Isabelle Lasserre — Que pensez-vous de l’état de nos relations avec l’Arabie saoudite ?
Pierre Lellouche — Laissez-moi d’abord vous dire qu’un débat sur les enjeux de la politique étrangère d’un grand pays démocratique comme la France est toujours utile et nécessaire. Mais gare à ne pas tomber dans l’angélisme : la mode du politiquement correct, amplifiée par le diktat de l’information continue et des réseaux sociaux. dans un monde redevenu particulièrement dangereux et où les risques de conflits sont à la fois multiples et très réels, en Europe (Ukraine), dans le sous-continent indien (Inde-Pakistan), en Asie du Sud (Chine-Taiwan) et bien sûr au Proche-Orient, la France ne peut pas se contenter de se positionner en simple porte-parole des ONG, en mettant en avant la seule morale et la bien-pensance. Et cela, même lorsque le pays concerné, l’Arabie saoudite, ne jouit pas — c’est une litote — de la meilleure image en France et en Occident en général. le poids d’un islam rigoriste, voire salafiste, la guerre du Yémen, l’affaire Khashoggi : beaucoup est reproché au royaume et à son jeune dirigeant Mohammed ben Salmane.
Mais, qu’on le veuille ou non, la logique des puissances s’impose à nouveau à l’ensemble des relations internationales. Y compris donc à la France. et au Proche-Orient, en particulier, où le point de départ ne peut être qu’une analyse géopolitique rigoureuse qui prenne en compte tous les facteurs qui pèsent directement sur notre sécurité. À commencer, faut-il le rappeler, par le facteur énergétique. Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt. L’énergie, c’est vital pour la croissance et l’emploi. Or l’Arabie saoudite détient un quart des réserves mondiales d’hydrocarbures. La nature ayant horreur du vide, si les Américains, devenus autosuffisants en matière pétrolière et tentés depuis Obama par le retour à l’isolationnisme, se retirent du Proche-Orient, alors la France et les Européens feront face à d’autres puissances qui tenteront de contrôler ou de s’emparer de ces ressources. Soit l’Iran, qui ne possède que 10 % des réserves mondiales et rêve de dominer le monde musulman, soit d’autres pays comme la Chine, la Russie et peut-être même l’Inde : l’enjeu énergétique demeure donc central pour l’Europe et la France.
Deuxième élément géopolitique qui concerne cette fois la région : nous subissons encore les conséquences, néfastes et durables, des interventions américaines de 2001 en Afghanistan et de 2003 en Irak. Bien que les puissances occidentales aient injecté 1 000 milliards de dollars en Afghanistan, les talibans sont à nouveau aux portes du pouvoir à Kaboul, d’où les États-Unis de Trump ne pensent qu’à s’extraire au plus vite. Plus grave encore, la désintégration politique et militaire de l’Irak a rompu l’équilibre entre les Perses et les Arabes, entre les chiites et les sunnites. elle a ouvert un boulevard à l’Iran, lui permettant de s’installer en tant que puissance dominante dans le monde arabe, du Liban à l’Irak et au Yémen en passant par la Syrie. Depuis 2001, l’Iran s’est également imposé comme un État du front, incontestablement le plus redoutable, contre Israël, grâce à ses alliés régionaux que sont le Hezbollah et le Hamas. Ces évolutions, combinées aux révolutions arabes de 2011, ont profondément fragilisé le monde arabe qui apparaît comme le grand perdant de cette révolution géopolitique, au profit des puissances non arabes que sont la Turquie — l’ancien Empire ottoman — et les Perses, qui dominaient la région avant le surgissement de l’islam. Résultat : le Moyen-Orient est devenu un véritable volcan d’où ont surgi une demi-douzaine de conflits qui menacent à tout moment de s’embraser.
I. L. — Quels sont ces conflits ?
P. L. — Il y a d’abord la guerre par procuration que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran au Yémen, devenue ces derniers mois un affrontement direct, bien que non revendiqué par l’Iran, contre le cœur des installations pétrolières saoudiennes. Il y a ensuite le conflit en Libye qui oppose, d’un côté, l’Arabie, l’Égypte et les Émirats et, de l’autre, les Turcs et les Qataris. Pour la première fois, nous assistons à un affrontement ouvert entre Israël et l’Iran au Sud-Liban, à Gaza ainsi qu’en Syrie et à un bras de fer direct entre les États-Unis et l’Iran, conséquence du retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien en mai 2018, des pressions exercées contre les Gardiens de la révolution et des sanctions décrétées par Washington.
L’escalade récente du conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran à l’été 2019 rappelle l’escalade entre les États-Unis et le Japon avant Pearl Harbor au lendemain de l’embargo pétrolier du 26 juillet 1941. Comment imaginer que les Iraniens puissent rester sans réaction face à l’étranglement total dont ils font l’objet ? Sans parler de la question kurde, qui remet en cause le découpage territorial hérité des accords Sykes-Picot (1) et fragilise tous les États qui en sont issus — la Turquie, la Jordanie et l'Irak. Cette situation potentiellement explosive est d’autant plus préoccupante qu’elle a un impact direct sur notre sécurité, qu’il s’agisse du terrorisme ou des crises migratoires, voire du risque de se trouver entraînés dans une guerre régionale au Proche-Orient. S’agissant du risque migratoire, rappelons-nous que Rohani (2), après Erdogan, menace ouvertement d’utiliser la carte des migrants contre les Européens. Tout ne se résume pas, on le voit, ni ne peut se résumer à l’« image » de tel ou tel de ces acteurs dans nos opinions publiques et dans nos médias.
I. L. — Ce qui nous ramène à la deuxième manière d’aborder l’Arabie saoudite et qui semble être la vôtre...
P. L. — Effectivement. Que faire dans un tel contexte ? La France n’est pas une grande ONG, et nous n’avons pas l’option d’ignorer ou de nous retirer de la région au prétexte que nous ne goûtons pas tel ou tel aspect de la politique saoudienne. Les conséquences d’un tel retrait seraient bien plus graves encore. En restant engagés dans la région, nous pouvons au moins essayer de nous prémunir contre le terrorisme et les migrations, et contribuer autant que faire se peut à bâtir un système de sécurité régional stable qui évite la mainmise d’une seule puissance, en l’occurrence l’Iran. Depuis 2015, avec les attentats et la crise des réfugiés, tous les dirigeants européens devraient avoir compris que l’Europe et le Moyen-Orient constituent désormais un seul et unique théâtre stratégique. C’était d’ailleurs déjà le cas il y a un siècle au lendemain de la Première Guerre mondiale. Notre stratégie devrait être de reprendre solidement pied dans la région en y entraînant si possible l’ensemble des Européens et d’y consolider nos alliances, en cessant de subir les oscillations erratiques de la politique américaine. Or sur qui pouvons-nous nous appuyer ? On devrait se tourner en priorité vers la Turquie, parce qu’elle est membre de l’Otan et candidate à l’Union européenne. Mais la dérive du pouvoir Erdogan vers un islamo-nationalisme ottoman rend cette alliance très compliquée, du moins dans l’immédiat. En attendant que la Turquie revienne peu ou prou au kémalisme et donc vers nous, le pont entre l’Orient et l’Occident qu’elle constituait est donc fragilisé, et notre priorité devrait être de renforcer nos liens avec les pays arabes : l’Irak, l’Égypte et l’Arabie saoudite, cette dernière devenant dès lors un acteur clé. Il est d’autant plus nécessaire d’accompagner ce pays qu’il tente non sans difficultés de mettre en œuvre d’importantes réformes et qu’il paraît affaibli alors qu’il est directement menacé par l’Iran. Il ne s’agit pas de renier nos principes ni nos valeurs, mais de comprendre que nos intérêts de sécurité fondamentaux passent par des relations fortes et de confiance avec des pays arabes. Le nouveau contexte d’ouverture qui prévaut aujourd’hui en Arabie saoudite doit être conforté. Il devrait nous permettre d’y reprendre pied fortement, et pas seulement au niveau militaire. C’est dans les moments difficiles que sont appréciés les vrais amis. Cette alliance ne saurait cependant être exclusive au point d’écarter toute relation avec l’Iran. La France se doit de parler aux deux parties et si possible de jouer un rôle de médiateur dans cette confrontation.
I. L. — N’est-ce pas précisément la politique menée par Emmanuel Macron ?
P. L. — Je le souhaite en tout cas, et des inflexions récentes vont heureusement dans ce sens. Le début du quinquennat d’Emmanuel Macron, marqué par sa « bromance » avec Trump, n’a guère donné de résultats convaincants, ni sur le retrait des américains de l’accord de Paris sur le climat, ni sur l’autre retrait, en 2018, de l’accord JCPOA (3) sur le nucléaire iranien à l’origine de la brusque tension dans le Golfe ces derniers mois. De même, la méfiance affichée à l’égard de la Russie de Poutine et les hésitations en direction de l’Arabie et du Golfe n’ont guère contribué à solidifier la position de la France dans la région. Dans la période récente toutefois, Macron, dont on connaît désormais le pragmatisme et la réactivité, a commencé à redresser la barre : moins de suivisme à l’égard des États-Unis, sur le dossier nucléaire iranien notamment ; davantage de relations de confiance avec Moscou, désormais incontournable en Syrie et dans la région ; des liens maintenus avec le monde arabe et l’Arabie en particulier, tout en ne fermant pas la porte au dialogue avec l’Iran. Macron semble ainsi poser par petites touches les bases d’une politique plus pragmatique dans la région, conforme à nos intérêts nationaux et non aux injonctions, qu’elles viennent de Washington ou de certaines ONG des droits de l’homme. Je m’en réjouis comme j’ai apprécié à sa juste mesure le succès du G7 de Biarritz en août 2019 et les efforts méritoires du président français pour tenter d’imposer notre pays dans un rôle de médiateur dans l’épreuve de force désormais ouverte entre les États-Unis et l’Iran.
I. L. — Quel est l’enjeu des réformes engagées par celui qui mène ces « importantes réformes », à savoir MBS ?
P. L. — iI est essentiel. Pour la bonne raison que l’arabie est la gardienne des lieux saints et que ses décisions pèseront au moins en partie sur le destin des 1,5 milliard de musulmans de la planète. Qu’on le veuille ou non, les lieux saints ont une importance symbolique, culturelle et cultuelle majeure d’un bout à l’autre du monde musulman. Si le pari réussit, c’est-à-dire si le royaume sort de son isolement et parvient à s’ouvrir à la modernité, évolue dans sa vie sociale et économique vers des valeurs largement partagées, comme l’économie de marché, l’ouverture, la place des femmes, internet..., cette évolution pourra faire contrepoids à l’obscurantisme, y compris dans les zones les plus reculées du globe. Voilà pourquoi nous avons, français et européens, un intérêt majeur au succès de la « Vision 2030 » (4) portée par le prince héritier. Je n’oublie pas, pour autant, le soutien apporté par Ryad à certains mouvements radicaux dans les années 1990, ni le fait que la majorité des pilotes du 11 septembre 2001, ainsi que Ben Laden, étaient saoudiens. Mais, depuis qu’il a été lui-même victime d’attentats terroristes (5), le royaume a compris que la menace islamiste risquait de se retourner contre lui.
I. L. — Le royaume est-il encore sérieusement menacé par les mouvements djihadistes ?
P. L. — Kissinger fut l’un des premiers à souligner la contradiction fondamentale inhérente au pacte du Quincy (6) signé en 1945 entre Roosevelt et le roi ibn Seoud, qui garantissait l’accès des États-Unis au pétrole saoudien en échange de la sécurité du royaume. En exportant dans le même temps sa propre doctrine religieuse, l’Arabie produisait de l’instabilité dans le monde. et un jour, comme le Golem, le monstre lui a échappé, comme le monstre taliban avait échappé aux États-Unis. En 2014, al-Baghdadi (7), devant ses troupes, s’en est pris directement au régime saoudien : « Sortez vos épées. allez d’abord combattre les chrétiens là où vous les trouvez, puis les Saoudiens et leurs soldats avant les croisés et leurs bases. » MBSa alors réalisé que le royaume était en butte à la fois à une menace extérieure chiite et à une menace intérieure sunnite, et que le discours des salafistes saoudiens était le même que celui d’al-Baghdadi.
I. L. — D’où sa décision de réformer le pays...
P. L. — MBSa décidé de s’attaquer à ce problème — et à bien d’autres — en lançant son projet « Vision 2030 ». Il a mis fin au régime des princes qui vivaient sur la rente pétrolière sans payer d’impôts. Il a promu un nouveau « clergé » plus ouvert, y compris à la tête de l’importante Ligue islamique mondiale, et a initié des réformes économiques qui visent à fournir de l’emploi aux jeunes Saoudiens en créant une économie alternative au seul pétrole, ce qui est un défi considérable. Tout cela ne se fait pas sans résistances ni sans risques pour le prince héritier lui-même. Mais au sein de la famille royale, il appartient à la génération suivante. Et de ce fait, il se trouve en phase avec la population, dont la majorité a moins de 30 ans. Dans ces réformes, la france est associée au niveau culturel, c’est bien. Mais il faut faire plus. Nous devrions accompagner le plus intelligemment possible cette évolution. Pas seulement en vendant des armes. Je pense qu’il faut aider les saoudiens à bâtir leurs infrastructures, leur fournir une assistance dans la planification, dans les domaines de l’agroalimentaire ou celui des PME. Les réformes menées par MBS pourraient aussi avoir un impact positif majeur dans la région. Si un jour les Juifs et les arabes font la paix, ce sera parce que l’Arabie saoudite aura donné son feu vert. Aujourd’hui, il existe une alliance de fait, tacite, entre Netanyahou et MBS, qui affrontent les mêmes défis de la part de l’Iran et de la Turquie. À terme, cette convergence d’intérêts débouchera peut-être sur un véritable traité de paix.
I. L. — En cas d’échec du prince héritier, que se passerait-il ?
P. L. — Vu son jeune âge, s’il remporte son pari, il restera au pouvoir pour une, voire deux générations. Dans l’hypothèse la plus favorable, une Arabie forte et moderne entraînera derrière elle 1,5 milliard de musulmans sur une trajectoire qui, disons-le schéma- tiquement, réconciliera l’islam, la modernité et la mondialisation des échanges. Ainsi, au lieu d’être une zone d’instabilité, comme elle a pu l’être par le passé, l’Arabie saoudite pourra contribuer à la stabilité mondiale. Si, à l’inverse, son projet est mis en échec à l’intérieur par trop de résistances ou d’erreurs, ou à l’extérieur par un conflit régional ouvert, les scénarios les plus noirs sont envisageables, de la guerre civile ou religieuse avec la minorité chiite au retour d’un régime salafiste pur et dur. Ce ne serait pas forcément un régime taliban, mais sans doute verrions-nous l’Arabie revenir à la période précédant l’ouverture et étouffer les velléités de changement. Ce serait la fin de l’espace de respiration qui a commencé à s’ouvrir pour les femmes et les jeunes. L’argent saoudien servira à nouveau à relancer la poussée islamiste. Avons- nous vraiment besoin de cela aujourd’hui ? La combinaison de la pression islamiste, de la pauvreté extrême de zones comme le Sahel à la démographie galopante et d’un financement islamiste en provenance du Golfe constituerait un mélange dévastateur. C’est ce mélange qui crée AQMI (al-Qaïda au Maghreb islamique) et Daech en Irak et en Syrie. Il est donc crucial de tarir les sources idéologiques et financières de l’islamisme. C’est pourquoi des liens étroits avec l’équipe saoudienne aujourd’hui en place demeurent nécessaires. Mais je sais bien que cette idée ne plaira guère aux critiques, nombreux chez nous, de MBS pour les raisons évoquées précédemment (Yémen, affaire Khashoggi en particulier). Mais l’idée qui consiste à couper la France et ce continent idéal que serait l’Europe du monde tel qu’il est autour de nous, en ne nous autorisant à parler qu’à des gens « bien », indépendamment de toute autre considération liée à notre propre sécurité, est tout simplement irréaliste.
I. L. — Quels sont les événements qui pourraient déclencher une guerre avec l’Iran ?
P. L. — Mais les prémices de cette guerre sont déjà là ! J’ai évoqué plus haut le parallèle avec l’embargo américain de juillet 1941 contre le Japon, qui avait conduit tout droit à l’attaque de Pearl Harbor cinq mois plus tard. Le retrait américain du JCPOA en 2018, assorti de sanctions économiques sans précédent, interdisant non seulement tout commerce avec l’Iran (via l’extraterritorialité des sanctions américaines (8)) mais surtout toute exportation de pétrole iranien, sans oublier les sanctions visant directement les Gardiens de la révolution (la stratégie dite de « pression maximale » selon Trump lui-même), ne pouvait mener qu’à une escalade militaire ou bien à la capitulation politique pure et simple du régime de Téhéran. Ce dernier, n’ayant aucun désir de quitter le pouvoir, ni de se soumettre aux douze conditions posées par les Américains, a donc logiquement choisi l’escalade. Mais une escalade à l’iranienne, à la fois audacieuse, subtile et savamment dosée à partir de mai 2019 : d’abord, l’attaque de quatre pétroliers au large de Foujeyra le 12 mai (les bateaux sont attaqués mais pas coulés, sans faire de victimes) ; puis deux jours plus tard, le 14 mai, l’attaque d’un pipeline majeur en Arabie saoudite ; un mois plus tard, l’attaque de deux nouveaux pétroliers en plein jour dans le détroit d’Ormuz ; enfin, le 20 juin, la destruction d’un drone américain. En l’absence de réaction américaine (le président Trump a dit lui-même avoir annulé à la dernière minute le raid de l’US Air Force contre les batteries antiaériennes iraniennes), une vingtaine de drones et plusieurs missiles de croisière frappent le 14 septembre, mais de façon beaucoup plus massive, les installations pétrolières saoudiennes. Mais, là encore, l’Iran ne revendique rien publiquement, laissant ses alliés houthis au Yémen le faire à sa place. Pas de revendication, pas de pertes humaines, mais un coup terrible au cœur de la puissance saoudienne : son pétrole. les deux principaux sites pétroliers saoudiens d’Abqaïq et de Khurais sont détruits. soit dix-sept impacts au total et l’arrêt pendant plusieurs mois des plus grandes raffineries du monde, lesquelles produisaient 5,7 millions de barils par jour.
Le message est clair : si l’Iran doit souffrir et ne peut plus exporter son pétrole, ses voisins arabes ne le pourront pas non plus. Le tout assorti d’une mise en garde très claire : toute riposte même limitée de la part des Américains entraînera une « guerre totale », selon les propos aussi bien du ministre des Affaires étrangères iranien « modéré » Mohammad Zarif que du général Hossein Salami des Gardiens de la révolution.
Mais, outre ces attaques soigneusement calibrées contre le pétrole saoudien, l’Iran dispose d’une large panoplie de ripostes militaires non encore employées. Téhéran pourrait aussi utiliser ses intermédiaires dans la région : l’État irakien abrite, en effet, une trentaine de milices chiites. Certaines sont liées au régime ou représentées au Parlement. D’autres ne sont pas contrôlées par le gouvernement. Plusieurs d’entre elles représentent des menaces évidentes contre les forces américaines ou occidentales dans la région. Si des bateaux américains sont attaqués ou si des unités militaires américaines sont prises pour cible en Irak ou en Syrie, comment maîtriser la montée aux extrêmes ? Quant à la ligne de front face à Israël, le Hezbollah et le Hamas alliés à l’Iran possèdent à eux deux plus de 100 000 missiles. Que se passera-t-il si les villes israéliennes sont massivement ciblées par des missiles livrés par l’Iran, dont on a pu mesurer l’efficacité dans les frappes en profondeur réalisées en Arabie saoudite ? Compte tenu de l’exiguïté du territoire israélien, de l’extrême concentration de sa population et des installations sensibles du pays, le risque d’une escalade majeure, y compris nucléaire, existe.
Aujourd’hui, pour Téhéran, ce qui est en jeu, c’est la survie du régime. Jusqu’à l’année dernière, le pays produisait un million de barils de pétrole par jour, mais ce chiffre va bientôt tomber à zéro avec les sanctions américaines. Même les Chinois seront obligés d’arrêter leurs importations, sauf à engager une épreuve de force avec les Américains. Au final, il faudra donc soit négocier, soit aller au conflit. Et l’Arabie, au lendemain des frappes, faute d’un soutien américain crédible, semble avoir choisi de négocier... Une inflexion que les Iraniens ont accueillie à bras ouverts. Fin septembre 2019, devant l’Assemblée générale des Nations unies, le président Rohani avait lancé cet avertissement aux monarchies arabes du Golfe : « C’est la république islamique d’Iran qui est votre voisin. Et lorsque surviendra un événement, vous serez seuls. Nous sommes vos voisins comme vous êtes les nôtres. Pas l’Amérique. »
I. L. — L’attitude américaine, précisément, est-elle contre-productive ?
P. L. — Elle est en tout cas parfaitement illisible. Comment réconcilier en effet l’intention maintes fois répétée de trump de se retirer de l’ensemble de la région, de l’Afghanistan à la Syrie, et dans le même temps sa volonté d’imposer une pression maximale, sans précédent, contre l’Iran, par un régime drastique de sanctions économiques et pétrolières et le renforcement significatif des forces américaines dans la région, le tout sans la moindre perspective de sortie de crise par la voie diplomatique ?
Loin de dresser le peuple iranien contre son régime, il faut craindre que cette stratégie ne conduise à l’exact contraire. Si la majorité du peuple, surtout parmi la jeunesse, est fatiguée du régime des mollahs, les Iraniens sont un peuple fier, attaché à son histoire, profondément résilient et marqué par les épreuves de la guerre contre l'Irak. Il garde le souvenir de l’ingérence brutale des Anglo-Américains et de la CIA dans le renversement du régime Mossadegh et l’installation du régime du chah. Le nucléaire, initié par le chah précisément, fait donc partie de l’ADN national, de la fierté retrouvée de l’ancien empire perse. À la pression maximale sans porte de sortie politique, à l’asphyxie économique imposée par les Américains, il faut craindre que l’Iran ne réponde par une escalade, encore progressive aujourd’hui, mais qui ne pourra pas toujours être contrôlée. Le pire, dans tout cela, est que l’Amérique de Trump, ayant elle-même créé les conditions de cette escalade, donne l’impression de reculer chaque fois que l’adversaire franchit un degré supplémentaire : recul en juin après la perte d’un drone abattu par la DCA iranienne ; silence gêné en septembre après l’attaque massive des raffineries saoudiennes. Quel contraste avec 1990 où, en réponse à l’agression irakienne contre le pétrole koweïtien, les États-Unis étaient parvenus à réunir une coalition de 39 pays — dont la France — pour aboutir rapidement à la défaite et au retrait des forces de Saddam Hussein ! À présent, l’amérique de Trump n’a plus guère d’alliés et, semble-t-il, plus de stratégie. Elle se contente d’abandonner les Kurdes aux Turcs et de dépêcher en Arabie une batterie de missiles Patriot et un maigre contingent de 200 soldats... L’alliance du Quincy vue de Riyad doit sembler ces jours-ci un lointain souvenir, et ce malgré les 150 milliards d’armements commandés à Washington par MBS au début du mandat de Trump. Jamais la solitude stratégique du royaume n’aura été aussi flagrante, les plus fidèles alliés émiratis se retirant eux aussi de la guerre au Yémen... D’où la tentation de négocier avec téhéran en passant par une médiation pakistanaise.
I. L. — Quelle est votre interprétation de la crise qui oppose l’Arabie saoudite et le Qatar ?
P. L. — Les Saoudiens et leurs alliés émiratis voient dans le Conseil de coopération du Golfe leur « alliance régionale » à eux. Ils n’ont que peu de goût pour la diplomatie activiste, voire effrénée, tous azimuts, du petit émirat qatari, qui mêle sans complexe une base américaine majeure sur son territoire, une chaîne de télévision contestée (al-Jazira), des liens d’alliance avec la Turquie, une proximité affichée avec les Frères musulmans, sans parler d’une diplomatie du sport très voyante. Vu de Riyad, les Qataris constituent donc un point de fragilité dans l’alliance régionale que les Saoudiens conduisent avec les Émiratis face à la Turquie et à l ’Iran.
Et, surtout, les Saoudiens n’oublient pas que les printemps arabes ont été largement promus et galvanisés à travers al-Jazira et son prédicateur salafiste al-Qaradaoui. Pour Riyad, le Qatar a dépassé les limites tolérables en prenant fait et cause « pour les peuples contre les régimes » en Syrie, en Libye, en Égypte notamment, aux côtés des Frères musulmans, et cela alors même que les Saoudiens y voient une menace mortifère contre leur régime. Reste que la politique de blocus engagée contre le Qatar par Riyad et Abu Dhabi n’a guère donné de résultats probants jusqu’ici.
I. L. — L’arrivée de Donald Trump est-elle une bonne nouvelle pour l’Arabie ?
P. L. — Il faut utiliser l’imparfait. C’était certainement vrai au départ : plus qu’une bonne nouvelle, une vraie bénédiction ! À peine élu, Donald Trump s’était rendu en Arabie à laquelle il avait promis des armes et des investissements. Mais sa politique étrangère, en particulier avec l’annonce du retrait de Syrie, est devenue rapidement illisible et les développements récents de la guerre larvée dans le Golfe que livre avec succès l’Iran n’ont fait qu’accroître les inquiétudes. D’un certain côté, les Saoudiens ont les mêmes problèmes que les Européens : ils se demandent quelle sera la prochaine initiative intempestive de l’hôte de la Maison-Blanche. Les piliers fondamentaux de la diplomatie américaine — soutien à Israël et à l’Arabie saoudite, hostilité vis-à-vis de l’Iran — tiennent toujours, du moins en apparence. Mais à Riyad s’installe désormais l’angoisse de la solitude stratégique : leur seul allié semble s’être évaporé. À l’inverse de l’adage de Theodore Roosevelt, l’amérique de Trump parle fort (par tweet), mais rechigne à utiliser son bâton. À ces incertitudes liées au président Trump lui-même s’ajoutent celles du Congrès, en guerre contre l’exécutif, approfondissant encore l’instabilité et l’illisibilité de la politique américaine. Il n’existe plus aujourd’hui aux États-Unis de consensus bipartisan sur une politique étrangère globale. Si la Maison-Blanche et le Congrès partagent la même politique de confrontation commerciale contre la Chine, ils demeurent profondément divisés sur la Russie : Trump aimerait améliorer ses relations avec Poutine mais le Congrès multiplie les sanctions contre Moscou. Idem pour l’Arabie saoudite. Trump veut renforcer l’alliance, y compris militaire, avec l’allié saoudien, mais sans aller jusqu’à défendre militairement l’Arabie saoudite. Quant au Congrès, il cherche à bloquer les ventes d’armes à destination de Riyad, condamne publiquement Mohammed ben Salmane dans l’affaire Khashoggi, mais invite Trump à utiliser la force face aux provocations iraniennes.Le tout sur fond de procédure d’impeachment contre le président. Comprenne qui pourra...
I. L. — Combien de temps donnez-vous à l’Iran pour relancer son programme nucléaire ?
P. L. — D’après l’AIEA, l’Iran ne triche pas ou plus exactement n’a pas triché tout le temps où l’accord a été mis en œuvre par les Iraniens, c’est-à-dire jusqu’au mois de juillet 2019, date à laquelle le pouvoir a annoncé son intention de faire redémarrer les centrifugeuses, d’augmenter le taux d’enrichissement d’uranium et menacé de rouvrir le réacteur à plutonium d’Arak. Il faut rappeler que les Français, dont j’étais, n’ont jamais été enthousiastes vis-à-vis de l’accord de 2015. De fait, le JCPOA, qui ne gelait le programme iranien que pendant une dizaine d’années, était loin d’être parfait. Ce n’était d’ailleurs pas un accord de dénucléarisation ni un accord interdisant les missiles iraniens à moyenne et longue portée, et encore moins un accord visant à modifier la politique extérieure de l'Iran. L’objectif, plus modeste et plus progressif, était de réintégrer peu à peu l’Iran dans la communauté internationale, d’ouvrir la société et de faire évoluer le régime. Barack Obama voulait le signer le plus vite possible. Mais Donald Trump, qui n’a jamais cru à l’ouverture du régime iranien, n’a jamais partagé cette analyse. Et il pense que, lorsque les clauses de l’accord tomberont, le problème sera plus grave qu’auparavant. Depuis la décision de Trump de sortir de l’accord en 2018, ce débat est désormais derrière nous. Quant à l’Europe, dans cette affaire, elle a malheureusement donné la preuve définitive de sa totale impuissance politique dans les grandes affaires du monde. Voilà, en effet, un accord qui a été signé par trois des principaux États européens dont deux membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, après l’avoir négocié pendant treize ans. Un accord qui engage, de surcroît, la sécurité de 500 millions d’Européens et que ces mêmes États européens voient se déliter sous leurs yeux, contre leur gré et sans rien pouvoir faire pour empêcher le désastre annoncé. Après la punition majeure infligée à la BNP en 2014 à hauteur de 9 milliards de dollars par les Américains, une sorte d’« Hiroshima financier », aucune banque européenne, aucune grande entreprise européenne n’a osé défier les sanctions extraterritoriales des États-Unis. Or, en prétendant riposter, très mollement d’ailleurs, par un prétendu système de troc, les Européens ont fini par se mettre eux-mêmes en position d’être mis en demeure par les Iraniens de sauver un accord qu’ils ne pouvaient pas sauver. Au final, l’Iran a donc repris sa liberté, considérant que l’accord était rompu, ce qui est d’ailleurs exact. Si rien n’est fait pour interrompre le programme iranien, la bombe atomique est à portée de main dans les toutes prochaines années, deux ou trois ans au maximum, associée de surcroît, on l’a vu récemment, à un impressionnant arsenal de missiles à moyenne et longue portée.
I. L. — Le Yémen sera-t-il l ’Afghanistan de l ’Arabie ?
P. L. — Ce risque est réel. Il y a toujours eu, en effet, deux Yémen. Un Yémen ottoman et un Yémen qui vivait sous la colonisation britannique. Le pays est divisé entre sunnites et chiites. Les deux parties ont une géographie et une histoire différentes. Le Yémen a connu douze ou treize ans de paix dans les années 2000. Puis la guerre civile a redémarré, avant de monter en puissance. C’est en profitant de ces tensions internes que les Iraniens sont entrés dans le jeu. L’Arabie saoudite pouvait-elle s’abstenir d’intervenir dans ce pays très pauvre, dont l’État est défaillant et avec lequel elle partage 1 200 kilomètres de frontières ? Qu’aurions-nous fait à sa place ? Les incidents se multipliaient, le voisin iranien s’était immiscé dans le conflit et des missiles étaient tirés sur son territoire. Le Yémen est donc un vrai problème sécuritaire pour l’Arabie saoudite. A-t-elle choisi la bonne méthode pour le résoudre ? C’est une autre question. Je ne suis pas certain que l’armée de terre saoudienne soit très efficace. C’est la raison pour laquelle elle utilise l’arme aérienne massivement, mais sans grande efficacité militaire. Non seulement les frappes tuent de nombreux civils, mais elles ne changent pas la configuration militaire sur le terrain.
I. L. — Le processus diplomatique peut-il reprendre le dessus ?
P. L. — Comme leurs alliés iraniens, les houthis sont en position de force. Ils tiennent tout le pays utile, la capitale, les grands ports. Riyad a besoin d’un accord, ne serait-ce que parce que la guerre au Yémen est coûteuse en termes d’image et en termes financiers. Mais les Saoudiens ne peuvent pas accepter un statu quo favorable à l’Iran et aux houthis. Ce serait reconnaître que leur intervention n’a servi à rien. La situation est donc bloquée. tant que les rapports de force ne seront pas clarifiés sur le terrain, aucune solution politique ne sera possible. Même si, évidemment, elle reste souhaitable...
(1) Les accords Sykes-Picot ont été secrètement signés en mai 1916 entre la France et le Royaume-Uni. Ils prévoyaient le partage du Proche-Orient à la fin de la guerre en plusieurs zones d’influence, dépeçant ainsi l’Empire ottoman. Voir : James Barr, Une ligne dans le sable, Perrin, 2017.
(2) Président de l’Iran depuis 2013.
(3) Joint Comprehensive Plan of Action. C’est le nom de l’accord sur le nucléaire iranien signé en juillet 2015 à Vienne entre la communauté internationale et l’Iran.
(4) Plan de développement mis en place par les dirigeants saoudiens en 2016 pour faire sortir le pays de sa dépendance pétrolière.
(5) Le royaume saoudien est devenu la cible d’attaques terroristes depuis les années 1980. Mais c’est l’attaque de Riyad par al-Qaïda en 2003 qui marque une réelle prise de conscience.
(6) Le pacte du Quincy a été scellé en février 1945 sur un croiseur américain entre le roi Abdel Aziz ibn Saoud, fondateur du royaume, et le président américain Franklin Roosevelt. Il prévoit que les États-Unis assureront la protection du pays contre toute menace extérieure. En échange, le royaume garantit l’essentiel de l’approvisionnement énergétique américain.
(7) Abou Bakr al-Baghdadi est le chef du groupe État islamique.
(8) Voir, à ce sujet : Pierre Lellouche, « L’Europe face à l’impérialisme juridique américain », Politique Internationale, numéro 164, été 2019.