Les Grands de ce monde s'expriment dans

Le phénomène MBS

Entretien avec Gilles Kepel, Membre de l'Institut universitaire de France et professeur à Sciences Po par Jean-Pierre Perrin, journaliste, spécialiste du Moyen-Orient.

Dossiers spéciaux : n°165 : L'Arabie tentée par la réforme

Gilles Kepel

Jean-Pierre Perrin — Avec l’arrivée au premier plan de Mohammed Ben Salmane, l ’Arabie saoudite va-t-elle enfin se remettre du profond traumatisme qu’a provoqué en 1979 la prise de la Grande Mosquée de La Mecque par un groupe qu’on qualifierait aujourd’hui de djihadiste(1) ?

Gilles Kepel — Quand on examine les déclarations qu’il a faites durant sa visite aux États-Unis et, notamment, lors de son entretien avec le magazine The Atlantic (2), on constate que Mohammed ben Salmane est fortement concerné par cet événement. À juste titre probablement, il considère 1979 comme le début d’une longue période de problèmes, même s’il ne le formule pas exactement ainsi. Il faut se souvenir que, en 1973, après la guerre israélo-arabe d’octobre, les Saoudiens avaient gagné sur nombre de tableaux. Ils avaient, par exemple, obligé les Américains à arrêter l’armée israélienne à 101 km du Caire, après que celle-ci eut refranchi le canal de Suez. On peut même dire que les Saoudiens étaient devenus les leaders de la région et qu’ils comptaient désormais parmi les maîtres du monde — une réussite que l’on peut porter au crédit du roi Fayçal. En 1979, tous ces succès sont brutalement remis en cause par l’attaque de la Grande mosquée et par la prise d’otages qui se produit en même temps, celle de l’ambassade américaine à Téhéran (3), qui va subitement faire de l’Iran l’adversaire principal des États-Unis.

G. K. — Un traumatisme très profond. Cet épisode a montré que des djihadistes pouvaient surgir du wahhabisme contrôlé par l’État et se retourner violemment contre celui-ci. Ensuite, la promotion du djihad en Afghanistan a permis aux dirigeants saoudiens d’externaliser ce danger en désignant aux militants un ennemi à l’étranger, de renforcer leur alliance avec les États-Unis égratignée par les conséquences de la guerre du Kippour en octobre 1973, d’affaiblir l’Iran en redevenant le champion de l’islam attaqué par les impies soviétiques et de contribuer à la défaite finale de l’URSS. Mais, parmi les hommes qui ont livré ce djihad en Afghanistan, il y avait, en particulier, Oussama ben Laden, ainsi que bien d’autres djihadistes qui se sont ensuite retournés de nouveau contre Riyad — et qui ont fini par créer Al-Qaïda. Le prince héritier saoudien cherche à présent à exorciser tous ces fantômes de 1979 et à intégrer la jeunesse saoudienne dans le XXIe siècle en lui ouvrant d’autres horizons. C’est à la fois son grand défi et son mérite parce qu’il sait que lorsqu’on a été nourri à la rente pétrolière pendant quasiment un demi-siècle, il est très difficile de se remettre au travail ! Je dois cependant dire que, après avoir été interdit de séjour dans le royaume saoudien pendant sept ans, j’ai été frappé de découvrir, quand j’ai pu y revenir en mai 2017, qu’il y avait désormais de la mixité entre Saoudiens et Saoudiennes, certaines ne portant d’ailleurs plus le voile en public. Sans parler de l’absence de police religieuse patrouillant dans les rues, dont les pouvoirs avaient été considérablement réduits par le roi Salmane en avril 2016. En termes symboliques et culturels, c’est la marque d’une profonde rupture. Auparavant, on voyait déjà des intellectuels et certains princes traiter le conservatisme religieux avec mépris, mais une telle prise de position ne pouvait être formulée par le sommet politique de l’état. Aujourd’hui, il est signifié aux Grands oulémas qu’ils ne sauraient constituer un pôle de dissidence face à la volonté de l’État, et on leur rappelle qu’ils doivent l’obéissance au souverain.

J.-P. P. — Cette évolution à laquelle on assiste aujourd’hui en Arabie saoudite tient-elle à l’affaiblissement de la rente pétrolière ?

G. K. — En partie seulement. Il faut aussi prendre en compte des éléments internes. Le problème de la manipulation du fait religieux, c’est qu’on trouve toujours quelqu’un pour vous dire : « Je suis meilleur musulman que toi. » Een 1979, avec la prise de la Grande mosquée, nous avons vu la dynastie saoudienne, dont le prosélytisme wahhabite était pourtant un devoir religieux, être accusée par Juhayman al-Otaybi (le chef des insurgés) d’adorer davantage le billet vert que le livre vert, le baril que la Kaaba. Le régime s’est donc vu débordé dans le processus d’islamisation de la région qu’il avait lui-même enclenché. Plus tard, comme je viens de le dire, ce processus devait inéluctablement aboutir à Ben Laden et à Daech.

L'autre dimension cruciale, c’est que Riyad n’est plus en mesure de fixer les prix du baril. Or, longtemps, la force du royaume a résidé dans le fait que non seulement il avait beaucoup de pétrole mais qu’il en avait en telle quantité qu’il pouvait à sa guise ouvrir ou fermer le robinet — et donc faire monter ou descendre les prix du brut selon ses intérêts du moment. L’Arabie était ce qu’on appelle un swing producer, un producteur élastique. Désormais, le producteur élastique, ce sont les États-Unis, grâce au pétrole et au gaz de schiste. C’est au Texas que l’on va ouvrir ou fermer les robinets en fonction des élections américaines — on peut d’ailleurs s’attendre à ce que le prix de l’essence soit plus bas pendant la prochaine campagne présidentielle pour inciter les Américains à voter Trump. Le producteur numéro un, ce sont donc bien les États-Unis, l’Arabie saoudite et la Russie ne venant qu’en deuxième et troisième position. Aujourd’hui, si Riyad parvient encore à exercer un contrôle relatif sur les prix, c’est grâce à l’alliance avec Moscou. Quelle évolution quand on se souvient qu’il y a peu l’Arabie finançait le djihad en Afghanistan pour que l’Amérique puisse saigner l’Armée rouge... mais son objectif était aussi de conforter son leadership sur l’islam mondial — un leadership que Khomeiny tentait de remettre en cause depuis 1979. Elle aurait dû en tirer tous les bénéfices puisque la déroute de l’Armée rouge en Afghanistan a été suivie par la chute du mur de Berlin, le 9 novembre de la même année. Or le paradoxe, c’est que personne ne se souvient du 15 février 1989, date du retrait du dernier convoi militaire soviétique …