Politique Internationale — Dans de nombreuses études d’opinion, les groupes d’assurance sont assimilés aux banques. Les deux univers sont-ils proches à ce point ? Les consommateurs situent-ils banquiers et assureurs dans le même cercle ?
Françoise Hernaez — Ce rapprochement banque-assurance fait sens dans la mesure où ces deux domaines d’activité développent de nombreux métiers connexes. Ce partage est tel qu’il y a des banques qui proposent des produits d’assurance et des assureurs qui commercialisent des services financiers. La financiarisation de l’économie, qui a connu un essor accéléré au cours des dernières années, s’appuie à la fois sur les banques et sur les groupes d’assurance. C’est un motif supplémentaire pour favoriser une approche commune. Cela ne signifie pas, pour autant, que la perception des consommateurs soit identique d’un secteur à l’autre. Dans l’étude Trusteam conduite par IPSOS chaque année et qui constitue un véritable observatoire des secteurs économiques, la banque pointe en treizième position au classement des activités les mieux considérées, loin derrière le luxe, la distribution et certains domaines industriels. L’assurance, elle, arrive à la huitième place : c’est mieux que la banque, mais ce n’est pas extraordinaire non plus. dans les deux cas, il existe une marge de progression importante.
P. I. — Diriez-vous que l’assurance accuse un vrai déficit de popularité ? Au sens où l’opinion publique mésestime à la fois ses enjeux et ses professionnels...
F. H. — Tout d’abord, nous avons cette capacité chez IPSOS de brasser un très grand nombre de données d’études et de contextes qui nous donnent une vision très précise des choses. Le département cultural intelligence que je dirige permet en particulier de scruter les évolutions du secteur financier avec un observatoire Banque Finance assurance récurrent, qui analyse le pilotage des marques et les dernières innovations marketing et communication — lesquelles concernent l’ensemble du secteur financier, y compris l’assurance. Pour revenir à la popularité de l’assurance, nos études montrent une double échelle de lecture. Quand les personnes sont interrogées sur leur perception globale du secteur, les avis sont souvent mitigés. En revanche, ils sont beaucoup plus positifs lorsqu’il s’agit d’évoquer la relation de l’assuré avec « son » assureur. On mesure alors combien le lien de proximité est prégnant dans l’exercice de ce métier. Dans l’imaginaire collectif, l’assurance a presque une connotation géographique, avec un réseau d’agents qui maillent le territoire. Nous sommes vraiment dans la dimension du terroir.
P. I. — À l’heure des nouvelles technologies et du développement numérique incessant, le lien personnel se révèle donc primordial...
F. H. — Quand l’assuré connaît son assureur et qu’il a confiance en lui, sa perception est bien plus favorable qu’à l’égard d’un domaine économique aux rouages souvent perçus comme complexes. une petite frange de l’échantillon considère les groupes d’assurance comme centrés avant tout sur la collecte de fonds et sur la manière de les faire fructifier. Une perception négative, donc, mais minoritaire : la plupart des gens savent d’emblée que les assureurs ont vocation à limiter les risques et ils savent aussi que l’éventail des procédures doit rapporter de l’argent à ceux qui orchestrent cette prévention. Toutes études d’opinion confondues, le règlement des sinistres est considéré comme le premier métier des assureurs.
P. I. — Comment les acteurs de l’assurance agencent-ils leur communication ? Celle-ci passe-t-elle par des figures obligées ? Considérez-vous la diffusion des messages comme efficace ?
F. H. — Plusieurs niveaux de communication viennent se superposer. Dans un premier temps, ces acteurs cherchent à nouer un lien de confiance avec le consommateur et à gagner en visibilité. Il s’agit là vraiment du point d’entrée de leur politique marketing : parvenir à instiller que ce sont des interlocuteurs sur lesquels on peut compter. Dans un deuxième temps, l’accent est mis sur la pédagogie : les acteurs veulent faire connaître leurs produits et la manière dont les assurés vont pouvoir en profiter efficacement. Ce point relève moins d’une politique de communication institutionnelle que du travail des réseaux et des différents relais des assureurs, en particulier sur le terrain. Qu’il s’agisse des sites internet, des newsletters ou des contacts très ciblés, plusieurs leviers se sont largement développés au cours des dernières années pour soigner les explications techniques. Aujourd’hui, les outils de communication sont de plus en plus ergonomiques afin que les indications soient nettes et précises. Je ne dis pas qu’on ne pourrait pas encore faire des progrès dans ce domaine, mais la tendance est encourageante. Le troisième niveau de communication tourne autour de la responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE) et de sa traduction en responsabilité sociétale de la marque (RSM) : les assureurs insistent sur leur rôle citoyen et sur leur implication au service de la bonne marche de la planète et/ou de la société.
P. I. — Croyez-vous vraiment que les assurés — entreprises ou particuliers — soient sensibles à une démarche éthique de la part des groupes d’assurance ? En sens inverse, alors que ces professionnels se livrent une sévère bataille commerciale, ont-ils ce souci d’un fonctionnement vertueux ?
F. H. — Au regard des études d’opinion, même s’il y a toujours un écart entre le déclaratif et les pratiques réelles, oui, un assuré attend des assureurs qu’ils s’engagent dans une démarche éthique. En revanche, quand on creuse un peu le sujet, le même assuré est beaucoup moins précis sur le contenu des actions espérées de la part des groupes d’assurance. Est-ce à dire que l’appétence initiale pour les sujets de société et leur projection à l’échelle d’un secteur économique est un peu feinte ? Je ne le crois pas. L’époque a changé : les gens attendent de plus en plus des professionnels de l’assurance qu’ils prennent parti sur des grands sujets de société. Prenons l’urgence climatique : plus aucune entreprise n’osera dire que cette préoccupation lui est étrangère et toutes insisteront dans la foulée sur leurs initiatives en la matière. Les assureurs s’inscrivent dans ce sillage. alors les initiatives en question sont- elles vraiment opérationnelles ? Les professionnels se montrent de plus en plus transparents sur leur capacité d’action. La lutte contre le réchauffement n’est évidemment pas le seul grand levier éthique, mais il est très symptomatique : les assureurs ne peuvent plus dire qu’ils fonctionnent en circuit fermé, au seul bénéfice de leurs clients. Ils doivent montrer qu’ils sont à l’écoute des mutations sociétales.
P. I. — Les compagnies d’assurance sont-elles de bons clients pour les spécialistes des études de marché et des enquêtes d’opinion ? Les retours que vous leur faites sont-ils à l’origine d’évolutions majeures dans leur communication ?
F. H. — Les groupes d’assurance sont des partenaires importants parce qu’ils ont ce souci récurrent de lancer de nouveaux produits, de prendre des parts de marché et d’augmenter de manière globale leur visibilité sur des marchés très compétitifs. Pour cela, ils ont besoin de connaître les avis et les attentes des consommateurs. Ils commandent donc fréquemment des études à des sociétés comme la nôtre. S’agissant des interactions entre le retour des enquêtes et la stratégie marketing des différents acteurs, l’évolution au cours des dernières années est parlante : pendant longtemps, les assureurs ont privilégié une communication assez technique, souvent à base de chiffres qui visent à étayer concrètement la performance d’un produit. Ils se sont aujourd’hui éloignés de cette veine au profit d’une communication « qui raconte des histoires » : ce storytelling conçoit des scénarios mettant en scène les mésaventures de consommateurs — des mésaventures qui se terminent bien car, grâce à leur contrat d’assurance, les intéressés peuvent rapidement redresser la tête. Les messages ainsi véhiculés misent sur la proximité, sur la capacité à s’identifier aux personnages et aux situations et entendent souligner que les relations assureurs-assurés sont aussi simples que fluides.
P. I. — Ces campagnes de publicité cherchent souvent à faire sourire, via les scénarios, les slogans et les images utilisés. N’y a-t-il pas un décalage avec la réalité ? Quel est l’impact de cette communication sur le taux de connaissance de la marque ?
F. H. — On en revient à l’essence de la communication publicitaire. Celle-ci n’a pas forcément vocation à restituer la réalité au plus près. Parfois même, au contraire, la publicité sera d’autant plus efficace qu’elle réussira à dédramatiser les situations. Et puis je crois que les assureurs ont d’autres relais pour alerter sur les risques et la dangerosité du quotidien. On en revient au lien de proximité évoqué plus haut : les échanges avec un assureur sont déjà suffisamment techniques pour qu’une communication adjacente joue davantage sur le registre de l’émotion et du sourire. Les campagnes dont on parle ici sont le reflet d’une réalité franco-française. Selon les cultures et les zones géographiques, les modes de communication des assureurs diffèrent : l’humour peut parfois être très trash, notamment en Asie où les groupes d’assurance n’hésitent pas à montrer les sinistres de façon très explicite. En France, sur le fond, les campagnes des assureurs réussissent à faire passer des messages, mais elles ont du mal à sortir du lot ou à construire de la différenciation.
P. I. — Que manque-t-il à cette communication « à la française » pour être plus percutante ?
F. H. — Le principal frein est lié à une forme créative « plutôt » classique, qui tend à être moins accrocheuse, à des approches souvent conventionnelles qui ne facilitent pas l’implication des consommateurs et diminue la capacité des marques à faire entendre leur différence. Nous nous apercevons en effet que si, dans un premier temps, les gens reçoivent bien les informations qui leur sont fournies, ils ont des difficultés à les mémoriser — en tout cas plus que dans d’autres secteurs. par exemple, ils auront du mal à restituer le contenu d’un message et les éléments concrets sous-jacents. Attention, tous les groupes ne connaissent pas ce déficit, mais il est suffisamment répandu pour s’imposer comme une tendance.
P. I. — La communication des assurances, même souriante, est articulée autour de situations potentiellement anxiogènes pour le consommateur. Vos études laissent-elles à penser que parler d’assurance, c’est entretenir ce climat d’inquiétude ?
F. H. — Vivons-nous dans un monde anxiogène ? Nous n’avons pas attendu les dernières actualités du secteur de l’assurance pour le penser assez fort. Entre le chômage, les crises alimentaires et les préoccupations climatiques, les facteurs d’inquiétude ne manquent pas ; ils sont partagés presque partout à la surface du globe, à des degrés d’intensité variables. Bref, l’assurance n’a pas vocation à entretenir un climat anxiogène. Elle accompagne simplement les préoccupations des citoyens, étant entendu que d’un pays à l’autre ils se montreront plus ou moins angoissés. Les plus anxieux devant cette marche de la planète sont sans aucun doute les Japonais, études à la clé. Les Français aussi témoignent d’un seuil élevé d’inquiétude. Au passage, le fait que la France bénéficie d’un système de protection sociale très développé par rapport à d’autres fait que ses habitants comptent beaucoup sur les pouvoirs publics pour les protéger.
P. I. — Va-t-on vers un dépassement de fonction de la part des assureurs ? Sont-ils en mesure d’exercer de nouveaux métiers, en plus de leurs implantations originelles ?
F. H. — Pour communiquer avec le consommateur, les professionnels de l’assurance disposent de relais supplémentaires, via les outils digitaux, à commencer par une série d’applications dont les ergonomies s’améliorent considérablement. Dans le sillage de ces outils numériques innovants, les gens font évoluer leur mode de consommation. On voit surgir de nouveaux usages, notamment dans le domaine de la mobilité. Pour se déplacer, les gens peuvent désormais louer des véhicules divers et variés sur des périodes limitées. Pour autant, les véhicules en question doivent être assurés. Pour les groupes d’assurance, cela implique de travailler sur des formules sur mesure et, par extension, de proposer une nouvelle gamme de services. Mais il n’y a pas de révolution des métiers : l’assurance n’est pas un secteur avec des entreprises disruptives. Les tendances de fond sont bien établies.
P. I. — En termes de communication, peu de spécialistes de l’assurance cherchent à implanter une signature internationale. Pourquoi ? L’assurance est-elle un métier difficile à exporter ?
F. H. — Les groupes d’assurance qui se lancent dans une campagne de communication internationale sont peu nombreux. On recense bien quelques exemples, mais ils restent isolés. Cela n’est pas très étonnant : chaque pays a ses spécificités, économiques, sociales et culturelles, et un discours qui porte dans telle ou telle zone n’aura pas les mêmes répercussions ailleurs. Bien sûr, certaines compagnies répliquent à la virgule près leurs messages et leurs campagnes d’un pays à l’autre, mais leur efficacité est relative. En matière d’assurance, la mondialisation n’est pas nécessairement un facteur de succès.