre 2017, Saad Hariri, premier ministre du Liban, a subi des pressions pour annoncer, depuis Riyad, sa démission. Fin novembre, il a finalement repris son poste de premier ministre, avec le soutien de la France qui s’est employée à résoudre la crise. (24) En 2017, l’Arabie saoudite a demandé au Maroc de prendre son parti dans le différend qui l’oppose au Qatar. Le Maroc a refusé en faisant valoir qu’il déployait des efforts pour une médiation et voulait donc observer une « neutralité positive ». Après avoir tenté sans succès une partie de bras de fer avec le royaume chérifien, le régime de Riyad semble s’être apaisé en 2019, quand son représentant aux Nations unies a clairement fait savoir que son pays soutenait fermement la position du Maroc au Sahara marocain face aux séparatistes soutenus par Alger.