Politique Internationale — Chez les professionnels de l ’assurance et les acteurs qui travaillent régulièrement avec eux — dont vous faites partie — comment la nouvelle du Brexit a-t-elle été accueillie ? Et comment le gigantesque chantier qui se met en place est-il vécu ? Avec stupeur, inquiétude, sérénité malgré tout...
Barthélemy Cousin — Le Brexit est et demeure encore un sujet suffisamment mouvant pour que l’on s’interdise toute prise de position définitive. Depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, il y a eu tellement d’annonces autour de ce dossier que tout le monde a appris à faire preuve de prudence. De manière plus générale, bien malin qui aurait pu anticiper un tel désordre. La City est une place financière clé, avec des positions essentielles pour les banquiers comme pour les assureurs, et personne n’aurait imaginé l’émergence d’un tel maelström. Et personne n’y a intérêt. en même temps, voilà plus de vingt-cinq ans qu’il suffit de prendre l’eurostar pour constater la récurrence de l’« Europe-bashing », largement relayé par une partie de la presse. Au fil des ans, ce travail de sape a fini par produire ses effets auprès de l’opinion publique. alors surprise, stupeur ou inquiétude pour l’ensemble des corporations ? Un peu de tout cela à la fois.
P. I. — L’assurance, comme les autres secteurs, est donc au milieu du gué...
B. C. — Après 2016, le monde de l’assurance a eu besoin d’un peu de temps pour reprendre ses esprits car, comme je l’ai dit, la City pèse lourd pour le secteur. En Europe, aucune autre place ne peut se targuer d’une telle puissance financière. Dans certaines branches, par exemple l’assurance transport mais il y en a d’autres, beaucoup de choses se jouent à Londres, avec des acteurs britanniques incontournables. Mais reprendre ses esprits ne signifie pas rester immobile. Une fois passé l’effet de stupeur, chacun s’est mis au travail pour mieux percevoir les implications du Brexit. de nombreuses questions sont encore en suspens. On connaît l’univers que l’on va quitter, mais pas celui que l’on va trouver. Au passage, je tiens à dire qu’il n’y a ni gagnants ni perdants avec le Brexit ; il y a d’abord et surtout un nouvel environnement à intégrer.
P. I. — Quelle que soit la forme que prendra le Brexit, l’Europe de l’assurance est-elle durablement affectée par les événements de ces derniers mois ?
B. C. — La réponse est à nuancer en fonction de deux paramètres. D’une part, l’assurance est un secteur d’activité très réglementé où chaque opérateur est responsable devant son régulateur national, ce qui vient limiter l’influence du Brexit. Nous ne sommes pas dans un jeu de dominos où un basculement comme celui de la Grande-Bretagne provoque une réaction en chaîne. D’autre part, les acteurs de l’assurance ont appris à compter avec l’Europe. Depuis de très nombreuses années, un travail considérable a été effectué à Bruxelles pour ouvrir le marché. L’Union européenne (UE) a édicté plusieurs directives pour harmoniser les différentes réglementations nationales et favoriser l’utilisation d’un langage commun. Le « passeport européen », selon la terminologie utilisée, est une réussite. Un assureur français peut proposer ses produits dans les autres pays de l’EU et réciproquement. il y a une reconnaissance mutuelle qui fait que les différents acteurs peuvent travailler librement, sans se voir opposer des barrières aux frontières.
P. I. — C’est pourquoi l’ouverture des marchés dans l’assurance en prend un coup...
B. C. — Le passeport européen est effectivement en passe de perdre l’un de ses titulaires importants avec la Grande-Bretagne de la même façon que les assureurs européens vont perdre le droit de vendre leurs produits sur le marché anglais. Ce qui complique la donne pour tout le monde, assurés compris. La City aurait souhaité continuer à bénéficier du passeport après le Brexit, mais Bruxelles a mis son veto. En revanche, le passeport reste en place dans le reste de l’Europe pour tous les assureurs européens. Alors oui, il y a des secousses, mais l’Europe de l’assurance est ainsi bâtie qu’elle n’est pas ébranlée dans sa totalité.
P. I. — Parmi ces ébranlements, vous faites référence à certains acteurs qui ont décidé de quitter Londres. Ces délocalisations ont fait grand bruit dans l’assurance...
B. C. — Il n’y a pas que dans l’assurance où des mouvements de délocalisation se sont produits. Dans la banque également, on a assisté à des choix similaires, avec des transferts d’activités. Dans l’assurance, cela a provoqué une certaine agitation car les opérateurs concernés ont une solide réputation. Mais il s’agit dans l’ensemble de cas isolés : les grands groupes européens d’assurance n’ont pas décidé de fermer par vagues leurs bureaux en Angleterre, loin s’en faut. Voilà aussi pourquoi l’Europe de l’assurance ne tombe pas en miettes : Brexit ou pas, la plupart des professionnels savent qu’ils devront garder un pied en Grande-Bretagne. Et puisque nous parlons des mouvements d’entreprises identifiés outre-Manche, tous ne relèvent pas du Brexit, qui contribue simplement à les accélérer. des éléments de stratégie étaient déjà dans les tuyaux ; ils sont simplement réactivés par le contexte ambiant.
P. I. — En attendant, la perspective du Brexit oblige les assureurs européens à changer leurs méthodes de travail...
B. C. — Pour continuer à intervenir sur le marché britannique, ces assureurs qui ne vont plus bénéficier du passeport européen ont dû solliciter un « régime temporaire d’autorisation », qui s’applique également aux courtiers. Autrement dit, pour ne pas sortir du jeu britannique, il leur a fallu accepter de se soumettre aux règles anglaises. Sur le fond, ce nouveau régime ne change pas forcément beaucoup de choses par rapport aux démarches auxquelles ces opérateurs étaient déjà soumis auprès de leurs autorités réglementaires respectives, mais il vient s’y ajouter.
P. I. — Jusqu’à quel point les entreprises s’assurant auprès de la City sont-elles pénalisées par le Brexit ?
B. C. — Le nombre d’assureurs européens ayant la capacité de souscrire des grands risques est limité. Sans les Anglais, les entreprises vont avoir du mal à s’assurer à hauteur de leurs besoins. Si elles font le choix — ou si elles sont contraintes — de s’adresser à des assureurs anglais, elles vont devoir faire face à une complexité accrue de leurs contrats et à de moindres garanties de la part de ces assureurs anglais qui ne seront plus soumis à la réglementation européenne sur la solvabilité.
P. I. — Et pour les avocats spécialistes de l’assurance comme vous, quels facteurs de complexité supplémentaires le Brexit introduit-il ?
B. C. — il est difficile de donner une réponse globale, car tous les cabinets d’avocats qui s’occupent d’assurance ne sont pas centrés sur les mêmes problématiques : certains travaillent davantage sur des questions réglementaires ; d’autres font davantage de dossiers de couvertures, voire de contentieux pur et dur. Parmi ces derniers, il y a des cabinets qui épaulent surtout des assureurs et ceux qui sont plutôt du côté des assurés. Les cabinets qui travaillent sur des questions réglementaires sont entrés dans une longue phase de défrichage : il s’agit pour eux de décortiquer toutes les implications du Brexit. Pour le contentieux, il ne faut quand même pas croire que les cabinets découvrent les dossiers aux ramifications internationales. Nous sommes tous habitués à nous mouvoir dans un espace judiciaire étendu.
P. I. — Cela signifie que les cabinets sont déjà prêts à affronter des dossiers épineux...
B. C. — Pour autant, on ne minorera pas l’impact du Brexit. Une situation fréquente à l’heure actuelle est celle où un assuré français souscrit une couverture auprès d’un groupe d’assureurs dont certains sont situés en Grande-Bretagne. Si cet assuré obtient un jugement contre ses assureurs, il va désormais avoir plus de mal à faire payer les assureurs britanniques qui seront sortis de l’espace judiciaire européen. La situation est peut-être temporaire car, après le Brexit, ce genre de contrat sera moins fréquent. En attendant, il existe un volume important de contrats qui sont dans ce cas et qui ont donné, ou qui vont donner lieu à des réclamations en cas de sinistre.
P. I. — En tout état de cause, vous n’imaginez pas une refonte du droit de l’assurance en Europe ?
B. C. — I n’existe aucune raison de remettre en cause l’architecture actuelle en raison du Brexit.
P. I. — Avant le Brexit, avez-vous souvenance d’un autre événement aussi disruptif pour l’économie européenne ?
B. C. — Je ne me souviens pas d’une telle impression de rupture au sein de l’UE. À cela une bonne raison : le Brexit est un peu vécu comme un traumatisme, comme quelque chose de très émotionnel qui dépasse largement l’univers des prévisions économiques, des grands partenariats commerciaux ou des méga-fusions.
En comptant ses proches, chacun peut se dire qu’il est impacté par le Brexit. en 1992, quand la livre avait quitté le système monétaire européen (SME), le choc avait été sévère mais il avait surtout affecté la City, pas l’ensemble du pays comme aujourd’hui. La financiarisation de l’économie n’avait pas encore atteint le degré auquel elle s’est hissée aujourd’hui. Les marchés de capitaux étaient balbutiants. Quant à la City, elle a bénéficié d’un développement très important au cours des dernières décennies. Plus récemment, la crise grecque a aussi été un séisme mais l’enjeu n’était pas le même. Au moment où l’économie s’écroulait en Grèce et que Bruxelles redoutait un effet de contagion, la possibilité d’une sortie de la zone euro était sérieusement étudiée. Cette perspective suscitait néanmoins infiniment moins de fièvre que le Brexit, qui se suit comme un incroyable feuilleton.
P. I. — Le Brexit est effectivement un feuilleton hors norme, mais la Grande-Bretagne ne semble pas s’émouvoir de ses conséquences à long terme. Quand on interroge les grands acteurs de la City, on n’a pas le sentiment qu’ils craignent pour leur suprématie. Cet optimisme est-il fondé ?
B. C. — Peut-on leur donner tort ? Les Britanniques, et pas seulement leurs entreprises ou leurs principaux dirigeants politiques, font le pari qu’ils sont devenus incontournables dans un très grand nombre de domaines. Dans l’assurance et la banque, puisque nous mettons ces deux secteurs en exergue de notre entretien, le Royaume-Uni possède des positions tellement solides que personne n’imagine outre-Manche qu’elles soient durablement rognées. Et les observateurs extérieurs pensent majoritairement la même chose. Des ajustements ne sont pas à exclure, ils sont même hautement probables, mais rien a priori qui range soudain l’angleterre parmi les puissances de second rang. S’agissant plus spécifiquement des cabinets d’avocats, il ne faut surtout pas croire que le Brexit les prive de travail. Au contraire, il règne aujourd’hui à Londres une intense activité pour les professionnels du droit, qui planchent sans relâche sur une multitude de scénarios.
P. I. — Diriez-vous que, plus que jamais, les avocats doivent rassurer leurs clients ?
B. C. — Les cabinets n’ont pas attendu le Brexit pour rassurer leurs clients. Mais il est vrai qu’ils doivent faire un gros effort de pédagogie. La situation en Grande-Bretagne ne change pas fondamentalement la philosophie de l’implantation des cabinets, même s’il faut s’attendre à un peu de réorganisation. Par exemple, les grands cabinets d’origine anglaise sont présents à Paris, soit au travers de simples succursales, soit au travers d’accords spécifiques transnationaux avec des cabinets locaux. Dans le contexte du Brexit, il est probable que l’on verra des bureaux qui exercent actuellement sous forme de succursale basculer vers la création de cabinets locaux, mais il s’agit là de questions d’organisation interne, transparentes pour les clients. De même, un avocat français associé dans un cabinet britannique installé à Paris doit être inscrit à Londres comme avocat étranger. Àl’avenir, cette inscription va sans doute être un peu plus compliquée. Mais, Brexit ou pas, on peut compter sur les Aanglais pour chercher à préserver l’attractivité de leurs cabinets.
P. I. — Avec maintenant un peu de recul, qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans cette affaire de Brexit ?
B. C. — Sans grande originalité, ma perception rejoint celle de beaucoup de monde : à savoir un certain effarement devant l’intensité de ce feuilleton. Qui aurait pu prévoir une telle avalanche de rebondissements ? Au début, le sentiment global était sans doute que cela allait mal se terminer. Aujourd’hui, on a davantage l’impression d’une progression cahin-caha. Ce qui ne veut pas dire que l’on soit beaucoup plus avancé ! Mais est-ce bien étonnant : comme le remarquait un responsable politique, l’angleterre a lancé son Brexit sans même dialoguer avec ses voisins de Grande-Bretagne.
P. I. — Le paysage sera plus lisible dans vingt ou trente ans...
B. C. — Certes, mais, en attendant, personne n’est capable de mesurer les répercussions du Brexit à cet horizon. Cela n’empêche pas les exercices de politique ou d’économie fiction. On parle beaucoup de « Singapour sur Tamise », bref, le paradis fiscal et réglementaire dont rêve une frange de la classe politique britannique. Si l’on teste un peu l’échantillon conservateur, il est partisan de ce principe d’une zone franche. Or les conservateurs sont bien placés pour rester aux commandes...