Politique Internationale — Aujourd’hui, une expression fait florès au sein des entreprises : la « quête de sens ». Que l’on interroge un dirigeant d’un grand groupe, le patron d’une PME, un DRH, un représentant syndical ou un consultant extérieur, l’intéressé(e) se réfère systématiquement à ce concept. S’agit-il d’un nouveau courant à la mode en matière de ressources humaines ? Ou le terme renvoie-t-il à quelque chose de plus profond ?
Julia de Funès — C’est amusant de voir comment chaque époque s’approprie un mot « totem » et le décline ensuite à l’envi. En 2017, c’est le vocable « agilité » qui faisait fureur. Il fallait à tout prix être « agile » pour réussir... En 2018, nouvel effet de mode, on parlait de « bienveillance » : à charge pour les organisations d’être bienveillantes ! En 2019, place à la « quête de sens ». On verra bien la formule qui s’imposera au cours des prochains mois. Faut-il préciser que je ne suis pas fervente de ces mots fourre-tout quand ils ne sont pas clairement définis ? Certes, ils font écho à des notions très positives, mais la manière dont ils sont employés au sein des environnements professionnels ne renvoie pas, ou peu, à des contenus identifiés. Voilà pourquoi la philosophie a du bon : elle favorise un retour à la réalité et au sens des mots. S’il est important de remettre les choses en perspective et d’apporter du contenu, on ne peut toutefois pas demander aux managers de s’improviser philosophes. Ce sont deux métiers différents.
P. I. — Iriez-vous jusqu’à demander de ne pas cultiver la quête de sens en entreprise ? Une telle position serait pour le moins provocatrice, au moment où cette quête est souvent présentée comme le premier facteur d’épanouissement individuel, que ce soit dans les assurances, l’industrie automobile ou les entreprises du luxe...
J. de F. — Avant de penser à cultiver, commençons par observer. Aujourd’hui, de très nombreuses entreprises pratiquent exactement le contraire de la quête de sens car elles ne peuvent faire autrement : la technisation et la modernisation des métiers sont devenues la priorité absolue face à la concurrence généralisée. Pour demeurer sur le marché économique et financier, les fonctions se doivent d’être de plus en plus techniques. Or la technique, c’est exactement l’inverse du sens ! La technique est un moyen, là où le sens est une finalité. Plus l’univers professionnel devient technique, plus il se définalise.
P. I. — Définalisation, dites-vous. Il reste que le savoir-faire technique est spontanément accolé à la performance de l ’entreprise...
J. de F. — Cette perte de sens se fait tôt ou tard au détriment de l’efficacité de l’entreprise : comment les gens peuvent-ils donner le meilleur d’eux-mêmes s’ils se sentent réduits à des tâches uniquement techniques dont la finalité est perdue de vue ? C’est ce qui explique que de nombreuses personnes diplômées ayant une belle fonction décident de tout quitter pour se consacrer à une activité manuelle ou relationnelle : c’est-à-dire une activité à travers laquelle elles auront le sentiment d’agir et de réaliser concrètement quelque chose.
P. I. — Et s’il y avait des remèdes à cela ? Les coachs et les consultants sont aujourd’hui suffisamment nombreux sur la place pour donner des clés aux managers et pour fluidifier les relations au sein des entreprises. Quel crédit accordez- vous à ces acteurs-observateurs ?
J. de F. — Je suis très critique sur le rôle des coachs. Non pas qu’il faille jeter l’opprobre sur toute une profession, mais je remarque néanmoins après vingt ans passés en entreprise que la manière d’exercer ce « métier » reste très contestable. Il n’y a pas de reconnaissance académique d’état. Seulement une reconnaissance professionnelle qui, par définition, n’est pas pérenne. C’est en outre une activité auto-régulée : les certifications sont décernées par les organismes de coaching eux-mêmes moyennant finance. Et enfin, pour faire partie de l’annuaire des certifiés, il faut encore payer, environ 200 euros par an, et faire valider son dossier sous 48 heures en ligne... Sans aucune rencontre réelle. la rigueur déontologique laisse à désirer, c’est le moins qu’on puisse dire !
P. I. — Vous laissez entendre que ce manque de rigueur déontologique altère sévèrement le contenu des prestations... Doit-on envisager un monde sans coachs : ce serait une petite révolution !
J. de F. — Le plus grave, effectivement, ce sont les dégâts que certains coachs provoquent chez leurs clients ! On n’est jamais sûr d’aller mieux en allant voir un coach, car ce dernier véhicule bien souvent un bon nombre d’idéologies qu’il n’a même pas questionnées ni approfondies. Les discours sont souvent satisfaisants du point de vue rhétorique, mais dangereux du point de vue existentiel. Là encore, je ne dis pas que le coaching est à bannir dans son intégralité, mais il ne doit pas être considéré comme le recours absolu pour se sentir mieux dans l’entreprise ou dans la vie en général.
P. I. — Exercer des responsabilités, c’est l’apanage du manager. Qu’est-ce qui fait la qualité d’un bon dirigeant ? Sur quelles caractéristiques insisteriez-vous ? Et pour avoir ce profil, comment faut-il se former ?
J. de F. — La technisation dont j’ai parlé précédemment pourrait laisser penser qu’il y a des techniques pour devenir manager. Or c’est loin d’être vrai. En tout cas, la seule maîtrise de techniques ne suffit pas à développer les compétences managériales de charisme, d’autorité, de courage et de leadership. Les bons managers que je rencontre possèdent souvent cette triple qualité de dire les choses clairement, de simplifier les situations et d’apporter leur soutien aux collaborateurs. Ils apparaissent comme des ressources et pas seulement comme des contrôleurs. Ils ont une volonté de puissance, au sens nietzschéen du terme, et pas seulement une volonté de pouvoir. Ils veulent faire rayonner leurs équipes plutôt que les rabaisser pour mieux se grandir eux-mêmes.
P. I. — Au passage, quelles sont les grandes lignes de votre parcours ? Qu’est-ce qui vous a conduite à vouloir rapprocher aussi fortement philosophie et ressources humaines ?
J. de F. — C’est le hasard de la vie qui a réuni pour moi ces deux disciplines. J’ai d’abord été séduite par la philosophie, avec cette chance d’avoir eu de bons professeurs, en terminale puis à l’université, qui m’ont donné envie d’approfondir cette discipline. La rigueur de pensée et la structuration de l’esprit de mes professeurs et des auteurs m’ont particulièrement séduite. Mais les choses sont ainsi faites qu’en France, après avoir fait des études de philosophie, vous n’avez pas beaucoup d’autre choix que d’enseigner. Or cette carrière ne m’intéressait pas spécialement. Voilà pourquoi j’ai complété mon cursus initial, un doctorat de philosophie, par un DESS en ressources humaines.
P. I. — Le monde de l’entreprise plutôt que l’enseignement...
J. de F. — Je souhaitais travailler en entreprise. Ensuite, j’ai intégré un cabinet de recrutement où j’ai exercé pendant sept ans. De cette expérience j’ai appris beaucoup de choses qui me servent aujourd’hui. Il reste que le contact des entreprises ne m’a jamais fait oublier ce besoin essentiel pour moi qu’est la philosophie et le désir de la vivre au quotidien. D’où ce virage il y a dix ans : j’ai commencé par animer une petite chronique sur BFM Business puis écrit des ouvrages à la suite desquels on m’a demandé d’intervenir en tant que conférencière sur des problématiques d’entreprises avec un prisme philosophique. Métier qui me réjouit chaque jour.
P. I. — Cette expérience de quelques années dans le recrutement a-t-elle nourri vos critiques sur le fonctionnement des entreprises ? Avez-vous le sentiment que les choses s’améliorent ? Constatez-vous une meilleure prise en compte de l’originalité et de la complexité des êtres, même au sein des organisations les plus tentaculaires ?
J. de F. — Les entreprises, et par extension les cabinets de recrutement, ont le plus souvent des procédures de sélection très normées, pour ne pas dire ultra-formatées. Les profils de candidats sont examinés à l’aide de grilles resserrées qui laissent peu de place à une étude en profondeur des personnalités : or personne ne se réduit à l’agencement d’un CV, à l’obtention d’un diplôme, à une accumulation de stages et/ou d’expériences professionnelles, à un réseau de relations... Un candidat, c’est aussi un tempérament, une richesse personnelle, une capacité d’autonomie, un hasard, une chance ou une malchance... Bref, une série d’atouts que les procédures traditionnelles du recrutement ont parfois du mal à appréhender. C’est ainsi que j’ai pris conscience de l’absurdité de certains modes de fonctionnement et que cette problématique du sens versus les process absurdes m’a passionnée.
P. I. — Cette liberté des salariés sur laquelle vous insistez régulièrement, cette autonomie indispensable selon vous pour mieux mesurer la finalité du travail, sont-elles encouragées par les exigences actuelles de mobilité ?
J. de F. — La mobilité, plus grand monde aujourd’hui ne peut s’en passer. Le temps où un salarié pouvait prétendre travailler trente ans dans la même entreprise au même poste est désormais révolu. Aujourd’hui, on peut très bien imaginer qu’une même personne puisse exercer dix métiers différents — les slasheurs — pendant sa carrière professionnelle et séjourner dans divers pays. Le monde évolue, les habitudes de vie aussi, le management doit s’adapter. Une entreprise qui ne permet pas le télétravail, par exemple, est totalement en retard... Et peu attractive pour les plus jeunes générations. Tout ce qui va vers plus de flexibilité, de mobilité, de dynamisme est, me semble-t-il, à encourager en ce moment...
P. I. — Dans de nombreuses entreprises, le télétravail n’est pas encore considéré comme une solution très efficace... D’ailleurs, il n’est pas — ou peu — encouragé.
J. de F. — Il y a encore des dirigeants rétifs, aux yeux desquels le télétravail bénéficierait à des gens fainéants en quête de plages de temps libre. Cette vision est fausse : le retour d’expérience de ce mode de travail, qui commence à être conséquent, est au contraire très positif. Les salariés qui prennent une ou deux journées par semaine pour travailler à domicile sont au contraire très productifs. Ils sont souvent plus concentrés, pour la bonne et simple raison qu’ils sont moins en représentation, comme l’exige parfois la vie « visible » en entreprise. Ce n’est pas seulement un gain en termes de temps de transport, c’est aussi une tranquillité mentale...
P. I. — Dans quelle mesure les pouvoirs publics sont-ils capables d’appréhender le bien-être des salariés dans les organisations ?
J. de F. — Le bien-être des salariés est un sujet sur lequel les pouvoirs publics travaillent. Tous les hommes politiques ne sont pas cyniques, et ils sont nombreux à voir la nécessité de réinterroger les gens pour connaître leurs aspirations. Certaines orientations de la loi Pacte sont à même de renforcer le sens des entreprises. Vu dans sa globalité, le texte affiche cette volonté de « finaliser » les entreprises au-delà du seul rendement économique.