Les Grands de ce monde s'expriment dans

L’Occident, la France et le Moyen-Orient...

Politique Internationale — À l’aube d’une nouvelle décennie, on a le sentiment que le Moyen-Orient est de nouveau en ébullition...

Frédéric Encel — La période est en effet lourde de menaces, et plusieurs foyers de violence existent, notamment au Yémen et dans le Nord-Ouest syrien. Mais je pense qu’il faut contextualiser et, au fond, relativiser. D’abord, il n’y a pas actuellement de guerre de haute intensité, c’est-à-dire menée par des centaines de milliers de soldats dotés d’armements lourds sinon stratégiques, comme cela fut le cas à plusieurs reprises dans les décennies 1970 et 1980. Je rappelle qu’au cours de la guerre du Kippour d’octobre 1973 Iisraël et une coalition arabe de plusieurs États s’affrontaient avec plus de 4 000 chars et plusieurs centaines de chasseurs-bombardiers, l’une des deux superpuissances menaçant de recourir à l’arme atomique ! Plus à l’est, entre 1980 et 1988, le conflit entre l’Iran et l’Irak causerait pour sa part au moins un demi-million de morts et coûterait des centaines de milliards de pétrodollars. On est loin de ces montées aux extrêmes. Ensuite, élargissons encore un peu notre perspective ; en dépit de tous les conflits qui ont agité la région depuis un gros demi-siècle, jamais au Moyen-Orient on n’a atteint les cataclysmes qu’a connus par exemple l’afrique des Grands Lacs dans la décennie 1990 — des millions de civils assassinés dans des massacres et lors d’un génocide, et cela en quelques années sur des espaces au fond guère plus vastes...

J’ajoute que le Moyen-Orient est une représentation — au sens lacostien du terme — et qu’il conviendrait d’en ciseler les contours : la Libye et le Sahel en font-ils partie (1) ? Doit-on y inclure le Pakistan, voire l’Afghanistan ? Si oui, alors évoquons plutôt le monde sahélo-arabo-musulman.

P. I. — Mais il y a quand même dans cette région, quelle que soit son acception géographique, une accélération du rythme des crises...

F. E. — ...du rythme des crises, ou des débats et informations consacrés à ces crises ? Je veux dire que sous l’Empire turc ottoman, lorsqu’il dominait le Moyen-Orient et presque tout le monde arabe (bien plus longtemps du reste que les Européens ne le domineraient fin XIXe-début XXe siècle), il se passait déjà quantité d’événements parfois graves, mais qui nous parvenaient ou nous passionnaient moins, par manque de canaux d’information mais aussi sans doute d’intérêt pour la zone. À notre époque, le flux ininterrompu et en cascade d’informations (toutes dignes de ce nom ?) en provenance de cette région constitue un prisme déformant ; chaque année, chaque mois, chaque jour, on se dit que décidément le Moyen-Orient a été bouleversé de fond en comble. Or quand on lâche le fil Twitter ou telle chaîne d’info en continu en prenant un peu de hauteur et de recul, on s’aperçoit que les fondamentaux demeurent : instrumentalisation du religieux au profit du politique (c’est un universitaire dont la thèse avait naguère porté sur la géopolitique de Jérusalem qui vous le dit !), clanisme népotique et corruption au dernier degré, caractère très souvent rentier des économies, absence de modification des frontières pourtant honnies, etc.

P. I. — Attendez, les frontières et zones d’influence établies par les accords secrets franco-britanniques Sykes-Picot en 1916 sont plus qu’honnies : elles sont ultra-contestées !

F. E. — Eh bien, pas tant que cela, en définitive. Écoutez, sauf le pseudo-État califal Daech pendant trois ans seulement entre 2014 et 2017, quel État a-t-il déjà annulé ou seulement modifié ces tracés effectivement méprisés ? Aucun ! Ni la Turquie dont l’armée et les supplétifs islamistes rejetèrent violemment (et indûment) en octobre 2019 les Kurdes du Rojava, cette plaine frontalière la séparant de la Syrie, et qui lorgne en même temps la Mossoul « perdue » jadis au profit de l’Irak ; ni la Syrie naguère sous mandat français qui ne revendique plus le sandjak d’Alexandrette pourtant détaché en 1939 par la France au profit de ladite Turquie, la Syrie qui ne réclame même plus la fusion avec un Liban lui aussi arraché (en 1943) ; ni l’Irak dont les tribus arabes du Nord-Ouest se rattacheraient bien à celles du Sud-Est syrien contigu et tout aussi désertique ; ni l’Iran qui tente pourtant de s’adjoindre les populations chiites du Sud irakien mais qui respecte les accords d’Alger frontaliers de 1975 ; ni la modeste Jordanie qui ne réclame plus depuis 1988 la... Cisjordanie sous contrôle israélien ! Vous m’accorderez que le paradoxe est savoureux : voilà deux décennies au moins qu’on répète à l’envi que les vieux accords impérialistes Sykes-Picot sont définitivement enterrés, et néanmoins demeurent leurs tracés officiels faute de volonté manifeste de la part des premiers concernés...

P. I. — Vous avez évoqué la Syrie ; là, on ne peut pas relativiser la violence extrême du conflit !

F. E. — Non, en effet, simplement et pour abonder dans la tonalité de votre question, je rappellerai qu’en seulement sept années de guerre civile et de guerre, de 2011 à 2018, on avait déjà déploré et sur une surface équivalant à deux ou trois départements français, 500 000 tués — des civils en majorité —, soit six à sept fois plus qu’en soixante-dix ans de conflits israélo-arabes toutes violences confondues ! Pourquoi un tel ouragan de mort ? Parmi les facteurs explicatifs, l’un me semble convaincant : la Syrie aura incarné le théâtre de la double guerre qui déchire actuellement le monde musulman ; d’une part, entre des chiites et des sunnites ; d’autre part, entre des nationalistes et des islamistes. Assad le nationaliste alaouite et donc (d’origine) chiite, a fait face à des opposants majoritairement islamistes et sunnites. Certes, le moteur social de la lutte existait aussi et, par ailleurs, le clivage n’était pas totalement calqué sur ce schéma ; mais, pour l’essentiel, ce fut bien un combat à la vie à la mort car s’inscrivant à la conjonction des deux déchirures actuelles du monde arabo-musulman, d’où sa violence et son bilan apocalyptiques.

P. I. — Vous parlez de deux camps antagonistes, mais peut-on mettre sur le même plan les opposants modérés à Assad — comme l’Armée syrienne libre — et le dictateur ?

F. E. — Non, et je ne le fais pas. J’ai toujours considéré Bachar comme un bourreau, le digne héritier de son père Hafez qui, depuis sa prise de pouvoir en 1970 et jusqu’à sa mort en 2000, avait mené une politique d’expansion à l’extérieur (au Liban notamment) et de répression féroce à l’intérieur (tueries de Hama). D’ailleurs, mon premier article consacré à Bachar el-Aassad, dans lequel je le stigmatisais, remonte au 29 juin 2001 (2) ! incontestablement, ses opposants islamistes étaient tout aussi barbares dans leurs méthodes et fanatiques dans leur dogme. Mais ce n’est pas parce qu’on combat la peste qu’on adopte le choléra et, de ce point de vue, je dois vous dire que la « doctrine Le Drian » — ayant toujours consisté à voir Daech comme l’ennemi principal sans collaborer avec Assad — fut et reste la meilleure car frappée au coin du bon sens. Rappelons, par surcroît, que le despote syrien n’a jamais — ni ses alliés russes au demeurant — combattu sérieusement Daech, laissant les djihadistes étriller l’armée syrienne libre et d’autres opposants modérés. Toutes proportions gardées, ce schéma des totalitarismes en principe ennemis mais complices sur le terrain n’est pas sans rappeler désagréablement l’Europe orientale de 1939-1941...

P. I. — Cela dit, Assad a gagné. Que répondez-vous à ceux qui affirment qu’il faut être réaliste ?

F. E. — Ah, notre sacro-sainte « realpolitik » ! Celle trop souvent synonyme de cynisme... Voyez-vous, le problème fondamental du « réalisme » auto-proclamé, c’est que les réalités auxquelles il doit coller changent parfois brutalement : en décembre 2010, il était « réaliste » de soutenir les vieilles dictatures arabes vermoulues — Kadhafi, Moubarak, Ben Ali, Abdallah Saleh, etc. — mais cela ne l’était plus en décembre 2011, après leurs respectifs renversements... N’aurait-il pas été plus « réaliste » de s’en défier avant le Printemps arabe ? D’autant qu’une fois le dictateur renversé par son peuple, ce dernier nous en veut amèrement d’avoir si longtemps soutenu son pouvoir. Favoriser une dictature, c’est parfois intéressant à court terme mais presque toujours coûteux à longue échéance, et pas seulement d’un point de vue éthique ou moral. Souvenez-vous du sanguinaire Saddam Hussein qui nous aura laissé une ardoise salée après avoir déstabilisé la région (invasion de l’iran puis du Koweït, répressions antikurdes et antichiites atroces en interne, etc.) et ruiné son pays de cocagne. Souvenez-vous de Kadhafi qui aura tenté de déstabiliser la tunisie et l’Égypte, d’envahir notre allié tchadien, de nous terroriser en faisant sauter des avions de ligne et de nous chasser d’afrique subsaharienne, tout cela sans même acquérir dans nos usines et nos arsenaux, à de rares et anciennes exceptions près, de lucratifs matériels et infrastructures (3) ! Et la liste est longue...

P. I. — Mais Assad, lui, est toujours en place...
F. E. — Soit (et j’ai toujours annoncé qu’il en serait ainsi), mais dans quelles perspectives et pour quel intérêt « réaliste » devrait-on discuter avec lui ? Voilà trois décennies que la dynastie Assad floue les présidents français successifs, faisant abattre à l’occasion nos soldats et autre ambassadeur au Liban lorsque notre politique ne lui sied guère... En outre, non seulement Bachar ne domine plus qu’un champ de ruines et une population exsangue, mais encore ne tient-il que par le bon vouloir de Téhéran et surtout de Moscou. Franchement, autant dialoguer directement avec Poutine, ce que par ailleurs nous faisons.

P. I. — Parlons des États-Unis. Ne sont-ils pas les grands perdants de l’évolution actuelle ?

F. E. — Les Américains se sont affaiblis eux-mêmes, et les Russes ne sont forts que de leur faiblesse. Ici, nul syndrome vietnamien ni « chute du faucon noir » à la somalienne ; aucune catastrophe militaire n’a frappé des GIs (4). Personne n’a poussé Barack Obama à renoncer en août 2013 à sa propre promesse d’intervenir militairement si Assad réemployait du gaz neurotoxique contre des civils ! Or il a capitulé en rase campagne, entraînant une chute catastrophique de crédibilité, pas seulement vis-à-vis de ses alliés réels ou potentiels mais face à ses adversaires ou concurrents en influence sur le terrain. Quand on dispose de la puissance et qu’on en revendique la légitimité et la pérennité, on l’assume et on tient ses engagements. Vous rendez-vous compte qu’avant cette reculade désastreuse il n’y avait en Syrie absolument aucun bombardier russe ? Moscou soutenait assad mais techniquement et diplomatiquement ; une simple frappe aérienne US — fût- elle symbolique — n’aurait occasionné aucune perte humaine ni matérielle à Obama et aurait conforté la crédibilité et la présence américaines dans la zone. À l’époque chroniqueur géopolitique quotidien sur France Inter, j’avais consacré une semaine entière à ce renoncement tant il me paraissait déjà porteur de graves conséquences...

P. I. — Pourquoi, alors, cette décision de la part d’un bon connaisseur des relations internationales ?

F. E. — Obama a cru qu’en négociant directement avec Moscou il parviendrait à faire évacuer la totalité des stocks de gaz neurotoxiques dont disposait la Syrie. La suite a prouvé qu’il s’est fait rouler dans la farine puisque, d’une part, l’usage de ces armes prohibées s’est poursuivi, et, d’autre part, les Russes sont massivement intervenus peu après.

P. I. — Mais Donald Trump aussi vient de se retirer de Syrie !
F. E. — Oui, rebelote en octobre 2019. en annonçant le retrait des forces spéciales du Rojava, il a donné un feu vert et un blanc-seing, en l’espèce à la Turquie, pour chasser manu militari les Kurdes — en dépit de tweets pseudo-menaçants opportunément envoyés le lendemain devant la bronca des élus républicains comme démocrates au congrès — et a assumé cyniquement une forme de trahison de ses alliés contre daech.

P. I. — Pour quelle raison ?
F. E. — Le motif n’est pas cette fois géopolitique et ne concerne en rien la Russie ; je pense que la campagne électorale américaine a largement dicté cette décision moralement scandaleuse et géopolitiquement inconséquente. Trump ne veut pas prendre le moindre risque de voir l’un de ses soldats se faire tuer, d’autant qu’il avait promis d’en ramener la plupart au pays. Or Recep Tayyip Erdogan insistait depuis de longues années sur sa volonté irréductible d’occuper cette bande frontalière afin que ne s’y installent pas des forces kurdes. Une offensive, des tirs croisés, des obus perdus, des américains malencontreusement touchés... Obnubilé par sa réélection, Trump ne voulait pas de ce scénario cauchemar dont Ankara laissait planer la menace.

P. I. — Du coup, les Américains se retrouvent tout à fait hors jeu dans cette zone...

F. E. — Du moins sont-ils bien moins présents qu’avant Obama, en particulier en Syrie. Si vous ajoutez la stupéfiante passivité de Trump après la frappe sur les installations pétrolières saoudiennes d’octobre 2019, on enregistre une réelle politique de sabordage. Et le problème n’est pas d’ordre militaire ; les 5e et 6e Flottes respectivement déployées dans l’océan Indien et en Méditerranée, ainsi que les nombreuses bases aéronavales américaines de la péninsule Arabique, représentent une force phénoménale dépassant tout ce que l’ensemble des autres puissances présentes — Russie et France comprises — peuvent aligner. Le « pivot » vers le Pacifique, enclenché par Obama dès son premier mandat, demeure donc militairement très relatif. La question de la présence américaine au Moyen-Orient est autrement plus politique, et peut-être budgétaire, que militaire.

P. I. — On a l’impression que les autres Occidentaux, eux, y sont paralysés. Au fond, n’est-ce pas dans cette région que le défi à l’Occident est posé avec le plus d’acuité ?

F. E. — Si, absolument, et peut-être même autant que sur l’épineux dossier de l’Otan. Deux questions se posent. en premier lieu, l’Europe en tant que puissance joue-t-elle un rôle au Moyen-Orient ? La réponse est non. des aides financières à divers programmes culturels et humanitaires au profit de réfugiés ne constituent pas une politique. dans la quasi-totalité des cas, les européens s’en remettent intégralement à l’Otan (donc, en réalité, aux États-Unis) pour leur sécurité, même quand elle ne semble pas directement menacée, dès qu’un président américain demande — comme George W. Bush en Afghanistan en 2001 ou en Irak en 2003 — leur soutien actif.

En second lieu, quid des deux seules puissances de l’Union européenne se représentant et s’assumant encore comme telles, à savoir la Grande-Bretagne et la France ? La première a toujours suivi les États-Unis en s’abstenant toutefois à partir des années 1970 d’intervenir à l’est d’Aden, et apparaît aujourd’hui moins encline que jamais à se projeter militairement, échaudée par l’expédition irakienne de 2003 et empêtrée depuis 2017 dans un kafkaïen Brexit. La seconde s’affirme plus indépendante et maintient une présence logistique et militaire bien plus considérable, de l’Ouest sahélien à l’ancien Levant syro-libanais, avec notamment plusieurs bases abritant de redoutables forces aériennes et terrestres.

P. I. — Ce qui n’empêche pas la France de suivre les États-Unis...

F. E. — Effectivement, et c’est bien le paradoxe en même temps qu’un dilemme et un défi. Revenons sur la reculade américaine de l’été 2013. François Hollande et David Cameron sont prêts à suivre Barack Obama dans des frappes sur des bases militaires syriennes. La chambre des communes interdit au premier ministre britannique de s’engager. Restent Obama et Hollande. Obama renonce comme on le sait. Reste Hollande. Que fait-il ? Il renonce aussi, la mort dans l’âme. Dans un autre contexte et de façon moins spectaculaire, Paris et Londres ont aussi suivi Washington en octobre 2019 lors de l’annonce du retrait des 2 000 américains de Syrie, au sens où les deux puissances européennes auraient pu s’en désolidariser et annoncer qu’elles demeureraient malgré tout aux côtés des Kurdes. Le paradoxe, c’est que ces reculades au Moyen-Orient « font » Occident au moment où on l’annonce moribond, dans la mesure où ses trois seules grandes/moyennes puissances restent globalement soudées (à l’exception de 2003), dans les renoncements comme dans les interventions ; qu’on se souvienne de cette triple frappe balistique franco-anglo-américaine d’avril 2018 sur une base syrienne, à l’initiative de... Donald Trump. Sans sa décision de frapper, l’aurions-nous fait seuls ou avec nos alliés britanniques ? Certes pas.

P. I. — Pourquoi ?
F. E. — Sans doute à cause de ce que j’appelle le « syndrome de Suez », en référence à l’expédition franco-britannique contre Nasser, en 1956, violemment rejetée de conserve par Moscou et Washington, néocoloniale ou stigmatisée comme telle. Depuis règne constamment la crainte de ce procès en impérialisme ou en néocolonialisme que d’aucuns sont toujours prompts à instruire à l’encontre de n’importe quel État occidental, la France en particulier. Mais avec les Kurdes et leur lâchage par Trump, quel ironique paradoxe ! Voilà que la France reste une fois encore solidaire des États-Unis mais... dans le renoncement à défendre nos alliés kurdes qui ont pourtant vaillamment combattu les barbares de Daech, et face à une expédition impériale turque dans le nord syrien ! Je pense que nous tenions là une belle occasion de démontrer tout à la fois que nous n’étions pas (ou plus) inféodés à Washington, et que la France restait une authentique puissance avec laquelle il fallait compter dans la région.

P. I. — Vous évoquez la France comme s’il s’agissait encore d’une grande puissance...

F. E. — Mais parce qu’elle l’est à certains égards, surtout dans l’espace sahélo-méditerranéen au sens large, à condition de ne pas la situer sur l’échelle américaine, inatteignable. Qu’on en juge plutôt : un vaste complexe de bases aux Émirats arabes unis accueillant au titre d’une vraie alliance militaire des chasseurs-bombardiers modernes, de l’artillerie à longue portée ainsi que des troupes d’élite ; deux autres bases en Jordanie et à Djibouti, et des relais et réseaux politiques de poids sur le terrain — kurdes et autres — dans toute la région. Et l’on doit ajouter le Sahel où, du Tchad au Mali, la France est également très présente (avec des pertes hélas substantielles comme en novembre dernier), ainsi que dans des États amis et/ou clients tels le Maroc et l’Égypte. On peut toujours ricaner de tout cela, mais quelle autre puissance affiche de telles capacités ? Aucune, à part les États-Unis. Vous savez, lors de mes nombreux voyages, colloques et conférences à l’étranger, je rencontre depuis plus de vingt ans déjà diplomates, officiers supérieurs, journalistes spécialisés et universitaires ; certains contestent telle ou telle de nos politiques, mais aucun ne s’est moqué de notre puissance de frappe et de projection, et moins que jamais sous l’actuel tandem Macron-Le Drian. Au fond, il n’y a hélas que des Français pour le faire...

Soit dit en passant, au regard des fortes réticences des européens à nous suivre, des retards techniques de thales et des inconséquences américaines, la question de l’autonomie et de l’efficacité de notre outil industriel de défense est sans doute à repenser (5).

P. I. — Nous avons abondamment évoqué nos alliés occidentaux et mentionné plusieurs États méditerranéens et moyen- orientaux. Évoquons à présent les adversaires : selon vous, quels sont-ils ?

F. E. — Je commencerai par un allié si déloyal qu’il ne l’est plus vraiment : la Turquie. depuis presque vingt ans, j’entends la triple batterie d’arguments en faveur d’une alliance renforcée ou d’une complaisance particulière avec ce pays : premièrement, son économie est performante et en progression ; deuxièmement, il dispose d’une armée très puissante ; troisièmement, fort de ces deux atouts et d’un régime pragmatique, il assurera la stabilité dans une région instable, en particulier depuis le Printemps arabe de 2011. Or il apparaît que le postulat est triplement erroné !

D’abord, si l’économie turque a en effet présenté une croissance soutenue la décennie passée, il convient de rappeler d’une part que cela faisait suite à la quasi-banqueroute de 2000 — après quoi on peut difficilement faire pire —, d’autre part que le pays n’a jamais franchi le seuil qualitatif de la haute valeur ajoutée : on y produit agriculture, tourisme et industrie légère mais pas de high tech ni d’aérospatial, par exemple. aujourd’hui, cette économie est à bout de souffle et la récession menace.

Ensuite, l’armée turque tant vantée a certes démontré sa « valeur » devant des guérilleros et des civils kurdes en anatolie orientale, mais jamais face à une armée sérieuse : en octobre 2019, pour s’emparer de quelques centaines de kilomètres carrés de plaine contrôlés par de maigres groupes paramilitaires kurdes, il lui a fallu déployer une semaine durant aviation, artillerie lourde et milices locales de soudards islamistes... Encore cette armée est-elle forte sur le papier et dans ses arsenaux des dotations et équipements de l’Otan, sans lesquels elle ferait — comme beaucoup d’autres — pâle figure.

Enfin et surtout, c’est le positionnement politique et diplomatique du régime turc qui fait problème. Si l’AKP islamo-nationaliste au pouvoir depuis 2002 avait maintenu son cap plutôt libéral et conciliant avec les voisins régionaux et européens, on aurait pu nourrir un certain optimisme. Mais à partir de 2009- 2010, le pouvoir de M. Erdogan (plébiscité démocratiquement à chaque scrutin jusqu’en 2016, reconnaissons-le) a rapidement dérivé vers un positionnement très agressif dont voici quelques traductions : retour à une posture ultra-négationniste sur le génocide arménien, en dépit des protocoles signés en octobre 2009 avec la république d’arménie ; soutien à la confrérie fanatique des Frères musulmans lors du Printemps arabe et depuis ; menaces militaires à l’encontre de Chypre (dont le nord, toujours occupé par l’armée turque, est une république turque qu’aucun État au monde ne reconnaît), aux fins de capter ses ressources gazières maritimes souveraines ; soutien au Hamas plutôt qu’à l’autorité palestinienne légale et légitime et complotisme antisioniste virulent ; discours outranciers à l’endroit des Européens assortis d’insultes ad hominem à l’encontre du président français ; et même dorénavant, last but not least pour un membre de l’Otan, entrave à l’emploi par des aviations occidentales de la grande base otanienne d’Inçirlik et achat de matériels balistiques russes dernier cri. Eencore n’évoqué-je là que les questions diplomatiques et stratégiques et non celles, morales, liées à la répression interne qui s’abat depuis plusieurs années sur les journalistes, les juges, les professeurs, les prétendus sympathisants gülenistes et autres simples citoyens. année après année, la liste s’allonge...

P. I. — Pour rester en effet sur les questions géopolitiques, ne faut-il pas tout de même admettre que la Turquie peut se targuer de deux atouts : son alliance avec la Russie et les deux à trois millions de réfugiés syriens qu’elle brandit face à l’UE ?

F. E. — Je suis très circonspect sur ce qui n’est pas une alliance mais un simple partenariat politico-militaire, selon moi ponctuel et très limité à la Syrie. Vladimir Poutine a cherché à sortir les Occidentaux du jeu syrien (on a vu comment Obama et Trump lui ont accordé satisfaction) en soutenant coûte que coûte la Syrie, la fidèle et précieuse alliée de Moscou depuis 1957. Pour ce faire, Erdogan lui a été utile, mais souvenez-vous des images de ces convois militaires... russo-syriens montant vers le Rojava afin de signifier à l’armée turque les strictes limites de sa progression, en octobre 2019. Et puis, vous savez, on néglige bien trop le caucase, cette région où s’affrontent dans une vraie guerre — ouverte et très meurtrière de 1991 à 1994, larvée depuis — deux États respectivement soutenus par la Russie et la Turquie, à savoir l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Pour Moscou et Ankara, les enjeux identitaires y sont considérables (par l’engouement croisé de leurs opinions publiques), et les alliances réellement militaires (une armée russe entière stationne en Arménie via un traité d’assistance militaire à long terme). Les hauts massifs caucasiens constituent la limite ultime et insurmontable du partenariat russo-turc en Syrie.

Quant aux réfugiés syriens, voilà bien une épée de Damoclès en carton ! Erdogan menace l’UE de laisser cette population se déverser en son sein si elle exerce des pressions sur lui, et en même temps il justifie son offensive illégale de 2019 et l’occupation du nord de la Syrie par la nécessité d’y renvoyer ces mêmes réfugiés syriens. Si l’on comprend bien, ces pauvres gens font simultanément double usage... Ce cynique jeu de dupes témoigne, là encore, qu’un régime agressif et (à présent) autoritaire n’est fort que de la faiblesse occidentale, en l’occurrence européenne.

Le deuxième régime à poser, selon moi, de gravissimes problèmes est celui des mollahs en Iran. Comme beaucoup d’observateurs, j’avais nourri un certain espoir dans la capacité d’apaisement de la république islamique, du moins avant et après le pouvoir frauduleux et fascisant de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013). Grande est notre déception ; non seulement l’expansionnisme iranien progresse dans toute la région, mais encore — en interne — le régime devient excessivement violent, comme en témoigne la répression féroce de novembre 2019, laquelle fit suite à celles de 2009 et de 2018, mais en plus meurtrier.

P. I. — Mais d’aucuns font observer que l ’Iran n’a jamais attaqué, envahi ni annexé de territoires...

F. E. — C’est tout à fait exact. J’irai même plus loin ; la Perse ayant précédé l’Iran des chahs s’est abstenue de le faire des siècles durant. Mais la république islamique joue plus finement, sans irrédentisme apparent, instrumentalisant les collectifs chiites dispersés sur tout le Moyen-Orient en les soutenant financièrement à des fins à la fois socio-caritatives et militaires. Le Hezbollah (parti de dieu) libanais en est la quintessence : Téhéran le crée en 1982 pour faire pièce au parti laïque chiite de l’époque, Amal. En créant un mouvement revendicatif non pas seulement politique mais aussi et surtout social et identitaire, dans cette zone du Sud-Liban où musulmans-sunnites et chrétiens-maronites avaient toujours négligé ou méprisé les musulmans-chiites, l’Iran s’inféodait durablement une population pourtant arabe et non perse et pas même contiguë, mais située aux frontières de l’« entité sioniste » honnie. Presque quatre décennies plus tard, le Hezbollah constitue l’une des plus puissantes forces balistiques de toute la région, et ses combattants contribuèrent à sauver Assad en Syrie face à de redoutables djihadistes, en 2013-2015. Au Liban et accessoirement à l’est de la Syrie, on ne peut rien entreprendre politiquement ou militairement sans l’aval du Hezbollah, docile instrument du parrain iranien. Mais on pourrait mentionner aussi des groupes chiites irakiens et, plus récemment, les Houthis au Yémen, sans oublier des « brigades internationales » chiites provenant d’Afghanistan (les Hazara) et du Pakistan ayant prêté main-forte à Assad sur l’ordre de l’Iran. Dans les Balkans aussi, en Albanie notamment, l’Iran progresse via des réseaux sociaux et éducatifs. Alors bien sûr, il ne s’agit pas d’annexions, mais à l’heure actuelle la poussée intrusive de la république islamique n’en est pas moins réelle, celle s’effectuant dans le Sud syrien aux abords d’Israël étant la plus préoccupante.

P. I. — Pourquoi « la plus préoccupante » ? Les Iraniens envisageraient-ils d’attaquer frontalement Israël ?

F. E. — Non, et ils ne l’ont du reste jamais fait depuis l’arrivée au pouvoir de Khomeiny. Pour Téhéran, Israël est un épouvantail brandi afin de fédérer les forces musulmanes dans le monde, bien au-delà du petit pôle chiite qui ne représente guère plus de 10 % des musulmans de la planète. À la tête de la république islamique, on a souvent affaire à des fanatiques mais rarement à des imbéciles ; tout comme le Hezbollah se contente de coups de menton et parfois d’épingle contre Tsahal, l’Iran agit assez prudemment en avançant par petites dizaines de kilomètres ses bases en Syrie afin de placer Israël sous pression, mais n’attaque jamais celui-ci frontalement, rapport de force oblige. Le problème avec cette tactique, c’est qu’à s’approcher du bord du gouffre on risque d’y chuter. Qu’on pense à Nasser qui, en mai 1967, ne voulait sans doute pas attaquer Israël mais dont l’attitude était devenue si objectivement dangereuse qu’elle poussa l’État juif à desserrer l’étau. Après tout, que le pouvoir iranien organise des expositions négationnistes et appelle constamment à la destruction de « ce sale microbe noir (dixit l’ancien président Ahmadinejad) — ce qui est formellement contraire à l’esprit de l’ONU — n’inquiète pas outre mesure les dirigeants israéliens qui en ont vu et entendu d’autres (6). Mais que le régime qui a soutenu (ou organisé ?) le massacre antisémite de Buenos Aires le 18 juillet 1994 et l’attentat anti-israélien de Burgas, en Bulgarie, le 18 juillet 2012, approche de leurs frontières les missiles permettant de mettre leurs menaces à exécution pose sérieusement problème. d’où les frappes aériennes israéliennes sans cesse plus incisives sur les installations militaires iraniennes en Syrie et, in fine, un risque d’escalade dont personne ne veut, et surtout pas un Poutine satisfait de l’évolution générale de la situation.

P. I. — Quels liens faites-vous entre cet expansionnisme iranien et le dossier nucléaire ?

F. E. — Je vais peut-être vous surprendre mais j’ai toujours considéré que l’accord du 14 juillet 2015 entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies plus l’allemagne (les 5+1) n’était pas négatif en soi ; imparfait, il offrait néanmoins à la communauté internationale la décennie nécessaire pour jauger et vérifier la bonne volonté de l’Iran, en contrepartie de quoi celui-ci renonçait à ce qu’il ne possédait pas encore (et qu’il ne détiendrait peut-être jamais : la bombe) contre des dizaines de milliards de dollars bien concrets qu’il pourrait investir dans les infrastructures énergétiques vétustes et le social, c’est-à-dire dans la consolidation de son assise face à une opinion de plus en plus critique. D’ailleurs, rien n’avait sérieusement démontré que Téhéran avait de nouveau menti sur son programme au moment où, en octobre 2018, Trump décida non seulement de suspendre la participation des États-Unis à cet accord, mais encore d’en entraver ou d’en interdire l’application par les autres signataires russe, chinois, allemand, français et britannique.

P. I. — N’est-ce pas précisément à cause de ce revirement américain que Téhéran se raidit ?

F. E. — Non, car l’expansionnisme pan-chiite que j’évoquais a commencé dès les années 1980 et en outre, sur le dossier nucléaire, Téhéran avait menti à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) dès la fin des années 1990. Quant à la progression et à la prolifération des capacités balistiques de téhéran, elles s’avèrent phénoménales. C’est si vrai qu’emmanuel Macron, entreprenant avec raison de tenter d’empêcher son homologue américain de renverser la table, lui a proposé dès avril 2018 d’élargir l’accord existant en y ajoutant des « piliers », telles la prolifération balistique ou encore les intrusions de l’Iran dans la région. Hélas, l’initiative a échoué et trump n’en fit qu’à sa tête, mais elle traduisait bien la préoccupation française — et internationale — face à la politique déstabilisatrice de Téhéran, laquelle politique dépasse largement la question nucléaire.

P. I. — Quid du Qatar dans ce schéma général ? Quel jeu joue-t-il et pour quels objectifs ?

F. E. — N’en déplaise à ses lobbyistes footballistiques français, le Qatar joue un rôle de dangereux trublion. trop petit démographiquement pour incarner une puissance de hard power — il ne compte même pas 300 000 sujets de l’émir aux côtés des deux millions d’ouvriers asiatiques travaillant souvent dans des conditions indignes —, ce confetti d’État joue le soft power mais, en l’espèce, avec pour objectif de saper les pouvoirs en place au profit des Frères musulmans (7). Cce fut dès les années 1990 la télévision al Jazeera, certes plus libre que les médias respectifs de quantité de régimes arabes despotiques, mais... pas vis-à-vis du pouvoir qatari lui-même ! En Libye, en Tunisie, en Égypte, en Syrie, dans le Golfe et jusqu’en europe, le Qatar s’acharne à soutenir la nébuleuse frériste — qu’on pense aux soutiens de Tariq Ramadan en France — via une propagande pro-voile, misogyne voire antisémite comme en témoignèrent longtemps les prêches du « télévangéliste » islamiste fanatique et antisémite Youssef al-Qaradawi (8). Sur le plan financier, de très forts soupçons pèsent sur de grandes familles qatariotes liées au pouvoir en matière de corruption sur le sport (les calamiteux mondiaux d’athlétisme hier, la scandaleuse tenue à Doha de la prochaine coupe du monde de football...) et, bien pire, en matière d’aide à des groupes djihadistes de Syrie et d’irak... Cela n’étonnera personne que le principal soutien régional du Qatar soit la Turquie ! À tous ces égards, les ouvrages de Christian Chesnot et Georges Malbrunot sont tout à fait éclairants (9).

P. I. — Vous n’avez pas encore évoqué le frère ennemi du Qatar : l’Arabie saoudite.

F. E. — Ceux qui m’écoutent ou me lisent savent que j’ai longtemps eu la dent dure vis-à-vis du régime saoudien, et je reste convaincu que c’était avec raison. La politique saoudienne, dans le passé, avait incarné un rigorisme extrême et une volonté de l’étendre à travers le monde, dans un souci évident de parer à la concurrence islamiste du nouveau régime khomeyniste parvenu au pouvoir en Iran en 1979. Or nous assistons à une inflexion majeure, comme l’avait dès avril 2018 fait remarquer Emmanuel Macron : « S’il y a une chance que son projet réussisse, c’est la responsabilité de la France de la lui donner (...), les ferments du changement sont là » (10). Cette inflexion prend des allures de révolution au regard des dernières décennies, qu’on en juge plutôt : levée de l’interdiction de conduire pour les femmes (ce qui, incidemment, les autorise de facto à intégrer en force le marché du travail), obtention pour les femmes encore d’un passeport et droit de quitter le territoire sans autorisation masculine, renvoi de la Muttawa (police religieuse des mœurs) dans ses cantonnements, levée de l’interdiction de la plupart des activités artistiques et tenue de concerts publics, injonction faite aux prédicateurs radicaux de se pondérer, ouverture au tourisme archéologique autour du site nabatéen d’AlUla, etc. En quelques années, la cascade de réformes sociétales impulsée par Mohammed Ben Salmane a dépassé ce à quoi la plupart des régimes conservateurs consentent en plusieurs décennies. Du reste, le projet Vision 2030 bâti et mené par le prince héritier ne concerne pas seulement le sociétal et l’éthique mais aussi l’économique et le stratégique : d’une part, la volonté de sortir à moyen terme du tout-pétrole et la quête d’un nouveau statut pour Aramco, et, d’autre part, un rôle modéré et constructif dans le dossier israélo-palestinien, l’illustrent bien parmi d’autres initiatives.

Tout cela serait trop peu, trop lent, contrasté ? Chacun est libre de le penser. Mais la vraie question demeure la suivante : y a-t-il une volonté et une dynamique ? Incontestablement, la réponse est deux fois oui. L’important, c’est la détermination et les initiatives concrètes qui s’ensuivent. Je suis de ceux qui, humanistes en géopolitique, pensent qu’il faut toujours encourager les variables morales et éthiques des prises de décision des États au détriment de la constante des stricts et froids intérêts (plus ou moins) bien compris, et plus globalement tout progrès.

P. I. — Cette dynamique, où la retrouve-t-on ailleurs dans le monde arabo-musulman selon vous ?

F. E. — Cette dynamique d’ouverture, on la perçoit — diversement bien sûr et à des rythmes différents — au Maroc par exemple, sans que le royaume chérifien ne possède une goutte de pétrole, ou encore à la tête de la modeste Jordanie dont les ressources naturelles commercialisables sont carrément inexistantes et qui — en dépit d’un blocage total du processus de paix israélo-palestinien et des menées subversives des Frères musulmans — parvient à tenir le cap d’une politique modérée. Prenez aussi le cas de la Tunisie dont le régime issu du Printemps arabe poursuit ses efforts pour consolider la démocratie naissante et assurer la paix civile, sachant que ses deux uniques voisins sont l’Algérie et (ce qui reste de) la Libye ! J’ajoute les Kurdes qui, en Irak, ont déjà bâti un crypto-État relativement démocratique et économiquement assez bien tenu, et, peut-être, un État d’Israël à la tête duquel l’ère Netanyahou s’achève. dans tous ces cas de figure, on observe une dynamique positive malgré des blocages et des problèmes de diverses natures.

P. I. — En définitive, laquelle des évolutions moyen-orientales vous semble la plus inquiétante ?

F. E. — Sans hésitation, le retour du clanisme et du tribalisme au détriment de l’État-nation, phénomène qui dépasse le Moyen-Orient pour toucher la corne de l’Afrique et le grand Maghreb, mais qu’on retrouve jusqu’au Sahel à l’extrême ouest et à l’Afghanistan à l’extrême est. L’assabiya (chère au philosophe médiéval ibn Khaldoun), cette allégeance à la cohésion sociale surtout clanique et nomade à l’origine, tend à reprendre vigueur face à la watan, c’est-à-dire la nation (11). Ce phénomène morcelle et affaiblit considérablement un monde musulman déjà très divisé à tous égards. C’est plus particulièrement le monde arabe que cela concerne. Le clanisme, qui prévalut sous les cinq siècles de férule turque ottomane mais que celle-ci n’a pas créé, est bien antérieur à l’importation depuis la France et l’Allemagne du concept d’État-nation au début du XXe siècle. Avec l’émergence de partis nationalistes laïques comme le Baas (créé au Liban en 1943), la création de la Ligue des États arabes (1945) ou encore et surtout le grand mouvement panarabe d’un Gamal Abdel Nasser (1954- 1970), le monde arabe semblait revenir dans la modernité et même retrouver une puissance géopolitique perdue au bas Moyen Âge face aux États européens d’alors, soutenu par un pétrole cher et assez rare entre 1974 et 1984 au moins. Or, depuis la désastreuse expédition irakienne au Koweït en 1990 et la guerre qui s’ensuivit — avec sa dimension fratricide puisque la Ligue s’est alors déchirée —, c’est l’effondrement : la Somalie en 1991, l’Irak à partir de 2003 puis en 2014-2017, le Soudan en 2011 (sécession du Sud non arabe et pétrolifère), enfin la Libye, le Yémen et la Syrie lors du Printemps arabe de 2011-2012... Chaque fois, non seulement les régimes sont contestés et abattus (sauf Assad, in extremis) du fait de leur impéritie, de leur violence et d’une corruption endémique, mais avec eux c’est le cadre de l’État-nation qui chute, sapé à la fois par les Frères musulmans contempteurs de la fitna, autrement dit des divisions inter-musulmanes, mais aussi de cette tendance lourde à revenir au mode clanique de solidarité et d’exercice du pouvoir. C’est particulièrement vrai en Libye et au Yémen. Ici et là, comme au nord de l’Irak et du Mali, de fortes tensions ethniques (Kurdes, touaregs, etc.) accompagnent cette évolution tribale en l’aggravant (12). Cerise sur le gâteau, les schistes nord-américains concurrencent durement le pétrole arabe qui, surtout présent dans le Golfe, sert aux pétromonarchies à rivaliser à leur tour...

P. I. — Pour finir, face à ce Moyen-Orient — ou à ce monde arabo- musulman si vous préférez — en plein maelstrom, qu’est-ce que l’Europe peut et doit faire ?

F. E. — Devenir enfin une europe-puissance ! C’est-à-dire se représenter d’abord, s’assumer ensuite, agir enfin, comme une entité politique globale et non plus seulement comme un marché économique et un espace de normes et de règles techniques et commerciales. Faute d’une telle révolution, chacun de ses États membres perdra non seulement son pouvoir d’influence dans cette vaste zone qui la jouxte et avec laquelle elle interagit sans cesse davantage, mais aussi sa capacité globale à exister souverainement, surtout face aux menées économiques et stratégiques chinoises. Aujourd’hui, je le dis sans chauvinisme et très objectivement, c’est la France qui porte cet espoir.

(1) On relira avec profit le Dictionnaire géopolitique dirigé par Yves Lacoste, Flammarion, 1994.
(2) Tribune intitulée : « Assad à Paris : une faute morale, une erreur géopolitique », Libération, 29 juin 2001.

(3) En 1972, la Libye avait acquis auprès de la France une considérable flotte aérienne de combat composée de chasseurs-bombardiers Mirage, premier et dernier contrat d’armement conséquent entre Tripoli et Paris.
(4) Een septembre 1993, dix-huit soldats américains avaient perdu la vie dans une embuscade en Somalie, prélude au retrait total des troupes américaines par le président Bill clinton.

(5) « La merveille technologique française qui fait ricaner l’Otan », Le Canard Enchaîné, 4 décembre 2019.

(6) Cité in Pierre-André Taguieff, La Nouvelle propagande antijuive, PUF, 2019, p. 67.

(7) On retrouvera maints éléments probants dans le documentaire « Qatar », au cours de l’émission Langue de bois s’abstenir (direct 8), diffusé le 2 octobre 2019.
(8) Son portrait fut bien décrypté par Fiammetta Venner dans son ouvrage OPA sur l ’islam de France, Calmann-Lévy, 2005.
(9) Voir notamment : Qatar Papers, Michel Lafon, 2019.
(10) Propos tenus lors du voyage à Paris de MBS. cité in isabelle Lasserre, Le Paradoxe saoudien, L’archipel, 2019, p. 86.
(11) On peut découvrir ce philosophe, historien et géographe à travers l’ouvrage du Pr Gabriel Martinez-Gros : Ibn Khaldûn et les sept vies de l ’islam, acte Sud, 2006.
(12) Je renvoie à mon ouvrage Géopolitique du Printemps arabe, PUF, 2016.