Entretien avec Pierre Lellouche, Député de 1993 à 2017, secrétaire d’État chargé des Questions européennes de 2009 à 2010 et du Commerce extérieur de 2010 2012. Auteur, entre autres publications, de : Une guerre sans fin, Cerf, 2017, par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro
Isabelle Lasserre — Que pensez-vous de l’état de nos relations avec l’Arabie saoudite ?
Pierre Lellouche — Laissez-moi d’abord vous dire qu’un débat sur les enjeux de la politique étrangère d’un grand pays démocratique comme la France est toujours utile et nécessaire. Mais gare à ne pas tomber dans l’angélisme : la mode du politiquement correct, amplifiée par le diktat de l’information continue et des réseaux sociaux. dans un monde redevenu particulièrement dangereux et où les risques de conflits sont à la fois multiples et très réels, en Europe (Ukraine), dans le sous-continent indien (Inde-Pakistan), en Asie du Sud (Chine-Taiwan) et bien sûr au Proche-Orient, la France ne peut pas se contenter de se positionner en simple porte-parole des ONG, en mettant en avant la seule morale et la bien-pensance. Et cela, même lorsque le pays concerné, l’Arabie saoudite, ne jouit pas — c’est une litote — de la meilleure image en France et en Occident en général. le poids d’un islam rigoriste, voire salafiste, la guerre du Yémen, l’affaire Khashoggi : beaucoup est reproché au royaume et à son jeune dirigeant Mohammed ben Salmane.
Mais, qu’on le veuille ou non, la logique des puissances s’impose à nouveau à l’ensemble des relations internationales. Y compris donc à la France. et au Proche-Orient, en particulier, où le point de départ ne peut être qu’une analyse géopolitique rigoureuse qui prenne en compte tous les facteurs qui pèsent directement sur notre sécurité. À commencer, faut-il le rappeler, par le facteur énergétique. Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt. L’énergie, c’est vital pour la croissance et l’emploi. Or l’Arabie saoudite détient un quart des réserves mondiales d’hydrocarbures. La nature ayant horreur du vide, si les Américains, devenus autosuffisants en matière pétrolière et tentés depuis Obama par le retour à l’isolationnisme, se retirent du Proche-Orient, alors la France et les Européens feront face à d’autres puissances qui tenteront de contrôler ou de s’emparer de ces ressources. Soit l’Iran, qui ne possède que 10 % des réserves mondiales et rêve de dominer le monde musulman, soit d’autres pays comme la Chine, la Russie et peut-être même l’Inde : l’enjeu énergétique demeure donc central pour l’Europe et la France.
Deuxième élément géopolitique qui concerne cette fois la région : nous subissons encore les conséquences, néfastes et durables, des interventions américaines de 2001 en Afghanistan et de 2003 en Irak. Bien que les puissances occidentales aient injecté 1 000 milliards de dollars en Afghanistan, les talibans sont à nouveau aux portes du pouvoir à Kaboul, d’où les États-Unis de Trump ne pensent qu’à s’extraire au plus vite. Plus grave encore, la désintégration politique et militaire de l’Irak a rompu l’équilibre entre les Perses et les Arabes, entre les chiites et les sunnites. elle a ouvert un boulevard à l’Iran, lui permettant de s’installer en tant que puissance dominante dans le monde arabe, du Liban à l’Irak et au Yémen en passant par la Syrie. Depuis 2001, l’Iran s’est également imposé comme un État du front, incontestablement le plus redoutable, contre Israël, grâce à ses alliés régionaux que sont le Hezbollah et le Hamas. Ces évolutions, combinées aux révolutions arabes de 2011, ont profondément fragilisé le monde arabe qui apparaît comme le grand perdant de cette révolution géopolitique, au profit des puissances non arabes que sont la Turquie — l’ancien Empire ottoman — et les Perses, qui dominaient la région avant le surgissement de l’islam. Résultat : le Moyen-Orient est devenu un véritable volcan d’où ont surgi une demi-douzaine de conflits qui menacent à tout moment de s’embraser.
I. L. — Quels sont ces conflits ?
P. L. — Il y a d’abord la guerre par procuration que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran au Yémen, devenue ces derniers mois un affrontement direct, bien que non revendiqué par l’Iran, contre le cœur des installations pétrolières saoudiennes. Il y a ensuite le conflit en Libye qui oppose, d’un côté, l’Arabie, l’Égypte et les Émirats et, de l’autre, les Turcs et les Qataris. Pour la première fois, nous assistons à un affrontement ouvert entre Israël et l’Iran au Sud-Liban, à Gaza ainsi qu’en Syrie et à un bras de fer direct entre les États-Unis et l’Iran, conséquence du retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien en mai 2018, des pressions exercées contre les Gardiens de la révolution et des sanctions décrétées par Washington.
L’escalade récente du conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran à l’été 2019 rappelle l’escalade entre les États-Unis et le Japon avant Pearl Harbor au lendemain de l’embargo pétrolier du 26 juillet 1941. Comment imaginer que les Iraniens puissent rester sans réaction face à l’étranglement total dont ils font l’objet ? Sans parler de la question kurde, qui remet en cause le découpage territorial hérité des accords Sykes-Picot (1) et fragilise tous les États qui en sont issus — la Turquie, la Jordanie et l'Irak. Cette situation potentiellement explosive est d’autant plus préoccupante qu’elle a un impact direct sur notre sécurité, qu’il s’agisse du terrorisme ou des crises migratoires, voire du risque de se trouver entraînés dans une guerre régionale au Proche-Orient. S’agissant du risque migratoire, rappelons-nous que Rohani (2), après Erdogan, menace ouvertement d’utiliser la carte des migrants contre les Européens. Tout ne se résume pas, on le voit, ni ne peut se résumer à l’« image » de tel ou tel de ces acteurs dans nos opinions publiques et dans nos médias.
I. L. — Ce qui nous ramène à la deuxième manière d’aborder l’Arabie saoudite et qui semble être la vôtre...
P. L. — Effectivement. Que faire dans un tel contexte ? La France n’est pas une grande ONG, et nous n’avons pas l’option d’ignorer ou de nous retirer de la région au prétexte que nous ne goûtons pas tel ou tel aspect de la politique saoudienne. Les conséquences d’un tel retrait seraient bien plus graves encore. En restant engagés dans la région, nous pouvons au moins essayer de nous prémunir contre le terrorisme et les migrations, et contribuer autant que faire …
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