Politique Internationale — Un vent de réforme souffle sur le royaume d’Arabie saoudite. À quelle condition, selon vous, le plan de modernisation lancé par le prince héritier Mohammed Ben Salmane peut-il réussir ?
Ghaleb Bencheikh — La modernisation impliquée par le plan Vision 2030 montre, en effet, des évolutions claires dans les champs sociétal, culturel et touristique. Ce plan, qui a pour objectif notamment de réduire la dépendance du royaume saoudien vis-à- vis du pétrole, ne saurait cependant être mené à bien sans interroger fondamentalement l’impact du rigorisme religieux sur la société. Ce dernier commence à être battu en brèche à certains égards, en particulier en ce qui concerne la condition féminine. À ce sujet, il faut noter également que l’actuel secrétariat général de la Ligue islamique mondiale (LIM), dont l’influence sur l’Arabie saoudite est prépondérante, a pris des initiatives qui permettent d’espérer que le sort des femmes s’améliorera. Une Charte a été signée à la mecque en mai dernier par les représentants de toutes les composantes islamiques venus de 138 pays à majorité musulmane. Plus largement, le secrétaire général de la LIM a entamé une révision intégrale des missions de son organisation depuis son élection en 2016 et il me semble que le vent de réforme souffle dans le bon sens là aussi.
P. I. — Historiquement, la Ligue islamique mondiale est liée à la monarchie saoudienne...
G. B. — Effectivement, la Ligue islamique mondiale est une organisation internationale non gouvernementale fondée en 1962 par le prince Fayçal qui a accédé au trône deux ans plus tard. Cela ne l’empêche pas de mener sa propre action, indépendamment de l’exécutif saoudien. Durant plus de cinquante ans, elle a largement contribué à propager l’idéologie wahhabo-salafiste dans le monde avec les méfaits désastreux que nous connaissons. L’organisation terroriste « État islamique », qui théâtralise la violence et « esthétise » la barbarie, y trouve sa source doctrinale. Elle doit être fermement combattue. Or Mohammed ibn Abdul Karim al Issa, son nouveau secrétaire général, a pris conscience de l’impasse dans laquelle cette idéologie mortifère a relégué les sociétés musulmanes. Les premières victimes en sont, de fait, les sociétés musulmanes qui paient un lourd tribut en termes de pertes humaines et d’engourdissement intellectuel. En outre, des attentats sont perpétrés partout dans le monde, y compris bien entendu sur le sol saoudien — d’autres, plus nombreux encore, sont déjoués. Devant cet état de fait, les hiérarques musulmans ne peuvent que prendre leurs responsabilités. C’est le cas du secrétaire général de la LIM, qui défend une ligne radicalement opposée à celle de ses prédécesseurs et condamne publiquement et fermement le fondamentalisme islamiste et l’extrémisme. L’organe central de la Ligue, son « parlement » intérieur, souligne régulièrement la nécessité de s’affranchir de cette doctrine rigoriste, rétrograde et obscurantiste, qui nourrit divers mouvements radicaux de par le monde.
P. I. — Comment cette évolution se traduit-elle en actes ?
G. B. — On ne pourra sortir de l’ornière, entamer une démarche de progrès et entrer de plain-pied dans la modernité que si l’on règle la question de l’emprise religieuse. L’un des enjeux majeurs pour la Ligue islamique mondiale est de mettre en place un vaste programme de réformes reposant d’abord sur l’ouverture, le dialogue et l’éducation à l’altérité, notamment confessionnelle et avec les courants de pensée humanistes. Personne n’est seul dépositaire de la vérité intégrale et immuable, ni détenteur unique de l’absolu. Il faut sortir d’une vision fossilisée de la tradition islamique. C’est ce qu’entreprend l’actuelle direction de la Ligue islamique mondiale, qui est particulièrement impliquée dans le dialogue des religions. Les rencontres entre le secrétaire général de la Ligue et des personnalités comme le pape François, le patriarche Kirill ou les grands rabbins des principaux pays du monde ont débouché sur la signature de mémorandums d’entente et d’amitié. À l’issue de la conférence internationale de Paris en septembre dernier, le grand rabbinat de France, le conseil des Églises chrétiennes de France et la ligue islamique mondiale ont signé un texte qui consacre le principe de la liberté de conscience et de la liberté de religion. Il est prévu qu’une délégation tripartite judéo-islamo-chrétienne se rende à Auschwitz au printemps 2020 lors du soixante-quinzième anniversaire de la libération des camps de la mort nazis. Le simple fait qu’un haut dignitaire musulman, en l’occurrence le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale, vienne en ce lieu pour se recueillir revêt une portée symbolique et politique considérable. Ce sera la première fois qu’une instance musulmane de ce niveau condamne in situ l’antisémitisme et le négationnisme. À ce sujet, il faut noter qu’en Arabie saoudite les manuels scolaires sont en voie d’être totalement expurgés des contenus incitant à la haine et au ressentiment, en particulier à l’encontre des fidèles des autres religions. Lorsque Mohammed ibn Abdul Karim al Issa exhorte les ressortissants musulmans des pays où ils ne sont pas majoritaires à respecter la Constitution et les normes culturelles, il rompt radicalement avec le discours qui prévalait du temps de ses prédécesseurs. Certes, il faudra du temps avant que ces évolutions se concrétisent et aient un impact sur l’ensemble des sociétés musulmanes, mais le changement de cap est voulu et avéré.
P. I. — Quel impact cette réforme de l’islam que vous appelez de vos vœux aura-t-elle sur la pratique quotidienne des musulmans ?
G. B. — Si la Ligue inscrit cet engagement dans le temps, son impact sera massif, car n’oublions pas que les musulmans du monde entier ont les yeux tournés vers La Mecque. La Ligue, à travers son influence et son autorité morale, y compris en Arabie saoudite, peut contribuer à changer la version rigoriste de la pratique cultuelle islamique. À vrai dire, c’est une véritable bataille des idées qui doit être engagée. Et les chantiers sont titanesques. Ce sont ceux de la liberté de conscience et de la liberté de religion ; de l’égale dignité de la personne humaine ; de la désacralisation de la violence ; de l’autonomisation du champ du savoir et de la connaissance par rapport au champ de la foi et de la croyance. Tous ces chantiers nécessitent, pour être menés à bien, des ressources intellectuelles, morales et matérielles colossales. Il faut libérer l’esprit de sa prison, dégeler les glaciations idéologiques, rouvrir les clôtures dogmatiques et s’affranchir des enfermements doctrinaux. En un mot, il faut redonner sa place à la raison. Une raison capable d’allier progrès et besoin de transcendance. Si l’on sait relever ces défis et répondre à ces enjeux, alors les sociétés musulmanes pourront s’émanciper. C’est à cet enjeu de civilisation que la ligue islamique doit se consacrer ; elle a les moyens de s’y employer et d’y répondre.
P. I. — Dans le cas saoudien, cette réforme religieuse ne doit-elle pas s’accompagner d’une réforme juridique ?
G. B. — Sans vouloir me poser en donneur de leçons ni m’immiscer dans les affaires intérieures du royaume, je crois, en effet, qu’il faut en finir avec une législation moyenâgeuse qui broie l’intégrité physique et morale des justiciables. Les châtiments corporels, les peines capitales et les exécutions publiques sont des pratiques barbares d’un âge éculé. Ils heurtent la conscience humaine. L’Arabie saoudite devra se doter d’une justice respectueuse à la fois des droits fondamentaux des individus et de ceux de la société. Dire le droit et exercer la justice avec rigueur et impartialité n’implique pas d’écraser l’être humain, fût-il reconnu coupable.
P. I. — Au fond, qu’attendez-vous du plan de réformes saoudien ?
G. B. — Je dirais que, par son ambition, le plan Vision 2030 s’apparente mutatis mutandis à la glasnost et à la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev. Et qu’en tant que tel il doit être soutenu par la communauté internationale. Partant de l’idée qu’une société ne s’humanise que si elle se féminise, il faut en particulier encourager toutes les mesures propices à l’épanouissement, à l’autonomie et à la reconnaissance des femmes saoudiennes. Leur émancipation passe par une éducation débarrassée des scories de la phallocratie et du sexisme ambiants. Une éducation tournée vers les humanités, vers un « islam aristotélicien » qui fait la part belle aux valeurs esthétiques. Une éducation capable de former des générations heureuses qui, à leur tour, serviront de modèles pour la jeunesse musulmane dans le monde entier. On pourra ainsi renouer avec l’humanisme d’expression arabe dans les contextes islamiques. Il est temps de retrouver l’art de vivre, le raffinement, l’hédonisme et l’harmonie qui ont caractérisé la civilisation impériale islamique. L’Arabie est prête à y consacrer des moyens financiers considérables et nous ne pouvons que nous en féliciter. Les belles-lettres et les beaux-arts doivent se tailler la part du lion dans les programmes éducatifs. La production cinématographique, la création artistique, les représentations théâtrales et les concerts de musique flatteront les sens tout comme une saine élévation spirituelle polit les âmes.
Les dirigeants saoudiens pourront mener à bien ce programme de portée historique s’il est accompagné d’une sage gouvernance respectueuse des droits de l’homme et si les factions conservatrices, majoritaires aujourd’hui, ne l’emportent pas. Auquel cas le royaume apportera une contribution essentielle à la stabilité du monde.