Politique Internationale — Avant toute chose, peut-on lister précisément les grands indicateurs du risque climatique ?
Christian de Perthuis — Ces indicateurs sont d’autant plus identifiables que les impacts du réchauffement global ne sont plus des résultats de simulation, comme lors des premiers rapports d’évaluation du groupement intergouvernemental des experts sur le climat (GIEC) au début des années 1990. Ce sont des observations qui, au gré des années qui passent, confirment — et au-delà — les travaux conduits à partir des modèles des climatologues. Ces résultats concernent les variables moyennes du climat : températures qui grimpent plus rapidement sur terre que sur les océans ; changement des régimes de pluviométrie avec une hausse des précipitations globales mais une répartition géographique qui accroît les stress hydriques en zones subtropicales ; fonte des glaces et montée du niveau de la mer résultant directement du réchauffement. Au-delà des moyennes, la variabilité du climat s’accentue, ce qui aggrave la dangerosité des événements extrêmes. Le bilan annuel du réassureur Swiss re ne laisse subsister aucune ambiguïté en la matière. Il souligne l’accroissement des dommages liés aux catastrophes naturelles, et plus particulièrement celles liées au climat (vagues de chaleur, ouragans, sécheresses, incendies, etc.). Il distingue les dommages assurés de ceux qui ne le sont pas. La part des dommages climatiques non assurés augmente avec le temps. Au-delà de ce durcissement en cours des impacts climatiques, la bonne question concerne leur rythme d’évolution dans le futur.
P. I. — Justement, comment anticiper les risques climatiques de demain ?
C. de P. — Le réchauffement global est lié au stock de gaz à effet de serre. Compte tenu des émissions passées, les effets du réchauffement, et les risques associés, vont continuer à croître durant les prochaines décennies. Au-delà, tout dépendra de la capacité de nos sociétés à stopper la croissance du stock de gaz à effet de serre en atteignant ce qu’on appelle la « neutralité carbone » : une situation où le flux des émissions anthropiques est absorbé par les puits de carbone (l’océan, les forêts, les sols et peut-être, de façon marginale, le stockage industriel). Cette mécanique est imparable, c’est pourquoi je l’ai comparée à celle d’une horloge : l’horloge climatique. Pour anticiper les risques climatiques, il faut, d’une part, faire une hypothèse sur la vitesse des transitions qui permettront d’infléchir les trajectoires d’émission globales et, de l’autre, évaluer la façon dont le système climatique réagit au stock déjà accumulé. Les modèles des climatologues nous aident, mais ils nous disent aussi que la réaction du système au choc climatique est pleine d’incertitudes. J’ajoute qu’il y a un dernier élément, et non des moindres, à prendre en compte pour anticiper correctement les risques : la traduction des scénarios globaux à la maille territoriale. Sous cet angle, le climat fonctionne comme la météo : le risque est local. ce n’est pas la hauteur moyenne du thermomètre qui frappe, mais la vague de chaleur qui touche telle personne à tel endroit. Idem pour la force du vent, le régime des précipitations ou le niveau de la mer.
P. I. — Quels sont les secteurs économiques affectés en priorité par ces dommages climatiques récurrents ?
C. de P. — Les impacts du réchauffement sont multiformes et aucun secteur d’activité n’est épargné. Pour compliquer les choses, certains peuvent être bénéfiques à court terme. Songeons à ces nouveaux viticulteurs qui commencent à produire des vins blancs très corrects au sud de l’Angleterre quand le vignoble bordelais souffre de canicules ou, plus encore, au jackpot que représente pour des pays comme la Russie ou le Canada l’ouverture de routes commerciales provoquée par la fonte de la banquise en zone arctique. Par ce biais, le climat a des conséquences géopolitiques majeures. Bien entendu, ces bénéfices de court terme sont dérisoires face au coût global du phénomène. Parmi les activités économiques les plus affectées, l’agriculture est en première ligne, notamment dans les pays du Sud. C’est donc toute la sécurité alimentaire qui est menacée si l’on n’agit pas rapidement pour renforcer la capacité de résilience des systèmes agricoles, à commencer par ceux situés en Afrique subsaharienne. Le tourisme est également un secteur très sensible : songeons à l’avenir des économies alpines sans les stations de sports d’hiver ! La localisation des activités va devenir un facteur majeur de risque. Nombre d’outils industriels sont situés à proximité de cours d’eau ou de côtes pour les besoins de refroidissement : des zones extrêmement sensibles au réchauffement. Les deltas, en particulier en Asie, figurent parmi les plus exposés, tout comme les métropoles situées le long des côtes où s’empilent des concentrations humaines de plus en plus nombreuses. Du fait de l’interdépendance des chaînes logistiques, le réchauffement menace en réalité l’ensemble des activités. C’est pourquoi il est important d’accroître la résilience de nos systèmes productifs, en donnant la priorité aux pays du Sud, généralement les plus exposés alors que ce sont ceux qui ont le moins contribué à l’accumulation du trop-plein de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.
P. I. — Mais est-ce vraiment nouveau ? De tout temps, les vicissitudes du climat ont pénalisé les activités des hommes...
C. de P. — Certes, ce n’est pas le réchauffement qui a créé les cyclones et l’histoire est remplie d’événements climatiques qui ont façonné nos sociétés. Ce qui est nouveau, c’est le rythme des transformations : le réchauffement global intervient à une vitesse inédite dans l’histoire humaine. Depuis le dernier pic de glaciation, il y a plus de 15 000 ans, la hausse du thermomètre n’a été en moyenne que de 4° à 5° c. Sur les cent dernières années, on en est déjà à 1° c. La temporalité n’est pas la même. Face à un réchauffement si rapide, les écosystèmes peinent à s’adapter. Les changements climatiques fragilisent de nombreuses espèces vivantes et sont en train de devenir l’un des facteurs majeurs de perte de la biodiversité. Parmi ces espèces vivantes, l’homme est censé disposer de capacités d’anticipation qui devraient lui permettre d’accroître sa résilience. Mais il évolue au sein de sociétés où les intérêts économiques, les jeux géopolitiques, l’inertie des infrastructures et des comportements entravent ses facultés d’adaptation.
P. I. — Du point de vue des assureurs, il y a les dommages climatiques assurables et ceux qui ne le sont pas. Cette répartition est-elle figée ou les professionnels apprécient- ils mieux l’ampleur des réparations et les moyens d’y faire face ?
C. de P. — Il faudrait poser la question aux assureurs ! Leur métier est de calculer les risques et ils disposent d’un certain nombre de modèles pour le faire. Je crois que la notion pertinente est celle de risque probabilisable. quand on assure un ouvrage,disons un pont, on mesure les risques liés aux intempéries à partir de tables qui calculent les probabilités d’occurrence à partir des statistiques historiques. Le changement climatique modifie précisément la stabilité de ces abaques historiques et rend caduc le calcul de probabilités sur le futur en utilisant les mêmes méthodes. C’est pourquoi le risque climatique en lui-même n’est pas probabilisable, donc pas assurable. Impossible, pour les pouvoirs publics, de se défausser de leurs responsabilités sur les compagnies d’assurance ! Toutefois, l’expertise du monde de l’assurance (réassurance incluse) me paraît précieuse dans l’élaboration de stratégies préventives permettant de mieux anticiper les risques. Les assureurs disposent d’un capital incomparable de connaissances pour dresser la cartographie fine des risques potentiels pesant sur les actifs économiques comme sur les personnes. À mes yeux, la première contribution du monde de l’assurance est de jouer un rôle de prévention.
P. I. — Les incendies à grande échelle, les ouragans, les périodes de canicule... Face à ces bouleversements, les pouvoirs publics doivent souvent se substituer aux assureurs pour payer les réparations. Cela met-il en danger les finances publiques ?
C. de P. — La remise en état n’est que la face la plus visible des coûts. Au-delà d’un certain seuil, les équilibres budgétaires peuvent être fragilisés et, dans ce cas, les États s’arrangeront pour ne pas les financer ! Mais les enjeux financiers dépassent le stade des réparations. Les effets du dérèglement climatique représentent surtout un énorme manque à gagner pour l’économie. Par exemple, des chaînes de production sont brutalement interrompues et des circuits logistiques entravés. Mais il n’y a pas que les catastrophes qui mettent en péril la trésorerie des assureurs et les finances publiques. Le risque réside aussi dans les choix d’investissements qui n’anticipent pas suffisamment la transition énergétique. Il va falloir se séparer d’une partie des actifs liés aux énergies fossiles dans lesquels on continue d’investir. C’est la problématique dite des « actifs échoués ». La solidité financière du secteur des assurances dépend donc de sa capacité, d’un côté, à anticiper les nouveaux risques issus du changement climatique et, de l’autre, à protéger ses réserves mathématiques contre le risque des actifs échoués.
P. I. — Jusqu’à quel point la sphère économique, dont les compagnies d’assurance font partie, est-elle prête à investir pour limiter le risque climatique ?
C. de P. — L’investissement n’est que l’un des volets de la transition. Il ne suffit pas de mettre de l’argent dans les énergies alternatives, l’agroécologie ou l’efficacité énergétique. Il va aussi falloir se retirer d’une somme considérable d’actifs matériels et humains liés au système des fossiles. Avec les bonnes incitations, nos économies savent relativement bien investir, voire surinvestir. ce n’est pas pour rien qu’on parle à propos du système capitaliste d’un système de l’accumulation ! Depuis un siècle et demi, nos sociétés se sont développées en empilant de nouvelles sources d’énergie : le gaz d’origine fossile s’est ajouté au pétrole qui s’était additionné au charbon, lequel était venu en plus de la biomasse. Si l’on continue à suivre ce schéma, on va développer des sources d’énergie renouvelable qui vont doublonner avec les fossiles sans du tout réduire le risque climatique. Le grand défi va donc être de désinvestir ! Et cela peut coûter sacrément cher. en Allemagne, pour tourner le dos au charbon dans le secteur électrique, les pouvoirs publics se sont engagés à hauteur de 80 milliards d’euros. À combien s’élèvera la facture quand viendra le tour de la Chine ou de l’Inde où les infrastructures charbonnières sont autrement plus jeunes et plus développées ? Autre exemple : avec les nouvelles régulations bas carbone, la voiture électrique est devenue la seule issue possible pour l’industrie automobile mondiale. Or il faut bien moins de main-d’œuvre pour produire ce type de véhicule dans les usines de montage. Qui va financer ce désinvestissement ? Même question pour les chaudières à fioul qu’utilisent encore plus de 4 millions de nos compatriotes et dont la disparition est programmée. Je le répète : réussir la transition bas carbone, ce n’est pas seulement financer de nouveaux investissements ; c’est aussi financer un désinvestissement massif dans les actifs liés aux fossiles. Or les fossiles font et feront de la résistance. C’est pourquoi il faut mettre en place des politiques beaucoup plus volontaristes pour accélérer la transition énergétique, notamment en matière fiscale.
P. I. — On en revient au scénario d’une écologie punitive, prompte à susciter les mécontentements mais sans laquelle il est difficile de faire progresser les dossiers...
C. de P. — Si vous faites allusion à la tarification carbone, je ne vous suivrai pas sur le plan sémantique. Je suis un fervent partisan de la taxe carbone qui est l’un des plus sûrs moyens d’accéléreR la transition énergétique. Il ne s’agit pas d’écologie punitive, mais d’écologie incitative. Pour que cela fonctionne, il faut combiner les vertus incitatives de la taxation du carbone avec son potentiel redistributif. Une taxe carbone sans accompagnement fait de l’anti-redistribution : elle pèse en proportion plus sur les pauvres que sur les riches. Il faut donc l’accompagner d’une redistribution en faveur des ménages à faible pouvoir d’achat. Pour avoir ignoré nombre d’alertes en ce sens, le gouvernement a dû renoncer à sa montée en régime à la suite de la fronde des Gilets jaunes. J’ajoute que le raisonnement vaut à l’échelle internationale où une taxe carbone mondiale pourrait fort bien redistribuer du pouvoir d’achat aux pays les moins avancés. Bien au-delà des 100 milliards de dollars par an promis par les accords climatiques.
P. I. — L’ensemble des acteurs — États, institutions internationales, entreprises, ONG... — ont-ils pareillement conscience du risque climatique et de la nécessité de tout mettre en œuvre pour l’atténuer ?
C. de P. — Je vous surprendrais en répondant par l’affirmative. Le changement climatique fait encore l’objet d’un déni de la part de certains dirigeants de grandes puissances économiques. J’ai néanmoins le sentiment que le climat est en train de s’incruster au cœur des débats politiques, et pas seulement en Europe occidentale où le phénomène est le plus visible. Aux Nations unies, il n’est plus la préoccupation de la seule convention-cadre de 1992 : c’est tout le système multilatéral qui est désormais concerné, en passant par le FMI ou l’OCDE qui militent en faveur de la taxation du carbone. C’est pourquoi j’ai la conviction que la transition énergétique vers un système bas carbone est en train de s’accélérer. Mais il va falloir s’armer de beaucoup de patience avant que cette accélération ne se traduise sur les variables climatiques. le rythme de l’horloge climatique est inexorable !
P. I. — Vous venez de publier un nouveau livre intitulé Le Tic-tac de l’horloge climatique. S’agit-il d’un ouvrage pédagogique, d’un cri d’alarme ou d’un exercice d’écologie-fiction ?
C. de P. — Un exercice d’écologie-fiction ? Certainement pas ! Le roman, ce sera pour plus tard ! Dix ans après la création de la chaire « Économie du climat » à l’université Paris-Dauphine, j’ai d’abord voulu faire une œuvre de synthèse rassemblant les nouveaux éléments qui viennent continuellement enrichir notre domaine de recherche. Travailler sur le climat, c’est accepter l’étendue de son ignorance ou, de manière plus dynamique, persévérer dans la recherche pour mieux diagnostiquer les problèmes afin d’accélérer les nécessaires transitions. De ce point de vue, Le Tic-Tac de l’horloge climatique est à la fois un essai qui vise à produire la meilleure connaissance possible, mais aussi un appel à l’action. Le réchauffement climatique est d’autant plus complexe à appréhender qu’il dépasse le cadre des pollutions locales et de la mise en œuvre de politiques isolées. Nous sommes engagés dans une bataille de longue haleine qui implique de fédérer l’ensemble des acteurs. Au plan international, cette bataille va avoir des impacts majeurs, notamment en Asie où se trouvent désormais les clés de l’inflexion des trajectoires d’émission : c’est la raison pour laquelle l’ouvrage s’ouvre par un rappel historique sur la guerre de l’Opium et les relations entre grandes zones économiques. Mais, simultanément, les actions efficaces passent par la maille locale. C’est tout cela que je souhaite partager avec le lecteur.