Politique Internationale — Quel regard portez-vous sur la conjoncture internationale et, notamment, sur la montée des risques climatiques ?
François Ewald— L’univers des risques n’est jamais vraiment stable, pour des raisons à la fois objectives, qui concernent l’évolution de la matière assurable, mais aussi subjectives, qui dépendent de la perception des risques. Ce début de XXIe siècle n’est pas avare en évolutions. Les assurances de dommages et de responsabilité sont depuis longtemps dominées par la couverture des risques liés à l’automobile — un domaine où se croisent les préoccupations environnementales et les progrès technologiques. La mise au point de la voiture autonome n’est certes pas aussi rapide qu’on aurait pu le penser, mais c’est assurément une avancée majeure qui se concrétisera un jour ou l’autre. À l’horizon des vingt prochaines années, les projections en matière de réchauffement climatique peuvent conduire à s’interroger sur ce que sera le marché des catastrophes naturelles. Jusqu’à présent, l’équilibre de la branche catastrophes naturelles était bon ; à l’avenir il paraît plus incertain. Dans le domaine des assurances de personnes, l’évolution des taux d’intérêt rebat aussi les cartes. On assiste à des recapitalisations, et ce paysage changeant ne sera pas sans conséquences sur le comportement des épargnants. Enfin, un « nouveau » risque est apparu avec la révolution des NTIC : les cyber-risques. Il s’agit de très gros risques industriels qui se matérialisent lorsqu’une entreprise est attaquée. Toutes les entreprises sont concernées et, en particulier, celles qui gèrent des données, des trafics sur Internet, comme les banques qui sont soumises à des obligations de sécurité particulières.
P. I. — Les assureurs s’adaptent-ils assez vite à ce nouveau contexte ?
F. E. — Le rôle des assureurs est de lisser ces évolutions de manière qu’elles puissent être intégrées dans le fonctionnement normal des sociétés. Jusqu’alors, ils ont su s’adapter, en sachant raison garder, dans un environnement où n’ont pas manqué les prédictions catastrophiques. Le métier des assureurs (gérer des risques), c’est concrètement gérer des jeux de données. On n’a pas (encore ?) assisté à de grandes disruptions dans l’assurance. On a pu penser, il y a quelques années, que les technologies big data allaient bouleverser le métier, les acteurs et les marchés d’assurance. Mais on n’a pas vu de nouveaux acteurs entrer sur ce marché (on n’en a pas vu disparaître non plus), ni de véritables mutations du métier, par exemple dans la manière de mutualiser les risques. Pour le moment, les nouvelles technologies sont utilisées par les acteurs pour être plus performants dans un marché dont les règles de fonctionnement n’ont guère changé.
P. I. — Gérer des risques, cela veut dire quoi ?
F. E. — L’assurance est un art de gérer les risques basé sur leur mutualisation. Qu’est-ce qu’un risque ? C’est un événement futur incertain susceptible d’avoir des conséquences financières, en bien ou en mal. Jouer à la loterie, en mettant en jeu une petite somme d’argent dans l’espérance de toucher le gros lot, c’est prendre un risque. Dans ce cas, l’espérance est celle d’un gain, mais le plus souvent on parle de risque lorsque l’on craint une perte. Un risque est la probabilité de perte financière liée à un projet. Acheter une maison dans laquelle on investit les économies d’une vie, c’est accepter de prendre le risque de voir sa maison brûler et donc de perdre le fruit d’une vie de labeur. Bien sûr, au niveau individuel, un tel risque n’est supportable que pour des gens bien fortunés. Le propriétaire va naturellement chercher à partager l’éventualité d’une telle perte avec d’autres dans un geste de réciprocité ou de garantie mutuelle. Le métier des assureurs consiste à apporter une solution satisfaisante à ce besoin de solidarité financière. Ils vont le faire en évaluant le risque pour tous les propriétaires d’un territoire et en répartissant la somme en fonction du risque que chaque propriété représente pour l’ensemble (selon la taille, le type de construction, l’exposition, etc.) de telle sorte que chacun puisse penser qu’il ne paie que la part qui lui revient.
P. I. — Comment les données dont disposent les assureurs influencent-elles leur manière d’appréhender les risques ?
F. E. — La projection d’un événement futur, l’estimation de sa probabilité correspondent à des jeux de données qui sont liés à un état des connaissances. Selon les données dont dispose l’assureur, sa perception des risques sera différente. L’ensemble des données accessibles à l’assureur n’est pas le seul élément qui influe sur la manière dont on évalue le risque. Il existe aussi des différences culturelles. Certaines cultures voient des risques là où d’autres n’en voient pas. Le rapport au risque du chevalier qui recherche la gloire par son héroïsme n’est pas celui du bourgeois citadin prudent dans ses engagements et soucieux de préserver sa fortune. On confond souvent le risque avec le danger inhérent à un état du monde. Le risque correspond plutôt au rapport qu’on entretient avec une situation en fonction des données dont on dispose. Cela apparaît très clairement dans la gestion de l’épargne. Pour certains, l’investissement en actions est considéré comme un placement qui comporte un risque excessif, pour d’autres non. Tout dépend de leur rapport au risque, s’ils sont portés à prendre des risques ou s’ils les redoutent et cherchent à les éviter.
P. I. — Jusqu’où peut-on espérer réduire les risques ?
F. E. — Avec l’essor des nouvelles technologies des données, certains prétendent que l’on pourrait parvenir à développer une connaissance tellement fine des situations et des comportements qu’il deviendrait possible de prévoir l’avenir avec un degré de probabilité proche de la certitude. Les big data feraient disparaître l’incertitude et fourniraient une connaissance des risques telle que le seul comportement rationnel serait de les prévenir ou de les éviter. On n’est pas près d’y arriver — et heureusement. On ne prouvera pas, par exemple, qu’une personne en particulier, expérimentée et bonne conductrice, avec toutes les données qu’on pourra recueillir sur elle, n’aura jamais d’accident de la circulation. Pour paraphraser Mallarmé : « Jamais un jeu de données ne réduira l’incertitude. » Quand vous montez dans une voiture, vous engagez un risque de responsabilité qui se monte à plusieurs millions d’euros, c’est-à-dire la somme que vous devrez débourser (et que l’assureur devra couvrir) si vous êtes responsable d’un accident qui laisse une personne jeune lourdement handicapée. Qui fera le pari qu’un individu, quelle que soit la quantité de données que vous pouvez avoir sur son comportement, n’aura jamais d’accident ?
P. I. — Nous sommes de plus en plus suivis, tracés. Nos données sont devenues une matière première. Pensez-vous que les bases de données seront de plus en plus segmentées ?
F. E. — Après le fantasme de la connaissance complète, voici celui de la segmentation, de la discrimination, de la démutualisation. On touche ici à la fonction sociale de l’assurance et au rôle du régulateur ou de l’État. Les assurances « terrestres », assurances de personnes et assurances de dommages, ont dans leur projet une vocation d’universalité : elles sont destinées à tout le monde, et chacun doit pouvoir y prétendre. Cela tient à ce que, sans assurance, l’accès à certains biens est interdit : pas de crédit sans assurance emprunteur, pas d’usage de l’auto sans assurance de responsabilité automobile, pas d’accès aux soins sans assurance maladie. Nous sommes dans des sociétés où l’État veille à ce que l’assurance soit accessible à prix abordable. Pour employer un vocabulaire à la mode, l’assurance terrestre est inclusive dans son projet. L’arrivée des big data n’a pas modifié cette promesse. En assurance automobile, les principes qui guident les grilles tarifaires — le bonus-malus — sont restés les mêmes. Et si l’on prend un peu de recul, on le comprend aisément. L’assurance automobile, comme l’assurance construction ou l’assurance emprunteur, ont une fonction sociale. On n’imagine pas en France, ni en Europe, avoir un secteur de l’assurance automobile qui exclurait une catégorie de la population. Cela serait perçu comme une discrimination insoutenable. Encore une fois, ces assurances ont une vocation universelle. Si les assureurs tarifaient les contrats d’assurances automobiles au seul regard des statistiques, les jeunes seraient pratiquement exclus. Ils devraient payer des primes si élevées qu’ils seraient de facto sortis du marché. Pour maintenir ce qu’on peut considérer comme une forme de contrat social, les règles du bonus-malus sont organisées de manière que les bons conducteurs subsidient les moins bons, les jeunes en l’occurrence. Ils ne les font pas payer à la hauteur du risque qu’ils représentent statistiquement, car cela ne serait pas acceptable et ne correspondrait pas au projet social qui est à la base de l’assurance. Pour avoir une voiture, il faut être assuré et, dans certaines parties du territoire, comme l’ont rappelé les Gilets jaunes en France, sans voiture, pas de mobilité. L’assurance a — il faudrait même dire est — une fonction sociale que l’on sous-estime souvent.
Autre exemple : l’assurance des catastrophes naturelles. La prime de certains contrats d’assurance est augmentée d’un petit montant de sorte que se trouve instituée une sorte de solidarité nationale entre ceux qui ne seront jamais affectés par une catastrophe naturelle (un habitant de Montmartre a peu de chances d’être victime d’une inondation ou d’un tremblement de terre) et ceux qui ont le plus de probabilité parce qu’ils vivent dans des régions exposées. Cette tarification a une vocation politique cachée : elle permet de répondre aux nécessités d’aménagement du territoire et de lutter contre la désertification de certaines zones.
P. I. — Comment s’exprime cette fonction sociale de l ’assurance ?
F. E. — L’idée qui sous-tend notre pacte social repose sur le fait que l’assurance doit couvrir toute une série de besoins. C’est le cas, par exemple, de l’assurance emprunteur du ménage qui souscrit un crédit pour acheter sa résidence principale. Quand les assureurs ont chipoté pour accorder leurs garanties aux emprunteurs séropositifs, les autorités sont intervenues. un système d’assurance emprunteur a été mis en place en lien avec les banques pour permettre aux séropositifs et aux malades — ceux qu’on classe parmi les « risques aggravés » — d’emprunter et de trouver une garantie à leur crédit. Dans nos sociétés, l’assurance est un bien premier parce qu’elle est la condition d’accès à d’autres biens qui permettent de satisfaire des besoins fondamentaux : se loger, se déplacer, accéder aux soins, se protéger contre les catastrophes...
P. I. — Les bases de données sont de plus en plus pointues et de mieux en mieux exploitées. Quel sera l’impact de ces progrès technologiques ?
F. E. — À la Fédération française des sociétés d’assurances, au début de l’année 1990 — c’était sous la présidence de Denis Kessler —, j’ai participé au premier débat big data dans l’assurance (dont d’ailleurs nous n’avions pas conscience comme tel) : c’était au moment où les techniques qui devaient permettre le décryptage du génome humain étaient mises au point. La question était de savoir si les compagnies d’assurance pourraient ou non avoir accès à ces données. En Europe, il a été décidé qu’elles ne le pourraient pas. Le paradoxe est que leur accès a été interdit précisément parce qu’on reconnaissait que ces données étaient pertinentes pour l’évaluation des risques que l’on voulait assurer. Les pouvoirs publics ont estimé qu’il fallait fermer cette porte afin d’éviter toute discrimination. Ce geste marque un tournant à la fois dans la théorie du risque et dans la philosophie de l’assurance. Du point de vue théorique, il devenait clair que les risques assurés étaient l’expression moins de la nature des choses que des jeux de données dont pouvaient décider les pouvoirs publics. Et l’assurance était du même coup réaffirmée dans sa fonction sociale. Pour parler dans le vocabulaire de la loi Pacte : c’était là sa raison d’être. En même temps, on voit apparaître de nouvelles distinctions comme celles entre la propriété et l’usage des données. Aux États-unis, l’assurance maladie étant le fait d’assureurs privés (en dehors de Medicare et Medicaid), ces derniers ont accès aux données de santé. L’Obamacare cherche à rendre cette assurance accessible à tous à un prix abordable (affordable care), ce qui a conduit le législateur américain à définir, parmi les données dont disposent les assureurs, celles qu’ils peuvent utiliser pour tarifer des contrats santé et celles qui sont interdites à cette fin. La propriété des données conduit ainsi à deux usages : pour la tarification et l’accès à l’assurance et pour les pratiques de prévention où l’utilisation de ces mêmes données est sans limite. Il me semble important d’observer que les big data n’ont pas conduit (jusqu’à maintenant) à des formes de démutualisation, bien au contraire. On constate que le contrôle des pouvoir publics sur les données va plutôt vers plus que moins de mutualisation.
P. I. — Quel changement majeur les autorités européennes ont- elles imposé en matière d’évaluation des risques ?
F. E. — Conséquence des débats précédents, la Cour de justice des Communautés européennes a pris une décision majeure lors de l’interprétation d’une directive sur l’interdiction de pratiquer une quelconque discrimination entre hommes et femmes. La décision des juges revient à dire que, même si statistiquement l’espérance de vie des hommes et des femmes n’est pas la même, ce n’est pas une raison pour que les assureurs en tiennent compte. Le droit des discriminations doit l’emporter sur celui de l’assurance. C’est une autre manière pour le régulateur de définir les jeux de données utilisables par les assureurs. Désormais, les assureurs ne distinguent plus entre les espérances de vie des hommes et des femmes pour établir les tables de mortalité qui servent de bases au calcul des primes d’assurance vie. Les femmes vivent plus longtemps que les hommes, mais cette différence a été gommée au profit d’un être hybride, unisexe, d’une fiction. Tout le monde s’en accommode. Ces exemples montrent combien la gestion des risques reste une affaire publique et non celle des GAFA et des algorithmes utilisés par ces entreprises, aussi puissants soient-ils.
P. I. — Les pouvoirs publics sont-ils assez attentifs aux évolutions en cours et aux dérives possibles ?
F. E. — Je le crois. Pour ce qui est de l’assurance, les pouvoirs publics et les autorités de régulation sont très présents. Le cadre est solide. La particularité du secteur de l’assurance est qu’il faut engager beaucoup de capitaux, et que cette activité est au cœur de la société. Il est donc normal et rassurant qu’elle soit étroitement surveillée. Dans un État bien géré, il est essentiel que le secteur de l’assurance fonctionne bien, qu’il n’y ait pas de faillite, que les risques soient correctement tarifés et qu’on évite l’exclusion. En France, c’est le cas. Si cela ne l’était plus, il y aurait une rupture sociale qu’on a du mal à imaginer.
P. I. — Quels sont les enjeux qui vous paraissent essentiels avec le développement des big data, et quelles sont leurs limites ?
F. E. — Il faut distinguer les moyens et les fins. La finalité de l’assurance est d’organiser des mutualisations afin de permettre l’accès à certains biens fondamentaux, de gérer l’épargne et de compenser des pertes patrimoniales. Les big data ne concernent pas les fins de l’assurance. Ce sont des nouvelles technologies qu’il faut savoir utiliser dans le respect des finalités essentielles. Depuis l’assurance maritime, l’assurance a pu assurer sa fonction sociale dans des cadres techniques très différents. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle (et encore...) pour que l’actuaire passe du statut de notaire à celui de mathématicien. Le big data est une nouvelle étape. Mais il faut se garder de céder aux sirènes plus ou moins catastrophistes qui voudraient nous faire croire que les techniques et leurs évolutions commandent les finalités, que de prétendues fatalités technologiques devraient tout emporter avec elles. C’est sans doute ce que veulent accréditer certains opérateurs comme les GAFA. Cela dit, le fait de disposer de ces nouvelles données permet aux assureurs de faire leur métier de manière plus efficace. Elles améliorent aussi la gestion des risques, soit dans le domaine de la prévention, soit dans celui de l’assistance, tout un éventail de services que certains assureurs cherchent à investir. Mais il y a des dimensions théoriques qu’on ne peut pas négliger. L’assurance est basée sur des fictions, notamment sur une fiction fondamentale, celle de l’« homme moyen » que le sociologue belge Adolphe Quetelet a formalisée au XIXe siècle. L’idée est que les différences entre les hommes (et les hommes et les femmes), en termes de taille, d’intelligence, d’espérance de vie, etc., ne sont qu’accidentelles. On sait, bien sûr, que cet individu moyen n’existe pas dans la réalité, mais il est raisonnable de calculer à partir de cette fiction l’espérance de vie d’un emprunteur, et de considérer que tous les individus nés la même année ont la même espérance de vie. C’est faux, mais c’est commode et généralement considéré comme une mesure de justice, un principe d’équité. Le problème est que les big data ne fonctionnent pas à partir de la notion de moyenne. Ils comparent les données et cherchent à savoir ce qui dans un groupe différencie chacun de l’autre et non pas ce qu’ils ont en commun. La mutualisation ne disparaît pas pour autant ; simplement, les données sont exploitées de manière différente. C’est ce qui s’exprime à travers les notions d’individualisation ou de personnalisation ou encore de profil. Mais, à nouveau, ce n’est pas une découverte pour l’assureur dont le métier est tout à la fois de mutualiser et de différencier afin d’adapter la prime au risque.
P. I. — L’arrivée des big data peut-elle créer un choc de société ?
F. E. — D’un point de vue conceptuel, cette possibilité existe. On acceptait jusqu’ici la fiction de l’homme moyen sans problème. Les tarifs d’assurance sont proposés sans distinction de sexe. Cette fiction correspond aux valeurs de notre société. Elle participe en ce sens à un projet politique. La logique des big data et de l’intelligence artificielle, qui insistent plus sur ce qui nous sépare que sur ce qui nous rassemble, pourrait aboutir à remettre ce consensus en cause. Mais, répétons-le, il faut distinguer les ressources des finalités : si le big data offre de nouvelles ressources, celles-ci doivent être mises au service du projet social — mutualiser les risques, et non pas les sélectionner — qui est la raison d’être de l’assurance.