Jean-Pierre Perrin — Avec l’arrivée au premier plan de Mohammed Ben Salmane, l ’Arabie saoudite va-t-elle enfin se remettre du profond traumatisme qu’a provoqué en 1979 la prise de la Grande Mosquée de La Mecque par un groupe qu’on qualifierait aujourd’hui de djihadiste(1) ?
Gilles Kepel — Quand on examine les déclarations qu’il a faites durant sa visite aux États-Unis et, notamment, lors de son entretien avec le magazine The Atlantic (2), on constate que Mohammed ben Salmane est fortement concerné par cet événement. À juste titre probablement, il considère 1979 comme le début d’une longue période de problèmes, même s’il ne le formule pas exactement ainsi. Il faut se souvenir que, en 1973, après la guerre israélo-arabe d’octobre, les Saoudiens avaient gagné sur nombre de tableaux. Ils avaient, par exemple, obligé les Américains à arrêter l’armée israélienne à 101 km du Caire, après que celle-ci eut refranchi le canal de Suez. On peut même dire que les Saoudiens étaient devenus les leaders de la région et qu’ils comptaient désormais parmi les maîtres du monde — une réussite que l’on peut porter au crédit du roi Fayçal. En 1979, tous ces succès sont brutalement remis en cause par l’attaque de la Grande mosquée et par la prise d’otages qui se produit en même temps, celle de l’ambassade américaine à Téhéran (3), qui va subitement faire de l’Iran l’adversaire principal des États-Unis.
G. K. — Un traumatisme très profond. Cet épisode a montré que des djihadistes pouvaient surgir du wahhabisme contrôlé par l’État et se retourner violemment contre celui-ci. Ensuite, la promotion du djihad en Afghanistan a permis aux dirigeants saoudiens d’externaliser ce danger en désignant aux militants un ennemi à l’étranger, de renforcer leur alliance avec les États-Unis égratignée par les conséquences de la guerre du Kippour en octobre 1973, d’affaiblir l’Iran en redevenant le champion de l’islam attaqué par les impies soviétiques et de contribuer à la défaite finale de l’URSS. Mais, parmi les hommes qui ont livré ce djihad en Afghanistan, il y avait, en particulier, Oussama ben Laden, ainsi que bien d’autres djihadistes qui se sont ensuite retournés de nouveau contre Riyad — et qui ont fini par créer Al-Qaïda. Le prince héritier saoudien cherche à présent à exorciser tous ces fantômes de 1979 et à intégrer la jeunesse saoudienne dans le XXIe siècle en lui ouvrant d’autres horizons. C’est à la fois son grand défi et son mérite parce qu’il sait que lorsqu’on a été nourri à la rente pétrolière pendant quasiment un demi-siècle, il est très difficile de se remettre au travail ! Je dois cependant dire que, après avoir été interdit de séjour dans le royaume saoudien pendant sept ans, j’ai été frappé de découvrir, quand j’ai pu y revenir en mai 2017, qu’il y avait désormais de la mixité entre Saoudiens et Saoudiennes, certaines ne portant d’ailleurs plus le voile en public. Sans parler de l’absence de police religieuse patrouillant dans les rues, dont les pouvoirs avaient été considérablement réduits par le roi Salmane en avril 2016. En termes symboliques et culturels, c’est la marque d’une profonde rupture. Auparavant, on voyait déjà des intellectuels et certains princes traiter le conservatisme religieux avec mépris, mais une telle prise de position ne pouvait être formulée par le sommet politique de l’état. Aujourd’hui, il est signifié aux Grands oulémas qu’ils ne sauraient constituer un pôle de dissidence face à la volonté de l’État, et on leur rappelle qu’ils doivent l’obéissance au souverain.
J.-P. P. — Cette évolution à laquelle on assiste aujourd’hui en Arabie saoudite tient-elle à l’affaiblissement de la rente pétrolière ?
G. K. — En partie seulement. Il faut aussi prendre en compte des éléments internes. Le problème de la manipulation du fait religieux, c’est qu’on trouve toujours quelqu’un pour vous dire : « Je suis meilleur musulman que toi. » Een 1979, avec la prise de la Grande mosquée, nous avons vu la dynastie saoudienne, dont le prosélytisme wahhabite était pourtant un devoir religieux, être accusée par Juhayman al-Otaybi (le chef des insurgés) d’adorer davantage le billet vert que le livre vert, le baril que la Kaaba. Le régime s’est donc vu débordé dans le processus d’islamisation de la région qu’il avait lui-même enclenché. Plus tard, comme je viens de le dire, ce processus devait inéluctablement aboutir à Ben Laden et à Daech.
L'autre dimension cruciale, c’est que Riyad n’est plus en mesure de fixer les prix du baril. Or, longtemps, la force du royaume a résidé dans le fait que non seulement il avait beaucoup de pétrole mais qu’il en avait en telle quantité qu’il pouvait à sa guise ouvrir ou fermer le robinet — et donc faire monter ou descendre les prix du brut selon ses intérêts du moment. L’Arabie était ce qu’on appelle un swing producer, un producteur élastique. Désormais, le producteur élastique, ce sont les États-Unis, grâce au pétrole et au gaz de schiste. C’est au Texas que l’on va ouvrir ou fermer les robinets en fonction des élections américaines — on peut d’ailleurs s’attendre à ce que le prix de l’essence soit plus bas pendant la prochaine campagne présidentielle pour inciter les Américains à voter Trump. Le producteur numéro un, ce sont donc bien les États-Unis, l’Arabie saoudite et la Russie ne venant qu’en deuxième et troisième position. Aujourd’hui, si Riyad parvient encore à exercer un contrôle relatif sur les prix, c’est grâce à l’alliance avec Moscou. Quelle évolution quand on se souvient qu’il y a peu l’Arabie finançait le djihad en Afghanistan pour que l’Amérique puisse saigner l’Armée rouge... mais son objectif était aussi de conforter son leadership sur l’islam mondial — un leadership que Khomeiny tentait de remettre en cause depuis 1979. Elle aurait dû en tirer tous les bénéfices puisque la déroute de l’Armée rouge en Afghanistan a été suivie par la chute du mur de Berlin, le 9 novembre de la même année. Or le paradoxe, c’est que personne ne se souvient du 15 février 1989, date du retrait du dernier convoi militaire soviétique de Kaboul.
J.-P. P. — Quelle en est la raison ?
G. K. — La veille, le 14 février 1989, Khomeiny a promulgué la fatwa contre Salman Rushdie, ce qui a polarisé l’attention du monde entier et, en quelque sorte, volé la vedette au roi Fahd d’Arabie saoudite et aux sunnites en général. Alors que l’enjeu géopolitique majeur, c’était le retrait soviétique d’Afghanistan — qui allait signifier la fin du communisme — notre attention s’est focalisée sur ce coup de génie machiavélien qu’aura été la fatwa de Khomeiny. C’est elle qui a fait la « une » des journaux — le retrait de l’Armée rouge étant relégué en pages intérieures. Mais, aujourd’hui, on voit Riyad faire alliance avec Moscou qui fut son ennemi absolu. À preuve la première visite d’un souverain saoudien en Russie, celle du roi Salmane, en octobre 2017, et l’alliance structurelle de ces deux ennemis d’hier pour peser face aux États-Unis sur les prix du brut.
J.-P. P. — Depuis cette visite, les relations entre les deux pays n’ont cessé de se renforcer...
G. K. — Absolument. Il existe d’ailleurs un parallèle entre l’évolution des relations saoudienne et israélienne avec la Russie. Riyad et Tel-Aviv, qui sont deux grands amis des États-Unis, ont opéré un très fort rapprochement avec Moscou alors qu’ils étaient auparavant, l’un et l’autre, des ennemis de l’URSS qui, de son côté, était le défenseur, on s’en souvient, de la Syrie, de l’OLP et de l’Égypte. Ce rapprochement permet à ces deux pays de faire pression sur Washington. On l’a vu lors de l’affaire Khashoggi : quand certains sénateurs américains ont exigé de mettre l’Arabie saoudite au ban des nations, Turki al-Dakheel, alors patron de la chaîne de télévision Al-Arabiya, a répliqué en prétendant que c’était sans importance puisque son pays avait la possibilité de développer encore davantage ses liens avec Moscou — cette déclaration était, bien sûr, destinée à contenir les pressions venant des États-Unis. Quant à Israël, il n’a pas souhaité s’associer aux sanctions visant la Russie du fait de l’annexion de la Crimée, et Benyamin Netanyahou se rend entre huit et dix fois par an à Moscou ou à Sotchi — là aussi parce qu’il considère que la Russie peut lui servir de levier par rapport aux États-Unis. Sur la Syrie, Tel-Aviv et Riyad ont exactement la même position : 1) ils ne remettent pas en cause la suzeraineté de Moscou sur ce pays ; 2) ils peuvent s’accommoder du maintien de Bachar al-Assad au pouvoir ; et 3) point de convergence essentiel, il n’est en revanche pas question pour eux d’entériner la présence iranienne sur le territoire syrien.
J.-P. P. — Mais la Russie, de son côté, est plutôt favorable à l ’Iran...
G. K. — Il est vrai qu’un lâchage de l’Iran par la Russie n’est pas à l’ordre du jour — même si l’on peut entendre, à Moscou, des couplets anti-iraniens car Téhéran est perçu comme trop « jusqu’au-boutiste » en Syrie, et si la presse iranienne comporte des attaques antirusses car Moscou est favorable à un compromis avec les forces sunnites en Syrie. Structurellement, ces deuxpays demeurent assez proches, ne serait-ce que parce que l’Iran représente aux yeux de la Russie un facteur de problèmes pour les États-Unis. À Moscou, on n’est pas fâché que la tension avec l’Iran dans le Golfe — la palinodie de Donald Trump, le 20 juin, qui renonce in extremis à frapper l’Iran après que les forces iraniennes ont abattu un drone américain (avec des missiles russes) — mette Washington en porte-à-faux avec ses alliés européens par exemple...
J.-P. P. — La tension entre l ’Iran et l ’Arabie saoudite est largement entretenue par Riyad. Pour quelle raison, sachant que Téhéran n’est pas une menace existentielle pour le royaume ?
G. K. — Ce n’est pas une menace existentielle, mais l’Iran a tout de même la capacité militaire d’interrompre les flux pétroliers dans le détroit d’Ormuz : on vient de voir en juin 2019 des attaques de pétroliers non revendiquées, mais qui rappellent celles qu’avait menées Téhéran dans la décennie 1980 durant la guerre avec l’Irak, alors que Saddam Hussein était soutenu par l’Occident. De surcroît, en mai, les rebelles houthis du Yémen ont utilisé des drones pour attaquer un oléoduc en territoire saoudien. Même si les houthis sont moins dépendants de Téhéran qu’on le dit à Riyad — et beaucoup plus qu’on le suggère à Téhéran —, cette frappe est un signe de la capacité iranienne à utiliser des mesures de rétorsion dans le cadre d’une guerre asymétrique. Autre signe similaire : les missiles envoyés depuis Gaza par le Djihad islamique qui ont tué, début mai 2019, quatre Israéliens, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps. Ces missiles, qui ont réussi à passer le système de défense israélien (le « Dôme de fer »), n’ont sans doute pas été bricolés sur place par un mécanicien du mouvement palestinien ! On le voit : l’Iran, que le président américain veut mettre à genoux et qui est effectivement acculé par les Américains depuis que Donald Trump a déchiré l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (le JCPOA signé le 15 juillet 2015), dispose d’un certain nombre de moyens de rétorsion — et il n’hésitera pas à les employer tant que les États-Unis ne proposeront pas aux élites de la République islamique un « deal » que celles-ci jugeront satisfaisant. Les Iraniens sont donc en train de montrer qu’ils ont la possibilité de frapper des alliés de Washington — que ce soit par le biais des houthis, du Djihad islamique ou de forces non identifiées. Il reste que, au fond, pour l’Arabie saoudite, le problème n’est pas tant l’Iran, qui est une grande civilisation depuis l’aube des temps, mais le Qatar.
J.-P. P. — Pourtant, le Qatar, s’il est un coffre-fort et un acteur de la scène internationale grâce à Al-Jazira et, d’une façon générale, grâce à son soft power, n’est en rien une puissance militaire...
G. K. — Certes, mais depuis 1995 et l’arrivée au pouvoir du cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani et la création l’année suivante de la chaîne Al-Jazira, le Qatar n’a cessé d’utiliser ses moyens d’information pour s’en prendre à Riyad. Un point d’histoire : le système saoudien ancien était un système bédouin où la succession se faisait de manière latérale à travers tous les frères puisqu’on mourait à cette époque très jeune, à cause des razzias incessantes, ce qui faisait que, souvent, le fils, trop jeune, ne pouvait pas succéder au père ; c’est donc son frère qui lui succédait pour maintenir la cohérence de la tribu. Ce système a prévalu dans la monarchie. Il en découlait que, grâce au confort et à la qualité de la gériatrie dont bénéficiaient les milliardaires du naphte, des vieillards accédaient au trône et il fallait partager la rente pétrolière entre une myriade de princes — d’où l’extrême ralentissement du processus décisionnel. Ce n’est pas le cas au Qatar, où la prise de décision est très rapide et qui a taillé des croupières au royaume saoudien en utilisant Al-Jazira et en mobilisant les Frères musulmans du monde entier. L’ambition de Doha a été depuis 1995 de mener une politique qui ankylose l’Arabie saoudite. La confrontation du Qatar et de l’Arabie saoudite, c’est celle du tigre et de l’éléphant. Si le tigre reste immobile, l’éléphant le piétine et l’écrase. Si, en revanche, il est sans cesse en mouvement, l’éléphant ne peut rien faire et c’est le tigre qui lui saute sur le dos et lacère sa peau de ses griffes. Des mouches s’installent alors dans les blessures de l’éléphant pour pondre. À la fin, le pachyderme s’effondre et le fauve en fait son repas. C’était la tactique de Hô Chi Minh vis-à-vis de l’armée française en Indochine.
J.-P. P. — Mohammed Ben Salmane n’entend plus être l’éléphant de la fable ?
G. K. — On le voit avec la « révolution du Ritz-Carlton », comme je l’appelle. les princes et oligarques du système saoudien ont tous été convoqués dans cet établissement et on leur a fait comprendre, par des méthodes assez musclées, qu’il n’y avait désormais qu’un seul chef. Le royaume est ainsi passé de ce système de succession latéral et de concertation entre frères dont je viens de parler à une hiérarchie où il n’y a plus qu’un seul preneur de décisions. La situation à l’intérieur du pays a dès lors été bouleversée. Et à l’extérieur aussi ! On le voit vis-à-vis du Qatar par exemple. le prince héritier est pour une fois plus jeune que l’émir du Qatar et considère qu’il ne va plus s’en laisser conter.
J.-P. P. — La revanche contre le Qatar est donc un élément extrêmement important de la politique saoudienne ?
G. K. — Oui, parce que le Qatar, je le répète, soutient les Frères musulmans (avec la Turquie) contre l’Arabie saoudite et continue de chercher à s’emparer de l’hégémonie sur le discours islamique sunnite aux dépens des Saoudiens. C’est pourquoi Doha a financé la prise de pouvoir de Mohammed Morsi en Égypte et soutient Fayez el-Saraj contre le maréchal Haftar en Libye. ses efforts se sont terminés début juillet 2013 par le pronunciamiento du maréchal Sissi, qui a été financé par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, mais aussi par l’abdication, au Qatar, du cheikh Hamad au profit de son fils Tamim, pour éviter que son rival Hamed ben Jassem al-Thani ne prenne le pouvoir (4). Hamad et Tamim ont ainsi fait payer à Hamed ben Jassem l’échec de sa stratégie de « frèrisation ». C’est ainsi qu’ils ont sauvé la monarchie qatarie.
J.-P. P. — La monarchie qatarie était-elle à ce point menacée ?
G. K. — Oui. parce que toute la stratégie du Qatar s’était soldée par un échec. Aujourd’hui, on constate l’isolement politique du Qatar. Son boycott a été organisé dès la première visite de Trump en Arabie saoudite lorsque le président nouvellement élu déclara que le Qatar était le fourrier du terrorisme, un tweet que Rex Tillerson et John mattis, alors respectivement secrétaire d’État et secrétaire à la Défense — l’un et l’autre depuis limogés — s’employèrent à minimiser, ne serait-ce que parce que le Qatar abrite à Al-Udaid la plus grande base américaine hors du territoire national, avec plus de cent aéronefs. À présent, pour les Saoudiens, il n’est plus question de se sentir menacés par ce qu’ils appellent l’« arrogance qatarie ». Ils sont d’autant plus hostiles à la politique de soutien aux Frères musulmans que mènent Doha et Ankara que, sans être devenus hostiles au wahhabisme — Mohammed ben Salmane a déclaré qu’Ibn Abd al-Wahhab était l’un des grands esprits du XVIIIe siècle —, ils s’emploient à démanteler les réseaux salafistes « extrêmes » que nombre de grandes familles saoudiennes avaient jusqu’alors financés. Or, depuis la révolution du Ritz-Carlton, le contrôle par l’État est beaucoup plus strict. pour les Occidentaux, c’est un immense soulagement.
J.-P. P. — Cette hostilité anti-qatarie aura-t-elle une incidence sur la tenue dans ce pays de la Coupe du monde de football, prévue pour 2022 ?
G. K. — La préparation de la Coupe du monde de football est perçue en Arabie saoudite, mais aussi dans les Émirats arabes unis et à Bahreïn, comme une manifestation de l’« arrogance qatarie ». Oon y est convaincu qu’il est possible de l’empêcher. Or, aujourd’hui, l’organisation de cette compétition est vitale pour le Qatar. Au départ, il était prévu que les huit stades seraient édifiés non seulement à Doha mais aussi à Dubaï et ailleurs dans la région. À présent, on sait qu’aucun ne pourra être construit hors du territoire qatari. Conséquence : les Qataris s’emploient à les bâtir à toute allure. Eest-ce qu’ils réussiront ? Il faut aussi prendre en compte la dimension sécuritaire de l’événement : s’il y a la moindre tension, les supporters ne se risqueront pas à faire le déplacement. On le voit : pour Doha, l’enjeu est énorme. Riyad et Abou Dhabi seraient ravis que la Coupe échappe à Doha — sauf si, d’ici à 2022, le Qatar vient à résipiscence...
J.-P. P. — Ces derniers temps, le Qatar ne s’est-il pas quelque peu éloigné des Frères musulmans ?
G. K. — Le Qatar reste derrière eux. Il est vrai que les Frères sont surtout présents en Turquie, mais ce n’est pas elle qui peut les financer. Par ailleurs, le Qatar a un autre défaut aux yeux de Riyad : il partage avec l’Iran le plus grand champ gazier du monde, qu’on l’appelle North Dome ici ou South Pars là. Or, si le Qatar a les capacités d’exploiter le gisement, Téhéran ne les possède pas puisqu’il n’a aucun moyen d’acheter des équipements en raison de l’embargo. Dès lors, il y a des arrangements financiers entre les deux pays, ce qui irrite prodigieusement Riyad.
J.-P. P. — Mais qui dirige la politique étrangère du royaume ? Est-ce Mohammed Ben Salmane en personne ? A-t-il des conseillers ?
G. K. — Il y a autour de lui un groupe de jeunes conseillers dont certains ont fait leurs études aux États-Unis. Ce n’est pas le cas du prince héritier lui-même, qui n’a jamais vécu outre-Atlantique. Il est resté auprès de son père, ce qui explique sa connaissance des arcanes du palais royal contrairement à ses demi-frères qui ont tous fait leurs études à l’étranger. La première fois que je l’ai rencontré, nous avons exclusivement communiqué en arabe. Il s’exprime désormais aisément en anglais. Dans son entourage, il y a des conseillers plus chenus qui connaissent bien l’intérieur du système et une génération de trentenaires qui connaissent le monde et le pensent de manière très désinhibée par rapport à la tradition saoudienne. C’est assez frappant, même si la machine de l’État peut ne pas traduire cette façon de penser d’une manière acceptable par le public. Paradoxalement, il a un côté Emmanuel Macron dans sa façon de se débarrasser du vieux monde et de donner sa confiance à des gens jeunes qui n’ont pas forcément beaucoup d’expérience mais qui sont plus à même de capter les mutations du temps.
J.-P. P. — Les Grands Oulémas ont-ils perdu leur pouvoir ?
G. K. — Ils n’ont plus d’accès privilégié au champ politique. Auparavant, outre le champ religieux, ils exerçaient une forte prégnance sur le domaine politique. Ce n’est plus le cas.
J.-P. P. — Il reste cependant au moins un représentant de la famille ach-Cheikh (5) dans le gouvernement...
G. K. — La famille dans son ensemble est assez différenciée dans les positions des individus qui la composent. Elle représente des intérêts anciens et sert à vérifier que le socle religieux du pouvoir n’a pas été complètement éliminé. Mais le rapport de forces a changé. Les oulémas étaient nécessaires pour permettre la médiation entre la famille royale qui contrôlait la ressource pétrolière et les roturiers qui ne bénéficiaient que marginalement de cette manne. Mohammed ben Salmane s’est efforcé de trancher le nœud gordien en affirmant que la richesse du pays ne dépendrait plus uniquement de la rente pétrolière mais, de plus en plus, du travail de la jeunesse.
J.-P. P. — Mais si Mohammed Ben Salmane affaiblit l’alliance historique pluriséculaire entre la famille Al-Saoud et les hauts religieux wahhabites, sur quoi va reposer la légitimité du royaume ?
G. K. — C’est son défi majeur en politique intérieure. Son grand pari, c’est que la jeunesse saoudienne, avide d’avoir une autre vie, lui fournira le soutien dont il a besoin, et que la modernisation créera des emplois. On se souvient que c’était, précisément, le pari du chah d’Iran, qui offrait aux étudiants des bourses afin qu’ils aillent passer quelques semestres dans des universités américaines — mais, in fine, les oligarques de son entourage ont tout raflé, ruinant au passage le bazar. La jeunesse, pourtant bénéficiaire de ses largesses, n’est pas arrivée à s’intégrer au sein d’une élite très fermée et a donc été le ferment de la contestation qui a abouti à la révolution de 1979...
C’est pourquoi, pour Mohammed ben Salmane, assurer la cohésion entre le pouvoir et la société est absolument essentiel. Le royaume possède encore beaucoup de pétrole, ce qui permet de fluidifier les relations sociales, mais l’arrivée de MBS signifie très clairement que culturellement l’ère de l’après-pétrole est arrivée. C’est la prise en compte que l’État rentier en tant que tel ne peut pas assurer la pérennité de l’Arabie saoudite et que, si le pays se contente de s’appuyer sur cette rente, il s’effondrera. C’est la tentative sinon d’en sortir complètement, du moins de diminuer la dépendance à son égard. Telle est la ligne de crête sur laquelle le royaume avance aujourd’hui. Reste que le royaume produit encore 11,5 millions de barils par jour. C’est pourquoi l’affaire Khashoggi, qui a suscité un énorme scandale au niveau international, n’est plus mise à l’agenda des grands États — on l’a vu lors du sommet du G20 à Osaka en juin 2019 où le prince héritier figurait au centre de la photo...
J.-P. P. — La population saoudienne ne tient-elle pas le prince héritier pour responsable de certains échecs, comme la guerre du Yémen ?
G. K. — Pour l’instant, je ne pense pas que la guerre du Yémen soit perçue par les Saoudiens comme une guerre livrée par l’Arabie saoudite à ce pays. Elle a été décrite à la population comme une guerre contre l’Iran. Plus préoccupante pour le royaume, en revanche, est la stratégie suivie par les Émirats, qui est une stratégie maritime : ils ont quasiment reconstitué l’indépendance du Ssud-Yémen. Ils contrôlent donc la route des tankers vers le canal de Suez alors que les Saoudiens, eux, ont une stratégie terrestre et leurs bombardements dans la montagne zaydite, d’où est issue la rébellion houthie, n’ont jamais produit de véritables succès militaires.
J.-P. P. — Vous l’avez évoqué et beaucoup d’observateurs le pensent : pendant des décennies, l’Arabie saoudite a été comptable de l ’exportation du wahhabisme sur l ’ensemble de la planète. L’arrivée au pouvoir de Mohammed Ben Salmane a-t-elle favorisé l’émergence d’une autre politique ?
G. K. — Le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale (6), Mohammed al-Issa, qui vient régulièrement dans notre pays, expliquait dernièrement que les musulmans vivant en France doivent suivre les lois de la France. Ce n’est effectivement pas un discours que l’on entendait jusqu’alors ! Certes, il peut y avoir d’autres politiques en même temps... mais ce dont je peux témoigner, c’est que je n’avais jamais entendu ce genre de propos de la part d’un haut responsable religieux à Riyad avant l’arrivée au pouvoir de Mohammed ben Salmane.
J.-P. P. — La Turquie peut-elle remplacer l’Arabie saoudite dans l’expansion de l’islam sectaire ?
G. K. — La Turquie est dans une logique néo-ottomane, une logique de grande puissance militaire — mais elle vit un peu au-dessus de ses moyens. Elle voudrait redonner de la fierté à un monde musulman dont elle serait le leader. Le problème, c’est que, dans le même temps, elle est en proie aujourd’hui à des enjeux nationalistes extrêmement forts. Quand l’AKP a pris le pouvoir, en 2002, Recep Tayyip Erdogan avait réussi à capter le vote d’un certain nombre de Kurdes parce que, à cette époque, il n’était pas un nationaliste turc mais avait un agenda davantage panislamique. À présent, c’est terminé : Ankara s’est engagée dans une politique radicalement antikurde en Syrie, considérant que les milices YPG sont un rameau du PKK et qu’elles menacent donc le pays. La Turquie a par ailleurs pris le relais d’une grande partie de la propagande islamiste en Europe, comme le faisait naguère une Arabie saoudite qui semble à présent s’en désintéresser. Le gouvernement turc considère qu’il a une politique islamique à mener en Europe en bonne intelligence avec les Frères musulmans et le Qatar, profitant du vide créé par le moindre intérêt saoudien.
J.-P. P. — Aujourd’hui, si l’on prend un jeune Saoudien et un jeune Iranien, lequel des deux aura le meilleur avenir ?
G. K. — À l’heure actuelle, à cause des sanctions américaines et de la catastrophe économique subséquente, du raidissement politique intérieur, un jeune Iranien n’a évidemment pas un avenir radieux à court terme — hors l’émigration, bien sûr. Pour un jeune Saoudien, en revanche, il y a, a priori, de très nombreuses potentialités. Mais le marché sera-t-il à même de les lui offrir, c’est-à-dire de produire de la richesse indépendamment des subventions permises, des décennies durant, par la rente pétrolière ? Et lui-même — ou elle-même — sera-t-il en mesure de saisir ces opportunités ? Ce sera le véritable test grandeur nature pour ce pays...
(1) Fin 1979, un groupe de djihadistes conduit par Juhayman al-Otaybi, membre d’une importante tribu et lié aux franges les plus extrémistes de l’establishment salafiste du royaume, s’empare de la Grande mosquée de La Mecque. Des milliers de pèlerins sont séquestrés. Les Lieux saints ne seront reconquis que deux semaines plus tard grâce au GIGN. L’opération sera tenue secrète du fait que les non-musulmans ne sont pas autorisés à se rendre à La Mecque. 244 personnes seront tuées lors de ce coup de force, dont 117 assaillants — une partie d’entre eux décapités en place publique.
(2) « Saudi Crown prince : Iran’s supreme leader “makes Hitler look Good” », The Atlantic, 2 avril 2018.
(3) Pendant 444 jours, du 4 novembre 1979 au 20 janvier 1981, cinquante-six diplomates et civils américains sont retenus en otages par des étudiants iraniens dans l’ambassade des États-Unis à Téhéran. En échange de leur libération, les autorités iraniennes réclament que les "tats-Unis leur livrent le chah qui y séjourne à ce moment pour raisons de santé, afin que celui-ci soit jugé.
(4) Le 25 juin 2013, Hamed ben Jassem al-Thani a dû démissionner à la fois de son poste de premier ministre et de ministre des Affaires étrangères. En juillet de la même année, il a été relevé de ses fonctions de directeur adjoint de la Qatar Investment Authority (QIA).
(5) Famille de leaders religieux la plus puissante d’Arabie saoudite et la deuxième la plus importante du pays en termes de prestige après la famille royale, les Ahl ach-Cheikh sont les descendants du cheikh Mohammad ibn Abd al-Wahhab, fondateur de l’islam wahabbite au XVIIIe siècle. Ils partagent le pouvoir avec les Al-Saoud depuis près de 300 ans. L’entente est fondée sur une alliance qui voit la famille Al-Saoud détenir le pouvoir politique et la famille Ahl ach-Cheikh avoir l’autorité sur les questions religieuses et la valorisation de la doctrine salafiste. Bien que la domination des Ahl ach-Cheikh sur l’élite religieuse ait diminué au cours des dernières décennies, ils détiennent encore la plupart des postes religieux et restent étroitement liés aux Al-Saoud grâce à un nombre élevé de mariages mixtes. En raison de l’autorité morale des Ahl ach-Cheikh, l’entente entre les deux familles est restée cruciale pour le maintien et la légitimité de la famille royale à la tête du pays.
(6) Fondée en 1962 à La Mecque par le prince Fayçal d’Arabie saoudite avec le concours de représentants de 22 pays pour promouvoir le panislamisme en opposition au panarabisme nassérien, la LIM s’efforce de faire connaître la charia et de répandre l’enseignement islamique en finançant la construction d’écoles et d’instituts musulmans. La ligue a notamment tenté d’obtenir la légalisation des tribunaux islamiques au Canada.