Isabelle Lasserre — Les relations de l’Arabie saoudite avec les États-Unis sont-elles meilleures sous Donald Trump qu’elles ne l’étaient du temps de Barack Obama ? Avez-vous le sentiment que Washington vous aide suffisamment face à la menace iranienne ?
Adel Al-Joubeir — Ce que je peux vous dire, c’est que nous entretenons les meilleurs rapports avec l’administration Trump ! Nous considérons que le bilan de cette administration est excellent : le chômage a atteint un niveau historiquement bas ; l’économie américaine s’est redressée ; et le rôle des États-Unis dans le monde a été restauré. M. Trump souhaite faire reculer l’Iran au Moyen-Orient et livre une guerre sans merci à Daech et au terrorisme. Bien entendu, nous nous en félicitons et, comme l’actualité récente le prouve une nouvelle fois, nous travaillons étroitement avec lui pour relever, ensemble, les différents défis qui se posent à la région.
I. L. — Sa volonté de se retirer du Moyen-Orient ne vous inquiète- t-elle pas ?
A. A.-J. — Je pense que son ambition est surtout de réduire la présence américaine dans les zones de conflit que sont la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan. C’est ce que souhaitent tous les présidents qui s’installent à la Maison-Blanche. Mais ce que j’observe, c’est que, dans le Golfe, cette présence a pour l’instant tendance à se développer du fait de la montée des tensions avec l’Iran qui ne fait que s’accélérer. l’engagement diplomatique de Washington dans la région, qui vise à obtenir la paix en Afghanistan, au Soudan et dans la Corne de l’Afrique, a également augmenté.
I. L. — Quelle est la principale menace pour l’Arabie saoudite aujourd’hui ?
A. A.-J. — Sans aucun doute l’instabilité que le comportement de l’Iran provoque dans l’ensemble du Moyen-Orient. C’est bien simple : chaque fois qu’il y a un problème dans la région, l’Iran y est mêlé ! On le constate au liban, en Syrie, en Irak, au Yémen...
I. L. — Comment faire pour contenir l’Iran ? Faut-il miser sur une rébellion interne ou accentuer la pression extérieure ? Comment l’empêcher de mener des attaques contre votre pays ?
A. A.-J. — Ce qu’il faut, c’est faire comprendre de manière claire à l’Iran que la politique d’agression qu’il conduit depuis la révolution khomeyniste de 1979 (1) doit cesser, que le monde ne la tolère plus. On ne peut pas assassiner des diplomates, attaquer des ambassades, semer des cellules terroristes dans d’autres pays, détruire des synagogues en Argentine... On ne peut pas fournir des missiles balistiques à des organisations terroristes comme le Hezbollah ou offrir un abri à des groupes terroristes comme al-Qaïda — je rappelle, à cet égard, que quand l’opération militaire américaine en Afghanistan a commencé, certains responsables d’al-Qaïda ont fui en Iran et y résident encore à ce jour. Ce n’est pas acceptable ! De même, on ne peut pas utiliser son attaché militaire à Bahreïn pour comploter contre l’Arabie saoudite comme l’Iran l’a fait en 1996 avec l’attaque terroriste qui a frappé les tours de Khobar (2). Les responsables de cet attentat se sont réfugiés en Iran. Le chef de la cellule, un citoyen saoudien, a été capturé quelques années plus tard au Liban avec un passeport iranien.
I. L. — Les États-Unis ont-ils eu raison de se retirer, en mai 2018, de l ’accord nucléaire avec l ’Iran qui avait été signé à Vienne en 2015 ? Ce retrait a poussé les Iraniens à violer plusieurs clauses du traité...
A. A.-J. — L’administration Trump estime que les dispositions de cet accord étaient trop laxistes, et c’est aussi notre position. Je m’explique. L’accord pose des limites à l’enrichissement de l’uranium par l’Iran... mais ces limites tombent au bout de douze ans. Une fois ces douze années passées, l’Iran pourra donc de nouveau enrichir autant d’uranium qu’il le souhaite. À nos yeux, ce n’est pas acceptable. J’ajoute que cet accord n’empêche en rien Téhéran de continuer à développer son programme balistique, en violation de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU (3), de soutenir les activités de divers groupes terroristes et de se mêler des affaires des autres pays de la région. C’est pourquoi nous considérons que l’administration Trump a raison depuis le début et nous avons d’ailleurs été les premiers à soutenir son retrait de l’accord. En revanche, si les Iraniens reviennent à la table des négociations en promettant qu’ils ne se doteront jamais de la bombe nucléaire, nous serons ravis de discuter avec eux. Si le pouvoir de Téhéran accepte de mettre fin à toutes ces activités inacceptables que je viens de citer, alors nous pourrons avoir avec lui des relations normales. Dans le cas contraire, il faudra renforcer l’embargo pour lui faire payer le prix de son refus. Les nouvelles sanctions imposées par l’administration Trump sur les exportations de pétrole ont déjà provoqué une chute drastique des revenus de l’Iran. La monnaie s’est effondrée et l’inflation augmente de 20 à 30 % par mois. Il est clair que ce n’est pas tenable à long terme.L'Iran ne pourra plus, dans ces conditions, continuer de développer son influence au Moyen-Orient. Notre position est claire et nette : il faut maintenir la pression jusqu’à ce que les dirigeants iraniens changent de politique.
I. L. — Des trois éléments qui constituent la menace iranienne — le nucléaire, le balistique, le terrorisme —, quel est celui qui vous inquiète le plus ?
A. A.-J. — Il faut traiter avec la même vigueur le nucléaire, la menace balistique, le terrorisme et, aussi, l’ingérence dans les affaires des autres pays. La Constitution iranienne appelle à l’exportation de la révolution et ne reconnaît pas le concept de citoyenneté : les leaders iraniens considèrent que tous les chiites qui résident dans les pays alentour appartiennent à l’Iran. Nous estimons, pour notre part, que les Iraniens doivent respecter la souveraineté, le principe de non-ingérence et le droit international. iIs doivent décider s’ils sont des révolutionnaires déterminés à s’emparer de plusieurs pays du Moyen-Orient ou bien des dirigeants responsables à la tête d’un État-nation. S’ils sont les porte-drapeaux d’une révolution, personne ne peut traiter avec eux. Et s’ils sont un État-nation, alors qu’ils agissent comme un État-nation !
I. L. — Y a-t-il un véritable risque de guerre dans la région ?
A. A.-J. — La récente escalade est très dangereuse. Depuis le mois de juin, la situation ne cesse de se dégrader. Les attaques visant des navires pétroliers dans le Golfe (4) auront des conséquences sur l’offre d’énergie et sur les prix du pétrole ; elles auront donc un impact sur l’économie globale qui affectera tous les êtres humains de la planète. Ce qui est clair, en tout cas, c’est que nous ne pouvons pas accepter que l’Iran fournisse des missiles balistiques aux houthis, qui s’empressent de s’en servir contre les villes et les aéroports saoudiens. Nous ne pouvons pas davantage accepter qu’il envoie des drones attaquer les stations de pompage d’un puits de pétrole en Arabie saoudite (5). Et lorsque Téhéran livre aux houthis des bateaux qui sont utilisés pour commettre des attaques suicides (6), les Iraniens entravent la liberté de navigation. Nous ne voulons pas la guerre, les États-Unis ne la veulent pas non plus, mais nous ne pouvons plus laisser l’Iran agir ainsi.
I. L. — Que ferez-vous si l’Iran acquiert la bombe nucléaire ?
A. A.-J. — Si l’Iran continue à violer l’accord de Vienne, les autres membres signataires se retireront à leur tour et ledit accord mourra. Mais en tout état de cause, il n’est pas concevable que l’Iran se dote de la bombe nucléaire. Les Iraniens se trompent s’ils pensent pouvoir aller jusque-là. Le monde ne les laissera pas faire. Pourquoi ? Parce que d’autres pays dans la région voudront alors, eux aussi, se doter de l’arme nucléaire ; or cela, la communauté internationale ne le permettra pas !
I. L. — Vos relations avec Israël se sont réchauffées au cours des dernières années. Jusqu’où ce réchauffement peut-il aller ?
A. A.-J. — Nous n’avons pas de relations particulières avec les Israéliens. Le jour où le conflit israélo-palestinien sera résolu, il pourra y avoir des rapports normaux entre les Israéliens et les Arabes. Et seulement ce jour-là. En attendant, il est vrai que nous avons avec eux certains intérêts communs.
I. L. — Comment jugez-vous le rôle régional du Qatar, un pays que vous avez placé sous embargo ?
A. A.-J. — Son rôle a été et reste très négatif. Le Qatar sponsorise les Frères musulmans et offre une plateforme à ceux qui prêchent l’extrémisme et la haine. Des radicaux lèvent des fonds en faveur de groupes comme le Front al-Nosra (7). Ils fournissent aussi des ressources financières à des groupes terroristes, notamment au Hezbollah, et à des personnalités iraniennes comme Qasem Soleimani (8). Le Qatar utilise ses médias (9) pour diffuser la haine dans le monde. Il a soutenu les radicaux et les milices extrémistes en Libye et en Syrie. C’est pourquoi nous avons coupé nos relations avec ce pays. Notre message est très clair : nous ne parlerons plus aux dirigeants du Qatar tant qu’ils ne modifieront pas leur comportement. Le jour où ils changeront de politique, nous restaurerons les liens. Mais nous n’avons pas encore vu de changements.
I. L. — L’unité du Golfe est-elle perdue à jamais ?
A. A.-J. — Non. J’espère que le Qatar va revenir à la raison, opter pour une ligne politique différente et redevenir un bon voisin. Car notre histoire et notre destinée sont étroitement liées. D’ailleurs, nous n’avons pas de différend avec les Qataris en tant que tels mais avec la politique de leur gouvernement. Encore une fois, nous ne pouvons pas tolérer le soutien que ce gouvernement fournit aux groupes extrémistes, la plateforme qu’il offre aux promoteurs de la violence, l’argent qu’il livre aux terroristes, son ingérence dans les affaires intérieures des autres pays. Cela doit cesser. Malheureusement, en deux ans, rien n’a changé. mais nous sommes patients. L’embargo américain vis-à-vis de Cuba dure depuis plus de cinquante ans ! En outre, notre brouille avec le Qatar n’a pas affecté les opérations militaires au sein du CCG. Nous essayons de réduire l’impact du boycott pour préserver le Conseil.
I. L. — Comment comptez-vous sortir de la guerre du Yémen dans laquelle votre pays est engagé ?
A. A.-J. — Nous sommes en faveur d’une solution politique. Mais la communauté internationale semble parfois oublier que nous n’avons pas déclaré cette guerre. En réalité, elle a commencé neuf mois avant notre intervention (10) ! C’est le gouvernement légitime du Yémen qui nous a appelés à l’aide pour empêcher les groupes soutenus par l’Iran de prendre le contrôle du pays (11). Malheureusement, ce conflit a affecté notre réputation dans le monde, même en France. C’est incompréhensible. Quand les houthis posent des mines, c’est à nous qu’on fait des reproches ! Quand ils tirent des missiles contre des civils, quand ils affament les gens, quand ils volent l’aide humanitaire et la vendent pour alimenter leur machine de guerre, c’est encore à nous qu’on fait des reproches ! Dois-je rappeler que nous avons soutenu, avec le gouvernement légitime, tous les accords politiques au Yémen — des accords que les houthis, eux, n’ont jamais respectés ?
Nous appuyons également l’action de l’envoyé spécial de l’ONU et nous espérons que l’accord de Stockholm (12) sera appliqué. En tout cas, nous avons l’espoir que les négociations permettront un échange de prisonniers qui, à son tour, facilitera la reprise du processus politique et, en fin de compte, la fin de la guerre. Nous conduisons trois engagements de front : un engagement militaire pour maintenir la pression, un engagement politique pour faire avancer le processus de paix, et un engagement humanitaire. Nous sommes les plus grands donateurs d’aide humanitaire au Yémen — plus de 13 milliards de dollars — et nous continuerons de porter assistance à la population. Ensuite, une fois le conflit terminé, il faudra s’occuper de la reconstruction. Nous avons déjà mis en place un bureau qui travaille sur ce dossier, de sorte que nous serons prêts à nous lancer dans cette tâche dès que ce sera possible. Nous avons l’espoir que les houthis comprendront qu’ils ne pourront pas contrôler le Yémen et que seule une solution politique mettra fin à la guerre. Mais rien n’est moins sûr car ils servent les intérêts de l’Iran, pas ceux du Yémen et du peuple yéménite.
I. L. — Comment réagissez-vous au rapport de l’ONU qui incrimine l’État saoudien dans l’affaire Khashoggi ?
A. A.-J. — Tout d’abord, je veux souligner que la rapporteuse spéciale Agnès Callamard n’a pas de mandat pour traiter de cette affaire (13). Son opinion, négative, était faite bien avant que le rapport ne soit écrit. Notre position est parfaitement claire : l’Arabie saoudite a les moyens d’enquêter et de juger les responsables de cet assassinat. Les tueurs étaient saoudiens. La victime était saoudienne. L’affaire s’est déroulée dans un établissement saoudien et, aujourd’hui, les suspects se trouvent dans une prison saoudienne. Toute l’histoire est saoudienne ! Les conclusions de Mme Callamard sont fondées sur des articles de journaux ou des sources anonymes. Elle prétend, par exemple, que le procès est secret (14). C’est faux : des représentants des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, de la Turquie et de plusieurs ONG saoudiennes y assistent. Le procès continue, l’enquête également. Onze personnes ont été inculpées. Cinq d’entre elles sont susceptibles d’être condamnées à la peine de mort. Le roi et le prince ont promis que les responsables seraient jugés et punis. Nous avons par ailleurs réformé les services de renseignement et créé des mécanismes destinés à éviter qu’une telle chose puisse un jour se reproduire. Je le répète, ce crime terrible a été commis contre l’un de nos citoyens par d’autres citoyens saoudiens. Malheureusement, ils ont agi sans ordre et ont abusé de leur autorité. Mais ce genre d’affaires n’arrive pas qu’en Arabie saoudite. Croyez-vous que le président des États-Unis était au courant des violations des droits de l’homme commises par des soldats américains dans la prison d’Abou Ghraïb (15) en Irak ? Bien sûr que non. Pas plus que le commandant des forces américaines en Irak. Le gouvernement de Washington a mené des enquêtes et sanctionné ceux qui devaient l’être. Et l’implication du colonel Oliver North dans l’Irangate (16) ? Pensez-vous que le président Reagan était au courant ? Là encore, bien sûr que non. Qu’a-t-il fait en découvrant les faits ? Il a ordonné l’ouverture d’une enquête et les responsables ont été jugés. C’est ainsi que procèdent la plupart des pays dans un tel cas et c’est exactement ce que nous faisons.
I. L. — Concrètement, comment faut-il lutter contre Daech ?
A. A.-J. — En combattant à la fois les hommes, l’argent et l’idéologie. Venir à bout des combattants, c’est facile : vous rassemblez vos forces, vous les entraînez correctement et vous capturez ou tuez les terroristes. Étrangler le mouvement financièrement, c’est plus difficile : il faut mettre en place des mécanismes financiers spécifiques. Mais la communauté internationale a déjà beaucoup progressé dans ce domaine. Le principal défi consiste à transformer l’état d’esprit de ceux qui pourraient être tentés par la voie terroriste. Je pense qu’il nous faudra vingt ou trente ans pour y arriver. Il convient de mettre au point une approche globale. Il faut s’occuper des écoles, des mosquées, des médias, des espaces publics. Il faut faire reculer cette idéologie afin que les gens n’adhèrent plus à Daech.
I. L. — Justement, comment comptez-vous vous y prendre pour modérer l’islam ?
A. A.-J. — Nous avons déjà renvoyé des milliers d’imams radicaux. Nous avons fermé plusieurs organismes de bienfaisance douteux. Surtout, nous appliquons les réformes du programme « Vision 2030 ». Elles visent à faire entrer l’Arabie saoudite dans une nouvelle ère qui nous permettra de laisser derrière nous l’époque du tout-pétrole. Nous voulons devenir un hub technologique, diversifier et développer notre économie, promouvoir une nouvelle culture plus ouverte et plus dynamique. Cette culture sera également plus modérée, plus inclusive, plus tolérante et plus respectueuse des autres. Nous renforçons les droits des femmes et des jeunes qui pourront désormais plus aisément réaliser leurs espoirs et leurs rêves. Les changements à l’œuvre en Arabie saoudite ces deux ou trois dernières années sont incroyables. Nous avons levé l’interdiction de conduire pour les femmes. Nous avons mis fin à la ségrégation dont elles faisaient l’objet. Nous avons autorisé les concerts de musique et la pratique du sport. L’islam de Ben Laden, celui des Frères musulmans et celui d’al-Qaïda sont des islams pervertis. Daech est à l’islam ce que le Ku Klux Klan était à la chrétienté. C’est-à-dire rien du tout. mais ces groupes ont pris notre religion en otage et nous voulons mettre fin à cette situation. Nous aspirons à revenir au véritable islam, celui qui défend l’ouverture et la tolérance, et à diffuser ce message de modération dans le monde.
I. L. — Vos projets de réformes rencontrent-ils des résistances ?
A. A.-J. — Je sais que certains en ont été surpris mais, en réalité, notre programme de réformes est largement plébiscité par la population. 70 % des Saoudiens ont moins de trente ans. Ils sont extrêmement connectés aux réseaux sociaux. Des milliers d’entre eux ont étudié à l’étranger, des millions y ont travaillé. Is connaissent le monde, le comprennent et veulent mener une vie normale : avoir des loisirs, aller au cinéma, conduire (pour ce qui concerne les femmes)... rien dans la foi islamique n’affirme qu’il est interdit d’écouter de la musique ou de s’amuser ! De même, rien n’affirme que les hommes et les femmes doivent être séparés. nous avons récemment nommé la première femme saoudienne ambassadrice (17). Nous avons des femmes ministres et des femmes PDG de grandes banques. Au ministère des Affaires étrangères, 50 % des diplomates recrutés en 2018 étaient des femmes. Les restrictions qui existaient envers les femmes appartiennent au passé.
I. L. — Quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confrontés dans l’application des réformes de « Vision 2030 » ?
A. A.-J. — Nous sommes déterminés à mettre en œuvre ce programme, tout simplement parce qu’il représente notre vision du futur de l’Arabie saoudite, celle d’un avenir meilleur pour notre pays. Mais nous devons aussi résoudre d’autres problèmes dans la région : Iran, Syrie, Yémen, Corne de l’Afrique, Sahel, Afghanistan, Pakistan... tous ces sujets prennent du temps et de l’énergie. Les tensions que l’on y observe actuellement peuvent dégénérer en de véritables explosions qu’il nous faut contribuer à prévenir. Si nous vivions dans une zone calme ou, du moins, dans une région moins instable, alors nous pourrions aller encore plus vite dans nos réformes. Malheureusement, ce n’est pas le cas... Concernant « Vision 2030 », il existe aussi un autre défi : nous devons prendre garde à ne pas nous contenter des premiers résultats obtenus en pensant qu’ils suffiront. Il faut continuer d’avancer ! Nous travaillons à ce projet sept jours sur sept. C’est l’investissement nécessaire pour le maintenir sur les rails. Si nous nous endormons une seconde, une minute, nous prendrons du retard par rapport à notre objectif.
I. L. — La diplomatie saoudienne a longtemps été discrète, comme endormie, pour reprendre le terme que vous venez d’employer. Elle s’est réveillée depuis quelques années. Pourquoi ?
A. A.-J. — Parce que tous nos interlocuteurs nous ont tenu le même discours : « Vous êtes un grand pays, avec une influence financière sans commune mesure. Utilisez-la ! » Barack Obama nous a demandé à plusieurs reprises de nous occuper de notre défense parce que l’Amérique ne voulait plus le faire à notre place. Alors voilà ! Nous l’avons fait. Nous avons pris nos responsabilités. Le paradoxe, c’est que, aujourd’hui, beaucoup nous le reprochent ! Quand nous ne voulions pas jouer un rôle de leader dans la région, on nous demandait de l’être. Et maintenant que nous commençons à nous impliquer dans les affaires régionales, on nous demande de ne plus le faire ! L’effacement américain au Moyen-Orient a laissé un vide. Il fallait bien que quelqu’un remplisse ce vide. Nous ne pouvions pas laisser l’Iran s’emparer du Yémen, c’est pour cette raison que nous sommes intervenus. De la même manière, nous nous sommes engagés en Syrie à cause de la guerre, et en Irak pour aider l’État à se stabiliser. Nous avons soutenu l’Égypte car ce pays est essentiel pour la stabilité de la région. Aujourd’hui, nous nous penchons sur le cas du Soudan. Nous avons également travaillé à rapprocher les pays de la mer Rouge pour les aider à régler collectivement les problèmes de la région : la piraterie, les trafics, le développement économique. Nous essayons de lier entre elles leurs économies, ce qui contribuera également à la stabilité de la zone. Nous avons facilité la signature d’un traité de paix entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Nous travaillons avec la France et d’autres pays pour soutenir financièrement l’action du G5 Sahel. Nous collaborons aussi avec l’Afghanistan et le Pakistan pour les aider à répondre aux défis auxquels ils sont confrontés. Notre certitude, c’est que tout ce que nous ferons pour stabiliser la région sera positif pour l’Arabie saoudite. Et si, en revanche, nous ne jouons pas pleinement notre rôle, si nous ne remplissons pas le vide, alors ce sont des puissances « négatives » qui s’en chargeront. C’est pourquoi nous devons nous montrer plus énergiques que par le passé.
I. L. — Quels sont vos meilleurs alliés en Europe ?
A. A.-J. — Nous entretenons des liens militaires, politiques et économiques très étroits avec la France et le Royaume-Uni. Nous avons aussi des relations solides avec l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne. La plupart des pays européens sont d’importants partenaires en matière commerciale et sécuritaire. Nous collaborons efficacement en matière de lutte contre le terrorisme et l’extrémisme. Nos investissements dans ces pays sont très importants. Je voudrais insister sur le fait que ces relations ne datent pas d’hier, elles sont déjà fort anciennes.
I. L. — Comment jugez-vous la politique de la Russie au Moyen- Orient ?
A. A.-J. — Historiquement, la Russie a toujours été présente au Moyen-Orient. Elle a évidemment des intérêts dans la région : le pétrole bien sûr, mais aussi le commerce et les investissements. Ce que je constate, c’est que, ces dernières années, les Russes ont toujours soutenu les processus impulsés par l’ONU, que ce soit en Syrie, en Llibye ou encore au Yémen. En Syrie, spécialement, Moscou a toujours mis en avant le respect des lois internationales, la souveraineté des nations, la non-ingérence dans les affaires intérieures.
I. L. — Pourtant, la Russie soutient vos ennemis, à savoir l’Iran et le régime de Bachar el-Assad en Syrie...
A. A.-J. — On ne peut pas imposer à des pays ce qu’ils doivent penser. Le président russe est élu et dirige le pays comme il l’entend... Je peux seulement vous répéter que nous avons avec la Russie des liens historiques et culturels.
I. L. — Une dernière question : l’Arabie saoudite pourrait-elle, à l’instar des États-Unis, effectuer un « virage vers l’Asie » ?
A. A.-J. — La Chine est notre plus grand partenaire commercial. Elle respecte la souveraineté des nations et le principe de non- ingérence. Philosophiquement, nous sommes sur la même ligne qu’elle. L’Inde est l’un de nos principaux partenaires commerciaux : nous réalisons avec elle trois fois plus de transactions qu’avec la France ou l’Allemagne. Nous entretenons aussi des liens économiques importants avec le Japon. Nous développons nos relations avec l’Indonésie... liste non exhaustive ! Pour autant, il serait exagéré d’affirmer que nous opérons une sorte de virage vers l’Asie. Nous sommes toujours aussi liés qu’avant avec les États-Unis et les pays européens. De notre point de vue, il n’y a pas de contradiction entre ces alliances historiques avec les pays occidentaux et d’autres, plus récentes, qui vont dans le sens de nos intérêts.
(1) Le 11 février 1979, l’ayatollah Khomeini accède au pouvoir à Téhéran. Le renversement du Shah marque la fin de l’empire d’Iran de la dynastie Pahlavi.
(2) Le général iranien Ahmed Sharifi a organisé l’opération terroriste contre les tours de Khobar en Arabie saoudite le 25 juin 1996. Une bombe a détruit un lotissement où logeaient des militaires étrangers, notamment américains. 19 Américains et 1 Saoudien ont été tués. (3) Par la résolution 2231, votée en 2015, l’ONU a approuvé l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien.
(4) Les États-Unis ont accusé l’Iran d’être à l’origine de plusieurs attaques menées contre des navires pétroliers dans le Golfe en juin 2019.
(5) En mai 2019, une attaque de drone a visé deux stations de pompage près de la capitale Riyad.
(6) Les rebelles houthis du Yémen ont revendiqué plusieurs attaques visant des frégates saoudiennes commises à l’aide de « bateaux suicides ».
(7) Le Front al-Nosra, rebaptisé en 2016 Front Fatah al-Cham, est un groupe terroriste djihadiste apparu en 2012 dans le contexte de la guerre civile syrienne et affilié à al-Qaïda entre 2013 et 2016.
(8) Le général iranien Qasem Soleimani dirige les forces spéciales al-Qods, en charge des opérations extérieures au sein de l’armée d’élite des Gardiens de la révolution.
(9) Principalement la chaîne de télévision al-Jazira.
(10) En juillet 2014, la conquête par les rebelles houthis de la ville d’Amran, au Yémen, marque le début de la guerre civile. En mars 2015, l’Arabie saoudite se place à la tête d’une coalition de dix pays pour freiner l’avancée des houthis qui ont pris le contrôle d’une partie du pays.
(11) Les houthis sont soutenus par l’Iran.
(12) Signé en 2018 entre le gouvernement yéménite et les houthis, l’accord de Stockholm prévoyait un cessez-le-feu dans la région d’Hodeïda.
(13) La Française Agnès Callamard est la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires. Elle a rendu public un rapport sur l’affaire Khashoggi après six mois d’enquête. Experte indépendante, elle ne s’exprime pas au nom des Nations Unies, auxquelles elle demande d’ouvrir une enquête internationale. Les responsables saoudiens considèrent qu’elle a outrepassé son mandat.
(14) Le procès de 11 suspects dans l’affaire Khashoggi s’est ouvert en janvier 2019 à Riyad.
(15) Entre 2003 et 2004, des militaires américains et des agents de la CIA ont été accusés de graves violations des droits de l’homme dans la prison d’Abou Ghraïb en Irak. Le scandale a été rendu public à l’été 2003.
(16) Ancien lieutenant-colonel des marines, Oliver North est un acteur clé du scandale de l’Irangate dans les années 1980, qui portait sur des ventes d’armes illégales à lIiran par les États-Unis.
(17) La princesse Rima Bint Bandar a été nommée ambassadrice saoudienne aux États-Unis en février 2019.