Politique Internationale — Que recouvre exactement le concept de véhicule autonome ?
Erwann Tison — C’est sans doute Bob Lutz, l’ancien président de General Motors, qui a le mieux décrit la révolution à venir. En 2017, il déclarait la chose suivante : « Dans trente-cinq ans, l’automobile aura disparu, c’est inévitable ; nous allons connaître la fin de la voiture traditionnelle tout comme en d’autres temps nous avons connu la fin de la voiture à cheval. » Indépendamment de cette citation, ce que nous vivons ressemble assez au passage de la science-fiction à la réalité. Le véhicule autonome, qui s’est réduit pendant longtemps à un pur objet de fantasme, va peu à peu s’imposer comme un équipement du quotidien. Son concept est assez simple : c’est un véhicule qui n’a pas besoin de conducteur et qui peut donc rouler tout seul. À titre personnel, je me souviens d’avoir grandi en regardant les épisodes de la série K 2000 : nous étions des millions devant le petit écran à succomber à la magie de cette voiture qui avance sans pilote et à nous dire que cette invention prendrait peut-être un jour un tour concret. Eh bien, ce jour est arrivé.
P. I. — Une voiture qui se conduit toute seule, certes, mais il y a voiture autonome et voiture autonome...
E. T. — La classification établie par les constructeurs en 2014 relative à l’autonomie de la conduite automobile est très claire. Le niveau 0 correspond à la conduite manuelle pure et simple, comme des millions de personnes la pratiquent chaque jour. Le niveau 1 se caractérise par une assistance à la conduite, à l’instar de très nombreux véhicules qui bénéficient aujourd’hui d’équipements facilitant le pilotage. Le niveau 2 renvoie à une autonomie naissante : le conducteur n’a plus besoin d’utiliser les pieds, par exemple. Le niveau 3 signifie une autonomie conditionnelle : le conducteur peut lever les yeux de la route, il n’a plus besoin d’être concentré sur sa tâche. Le niveau 4 désigne le véhicule autonome, où l’appui humain est nécessaire seulement en cas de panne ou d’incident. Enfin, le niveau 5 est celui du véhicule totalement autonome : l’ancien conducteur devient un simple passager, embarqué à bord d’un véhicule qui intègre toutes les conditions routières — de l’état des matériels à l’état du trafic — pour avancer tout seul.
P. I. — Finalement, ce véhicule autonome ressemble un peu à un engin du troisième type. Sur le plan technologique, quels sont les apports indispensables par rapport aux générations précédentes de l’automobile ?
E. T. — Le développement du véhicule autonome s’articule autour d’un triptyque technologique. Le premier domaine repose sur un large éventail de capteurs et de radars : il s’agit d’enregistrer le maximum de données et de les rendre opérationnelles, au sens où elles sont utilisées en temps réel avec une précision optimale. La deuxième source d’apports consiste dans les éléments cartographiques : ils sont nombreux et leur qualité hors pair. enfin, troisième pilier, la technologie V2X se taille la part du lion : derrière cet acronyme, il y a l’interconnexion de la voiture avec l’environnement alentour. Le fait, par exemple, que la vitesse du véhicule s’autorégule par rapport au trafic : si des congestions sont à prévoir, le ralentissement est immédiat. Bref, la voiture devient un objet connecté à part entière.
P. I. — Le développement du véhicule autonome incarne le progrès, mais qu’est-ce qu’on y gagne exactement ?
E. T. — Les gains sont nombreux, et ils ne sont pas limités à un seul domaine. D’abord, alors que la plupart des gens se plaignent de manquer de temps, le véhicule autonome permet d’en gagner. Et pas en petites quantités ! Prenons l’exemple d’un Paris-Nice : aux commandes d’une voiture traditionnelle, le conducteur ne fait que conduire. En contrepartie, l’occupant d’une voiture autonome, pendant le même trajet, pourra lire, travailler ou encore se reposer. Ensuite et surtout, cette nouvelle technologie va diminuer très significativement le taux d’accidentalité, étant entendu qu’à l’heure actuelle 90 % des accidents automobiles sont liés à une défaillance humaine : le conducteur est alcoolisé, ou il est fatigué, ou il s’endort, ou il téléphone, ou il ne respecte pas les distances de sécurité... On sait malheureusement que les motifs qui peuvent générer un sinistre sont légion, en dépit des multiples avertissements de la Prévention routière. Attention, personne ne dit que le véhicule autonome va gommer tous les risques d’accident, mais il va les diminuer dans des proportions considérables. Selon Elon Musk, l’ingénieur et entrepreneur qui a lancé Tesla, la marque ultra-emblématique des voitures électriques, le véhicule autonome pourrait réduire de près de 90 % les accidents qui surviennent sur la route.
P. I. — L’automobile représente un pan majeur de l’industrie mondiale. Un objet de fierté nationale aussi, avec des groupes puissants et des innovations techniques. Avec à la clé des millions d’emplois. Comment ce secteur peut-il se convertir au véhicule autonome ?
E.T.— Cela passe par un changement de paradigme. Actuellement, dans la construction d’une voiture traditionnelle, 90 % de la valeur ajoutée réside dans le moteur ou les éléments adjacents. Dans un véhicule autonome, les logiciels intelligents sont au cœur du dispositif de fabrication. Pour les process comme pour les compétences, il s’agit d’une évolution en profondeur. La France devra s’y plier sous peine de voir migrer les centres névralgiques du véhicule autonome. Si rien n’est fait, notre pays ne sera plus qu’un fabricant d’habitacles tandis que toute l’intelligence et les équipements innovants, comme les batteries, seront concentrés en Asie. Ayons bien en tête que le marché du véhicule autonome s’annonce très prometteur : selon les estimations du cabinet roland Berger, ce marché pourrait représenter 900 milliards d’euros d’ici quinze ans au niveau mondial.
P. I. — On parle des constructeurs automobiles qui vont devoir réinventer le modèle de leurs usines, mais d’autres géants de l ’économie, comme les assureurs, seront eux aussi obligés de s’adapter. Comment les compagnies vont-elles s’y prendre pour épouser ce virage ?
E. T. — Là aussi, les enjeux de transformation sont gigantesques. Le cabinet de conseil Ptolemus rappelle utilement que l’accès au véhicule autonome pourrait amputer le secteur de l’assurance de 40 % de son chiffre d’affaires d’ici à 2040. Le chiffre est impressionnant, mais il n’est guère surprenant tant le véhicule traditionnel est un segment commercial clé pour les assureurs. À titre indicatif, 60 % des dossiers de sinistres concernent l’automobile. Un raisonnement à court terme et à l’horizon limité laisse à penser que les compagnies d’assurance ne se relèveront pas d’une mutation aussi radicale. C’est complètement faux : la baisse des dépenses liées aux accidents automobiles va permettre d’irriguer l’économie d’une autre façon. Ensuite, ce n’est pas parce que le conducteur n’est plus en première ligne dans le véhicule autonome que le système des assurances disparaît : comme des aléas sont toujours possibles, il va falloir s’en prémunir. Qui va porter le risque ? Au conducteur va se substituer une chaîne qui associe le concepteur de la voiture, le producteur des matériaux, l’architecte des systèmes informatiques ou encore le gestionnaire de flotte — dans le cadre d’une utilisation des véhicules par les entreprises. les responsabilités seront plus mutualisées que pour l’automobile traditionnelle.
P. I. — Cette chaîne élargie dans le cadre de la gestion du risque va-t-elle entraîner un surcroît de complexité pour les assureurs ?
E. T. — Faut-il parler d’un surcroît de complexité quand le système change ? Sans doute. Il va falloir concevoir de nouveaux produits, eux-mêmes sous-tendus par la création d’un nouveau mécanisme assurantiel. Dans le cas précis du véhicule autonome, plusieurs acteurs porteront le risque, avec des compétences étroitement imbriquées. Il appartient donc aux assureurs de bien délimiter les périmètres. la créativité sera d’autant plus nécessaire que le secteur est concurrentiel : on le voit avec tesla qui propose sa propre assurance tandis que les groupes du numérique, orfèvres dans le maniement des données, vont certainement se développer sur ce créneau.
P. I. — Que ce soit pour des entreprises industrielles ou des entreprises de services, le véhicule autonome préfigure une révolution. Quel en sera le coût ? De même, combien va payer le consommateur pour avoir accès à cette technologie ?
E. T. — Dans la mesure où le système global n’est pas encore architecturé, il est difficile de déterminer un coût, ni même de donner une fourchette. S’agissant du consommateur, la start-up Navya, qui travaille sur des solutions de mobilité innovantes, considère qu’une navette autonome commercialisée aujourd’hui serait proposée autour de 250 000 euros, ce qui est considérable. Mais le développement à grande échelle aidant, ce prix est appelé à diminuer significativement. Toutefois, le véhicule autonome restera toujours beaucoup plus cher que le véhicule manuel. Ce n’est pas un obstacle de taille si l’on considère que ce nouveau produit génère un nouveau mode de consommation : une personne ne sera pas forcément propriétaire de sa voiture ; avec l’autonomie, on s’oriente plutôt vers un usage partagé entre plusieurs utilisateurs. Le temps d’utilisation d’une voiture est compris entre 2 et 4 % de son temps de possession, ce qui représente entre 28 et 57 minutes par jour. Face à cette donnée, et en prenant en compte le coût global de ces véhicules, il est presque évident que l’on pourrait assister in fine à la disparition de la possession du véhicule personnel. D’ailleurs, le cabinet PWC estime que, d’ici à 2030, la valeur du marché de la mobilité partagée devrait croître de 24 % par an en Europe, aux Etats-Unis et en Chine pour atteindre 1 400 milliards d’euros.
P. I. — Ne craignez-vous pas que les grands donneurs d’ordre du véhicule traditionnel cherchent à mettre des bâtons dans les roues du véhicule autonome ?
E. T. — Que des lobbies puissent s’affronter, ce n’est pas impossible ; c’est même probable. Pour autant, compte tenu de l’avancée des technologies, le combat contre le véhicule autonome ressemble un peu à un combat d’arrière-garde. Sur le plan industriel, des avancées auraient pu être obtenues un peu plus tôt mais la crise financière de la fin des années 2000 a refroidi certains constructeurs, plus préoccupés de solidifier leurs bases que de lancer de nouveaux projets. Avec quelques années de recul, on observe que les acteurs qui se sont lancés dans le véhicule autonome se rangent en trois grandes catégories. Il y a d’abord ceux qui ont fini par renoncer, tout simplement parce qu’ils ne disposaient pas des compétences nécessaires en recherche-développement ni des moyens financiers qui vont avec. Il y a ceux ensuite — et c’est récent — qui estiment que la technologie n’est pas encore 100 % mature et qu’il convient de rester prudent : c’est notamment le cas de volvo. Il y a ceux, enfin, qui sont plus que jamais dans la course : des spécialistes de l’automobile bien sûr, mais aussi des géants des nouvelles technologies, comme Google.
P. I. — Et, du côté des compagnies d’assurance, faut-il s’attendre à des résistances ?
E. T. — Il faut observer le sens de l’histoire et celui-ci ne concerne pas uniquement le véhicule autonome. Prenons l’exemple de l’aviation : imagine-t-on un seul instant demander au passager d’un avion de s’assurer ? Lorsque le véhicule autonome se généralisera, il faudra réinventer le modèle, passer d’une assurance individuelle à une assurance de flotte. Comme souvent, les réticences et les freins viendront des entreprises qui ne seront pas prêtes à modifier leur business model. il y a une prime à l’agilité dans ces nouveaux marchés émergents, c’est-à-dire que celui qui, le premier, réussira à trouver un modèle viable et soutenable prendra une sérieuse option pour l’imposer au reste du marché. Pour nous guider dans cette incertitude, relisons Schumpeter, le maître en la matière. Pour lui, « le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais apparaît à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à le ruiner ». Cela vaut pour les innovations, mais également pour les process et les habitudes de marché. Les acteurs historiques ont donc intérêt à se projeter vers ce nouveau marché, faute de quoi ils risquent de perdre leur place et d’y laisser des plumes.
P. I. — Le véhicule autonome sera-t-il un véhicule écologique ?
E. T. — La réponse doit être nuancée. Le véhicule autonome ne pourra jamais, en tout cas pas à brève échéance, être un véhicule 100 % électrique. Il consomme en effet beaucoup d’énergie pour remplir ses fonctions — mécaniques et informatiques —, ce qui implique de s’appuyer sur un moteur hybride. Le véhicule autonome a donc besoin d’une source fossile, un mode qui pèse nécessairement sur son bilan carbone. Mais on raisonne là à une échelle unitaire : dès lors que l’utilisation est partagée, comme je l’évoquais précédemment, le bilan carbone s’améliore, d’autant que le véhicule autonome permet de fluidifier le trafic. Grâce à une gestion beaucoup plus souple des congestions, ce sont des millions de tonnes de CO2 qui seront économisées. Des cabinets de conseil et des instituts de recherche se sont penchés sur l’empreinte écologique. Par exemple, selon le MIT, à Singapour, les quelque 6 millions de voitures traditionnelles actuelles seront remplacées à terme par seulement 300 000 voitures autonomes. Dans un document de 2017, PWC considère que le nombre de ces véhicules traditionnels pourrait chuter de 80 millions d’unités à l’horizon de 2040. Il y a donc une vraie dimension écologique dans l’essor du véhicule autonome.
P. I. — Nous entendons bien tous vos arguments en faveur du véhicule autonome, mais il reste à surmonter un obstacle de taille qui tient à la perception du consommateur. Jusqu’à quel point le véhicule autonome fait-il peur ?
E. T. — En fait, les études sur le sujet montrent que le degré d’appréhension dépend étroitement de la localisation des consommateurs. D’après une enquête d’Ipsos, très instructive, en inde comme en Chine seules 5 % des personnes interrogées se refuseraient à monter dans une voiture autonome. En Corée du Sud, elles sont 8 %. En revanche, ce chiffre grimpe à 25 % en France et même 31 % en Allemagne, où près d’un consommateur sur trois se montre donc très craintif. Pour statuer sur ce degré d’acceptation cognitive, il est inutile de se pencher exagérément sur la psychologie des peuples. Plus le marché du véhicule autonome va se développer, plus les gens auront un a priori favorable. Quand ils verront régulièrement ce type de véhicules fonctionner, leurs réticences tomberont. La peur qui apparaît dans certains pays se nourrit de l’absence d’habitudes. le véhicule autonome, une fois que son marché sera mature, entrera dans les mœurs.
P. I. — Il faut donc attendre encore un peu de temps...
E. T. — Pour le moment, le véhicule autonome demeure entouré d’un halo irrationnel. En 2018, un épisode intervenu sur une route de l’Arizona a permis de le vérifier : un véhicule autonome — un taxi Uber en l’occurrence — renverse un cycliste. Peu importe ce jour-là que la personne à vélo soit dans son tort : les médias se déchaînent et accablent le véhicule autonome de tous les maux. Cette même semaine, dans la même région, on dénombre 800 accidents de voiture et pas un ne suscite le moindre commentaire ! Mais cette perception injustifiée ne durera pas éternellement : avec le véhicule autonome, la théorie du sociologue Max Weber relative au désenchantement du monde — synonyme d’une approche plus rationnelle au sens où le progrès et la connaissance finissent par supplanter les idées fausses — va s’imposer. Souvenons-nous de la naissance du tramway au XIXe siècle : au début, les voitures sont vides, les gens s’en méfient parce que les mécanismes de fonctionnement sont mal connus. Et puis certains se hasardent à monter dedans, avant que tout le monde leur emboîte le pas.