Politique Internationale — Menaces sur le commerce mondial, ralentissement de la croissance, baisse vertigineuse des taux d’intérêt : l’économie mondiale est-elle en train de danser sur un volcan ?
Éric Chaney — La situation de l’économie mondiale n’est pas si mauvaise que cela. Actuellement, le contraste est impressionnant entre les industries manufacturières américaine, chinoise ou allemande qui souffrent de la chute du commerce mondial depuis la fin de l’année 2018 et la bonne santé d’autres pans de l’économie. La construction, l’immobilier se portent très bien dans la plupart des pays sauf en Grande-Bretagne en raison du Brexit. La consommation tient bon, les salaires augmentent, notamment en Allemagne et aux États-Unis. Si le commerce mondial s’effrite, c’est à cause de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Mais cette guerre commerciale n’est pas un hasard ; c’est une politique délibérée de reconstruction des relations mondiales dans laquelle s’est lancée le président Trump. Pour autant, il est difficile de savoir si l’économie mondiale danse vraiment sur un volcan, car des forces divergentes sont actuellement à l’œuvre. D’un côté, cette guerre de pouvoirs économiques à l’échelle de la planète ; de l’autre, les politiques monétaires des banques centrales qui soutiennent la demande ainsi que des secteurs entiers de l’économie — ce qui profite à l’emploi et aux salariés, surtout dans les pays qui ont fait des efforts suffisants pour se restructurer et sont aujourd’hui en situation de plein-emploi. En Allemagne, par exemple, les salaires augmentent de 3 à 4 % par an.
P. I. — Ce contexte de taux bas profite pour l’instant aux emprunteurs qui s’endettent à bon compte. D’un point de vue macro-économique, est-ce un risque ou au contraire un facteur de croissance ?
É. C. — Les taux très bas et les liquidités abondantes octroyées par les banques centrales soutiennent la consommation. C’est logique, puisque cet indicateur est sensible aux taux d’intérêt et aux prix de l’immobilier. Actuellement, l’accès au crédit est facile, la politique de taux bas pousse les ménages à s’endetter, les prix de l’immobilier progressent, et finalement tout cela rend les Français et les Européens plus confiants. C’est ce qu’on appelle l’effet richesse. Évidemment, il faudra surveiller de près l’évolution de l’endettement, mais pour l’instant la dynamique est favorable. D’autant que, même en France où le taux de chômage est revenu à 8,5 %, le marché du travail réagit mieux qu’on pouvait l’anticiper. Alors tout n’est pas rose, ce qui est normal lorsque des changements structurels sont en cours ; mais tout n’est pas noir non plus.
P. I. — Les taux négatifs, qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Quel danger font-ils peser sur nos économies ?
É. C. — Les marchés financiers ne rémunèrent plus le risque que prend le souscripteur d’une obligation. L’investisseur prend, en effet, un risque : en cas de revente avant l’échéance, si les taux remontent, il vendra à un prix plus bas que celui auquel il a acheté. Normalement, l’émetteur paie pour cette prise de risque ; ce n’est plus le cas. Les États et les entreprises émettent des emprunts obligataires à dix, trente, cinquante, voire cent ans. Et ceux qui leur prêtent acceptent de plus en plus souvent de recevoir à l’échéance moins que ce qu’ils ont investi. Voilà ce que sont concrètement les taux négatifs. Pour les assureurs, les fonds de pension, les épargnants, tous ceux qui achètent des obligations à long terme, l’équation est donc devenue compliquée. Ils savent que, si l’inflation remonte, si les taux d’intérêt se relèvent, les cours de leurs obligations chuteront. Eet, vu le niveau actuel des taux, la probabilité d’une remontée est plus forte qu’autrefois. Un tel scénario aurait un effet domino, synonyme de perte de richesse, de milliards envolés sur les capitaux placés en obligations, ce qui déboucherait sur une inévitable contraction de l’économie et probablement une baisse des prix immobiliers. À l’inverse, tous ceux qui se sont endettés à taux fixe à long terme, pour un crédit immobilier ou un investissement, seraient gagnants. Ou, du moins, ils l’espèrent. En réalité, personne ne peut dire qui seront les gagnants et les perdants, parce que personne ne sait dans quel sens les taux d’intérêt évolueront dans les dix années qui viennent. En la matière, les prévisions sont très difficiles. Je me suis moi- même trompé dans le passé ; je pensais que les taux remonteraient au cours des cinq dernières années et c’est l’inverse qui s’est produit.
P. I. — De telles périodes de taux négatifs ont-elles déjà existé ?
É. C. — Ce qui compte pour l’économie, ce sont les taux réels, c’est-à-dire défalqués de l’inflation. Après les deux chocs pétroliers, dans les années 1970, les taux d’intérêt réels étaient très négatifs, parce que l’inflation était très élevée. Mais les épargnants ne s’en apercevaient pas, en apparence le taux facial de leurs placements était encore nettement positif. Ils ne se rendaient pas compte qu’ils étaient spoliés de leur richesse. Aujourd’hui, tous les acteurs réalisent qu’ils ne gagnent plus grand-chose en plaçant leur argent. Et la perception est importante. En 2019, l’inflation est inférieure à 2 %, la hausse des salaires réels à peu près du même ordre et l’assurance vie rapporte un peu moins de 2 % : autrement dit, les taux réels sont nuls, les acteurs ne sont pas rémunérés pour placer leurs actifs. Mais le ressenti est complètement différent de ce qu’il était dans les années 1970. Cette fois, les acteurs économiques sont bien conscients du niveau des taux. Dans une situation de très basse inflation, de faible progression des salaires, cela peut expliquer la colère de la population. Nous ne sommes pas habitués à une inflation basse. Changer les habitudes de pensée prendra du temps. Il faut remonter au XIXe siècle pour retrouver une période d’inflation basse similaire. Or la mémoire collective n’est pas aussi longue. Il nous faut donc réapprendre à vivre dans ce contexte et c’est difficile. Le sentiment qui prédomine aujourd’hui est que c’était mieux avant !
P. I. — Sommes-nous entrés, comme le croient la plupart des gens, dans une nouvelle ère de croissance atone avec une faible inflation ?
É. C. — Ni les économistes, ni les politiques, ni les banquiers centraux n’en savent rien en réalité. Pour avoir une idée de ce qui peut arriver aux économies européennes, et en particulier à l’économie française, certains recommandent de regarder la situation du Japon. Ce pays a vieilli avant le nôtre en raison de son faible taux de fécondité, il vit depuis longtemps avec une inflation basse et donc des taux d’intérêt bas. Ceux qui raisonnent ainsi établissent un lien causal entre vieillissement de la population, faible inflation et taux d’intérêt bas. Pour simplifier, disons qu’ils expliquent que, quand on vieillit, on consomme moins... Ce qui est vrai au Japon où les retraites sont modestes et où la partie la plus âgée de la population doit puiser dans son épargne pour maintenir un niveau de vie décent. La situation européenne est bien différente. Le lien entre vieillissement démographique et inflation basse ne me paraît pas démontré. D’ailleurs, d’autres économistes y voient une bonne nouvelle pour l’inflation, leur théorie étant que, la part de la population active se réduisant, le prix du travail, plus rare, devrait augmenter, et l’augmentation des salaires, nourrir l’inflation. Un cercle vertueux en quelque sorte. C’est une possibilité, mais elle ne s’est pas encore réalisée, on n’en voit pas les prémices alors que le processus de vieillissement est bel et bien enclenché sur le Vieux Continent !
P. I. — La place du travail, son prix et donc le niveau de l ’inflation ne seront-ils pas aussi fonction des évolutions technologiques en cours, intelligence artificielle en tête ?
É. C. — C’est assurément un élément important dans le nouveau paysage économique qui est en train d’émerger. La question est de savoir si les avancées technologiques aboutiront à une raréfaction du travail ou non. On le sait, les robots vont se substituer aux hommes dans de nombreux métiers. Dans les salles de marchés, par exemple, les algorithmes intelligents vont prendre la place des hommes et des femmes qui traquaient les erreurs. Plus généralement, on peut prédire sans risque de se tromper que les travaux intellectuellement répétitifs seront remplacés par des machines. Mais, là encore, il est difficile de prévoir l’effet de cette mutation sur le niveau des salaires, sur l’inflation et in fine sur les taux d’intérêt. Certains économistes — les optimistes — imaginent que les salaires augmenteront car les hommes se concentreront sur des métiers nouveaux. Avec l’appui des machines, ils se consacreront à des tâches à plus haute valeur ajoutée et seront donc mieux payés. Les pessimistes, eux, pensent au contraire que les emplois vont manquer et que les salaires vont baisser.
P. I. — La faible visibilité macroéconomique qui est la nôtre actuellement, le sentiment d’entrer dans un monde nouveau de taux négatifs compliquent singulièrement la tâche des acteurs économiques de long terme, comme les assureurs ou les fonds de pension. Quel repère peuvent-ils garder pour assumer leurs engagements vis-à-vis de leurs assurés ?
É. C. — Cette faible visibilité, due au vieillissement démographique et à la rupture technologique en cours, doit être prise en compte par les acteurs de long terme. Nous sommes dans une grande incertitude quant à l’évolution du travail et des salaires. Dans un tel schéma, la sagesse consiste à jouer la prudence. On ne peut pas être sûr que, dans les vingt années qui viennent, l’inflation ne remontera pas. La marge des assureurs, des banques et des fonds de pension est réduite, elle fond comme neige au soleil. Les établissements financiers sont obligés d’investir dans des actifs sûrs et liquides, mais ceux-ci n’offrent plus de rendement. Pour servir à leurs assurés 2 % d’intérêt, les compagnies d’assurance sont obligées de prendre plus de risques ou de ponctionner leurs réserves. Les intermédiaires financiers sont donc dans une situation difficile. Aux États-Unis, une grande partie des fonds de pension des personnels publics, des professeurs, des policiers, fonctionnent selon des règles qui datent des années 1950. À cette époque, le taux de rendement des actifs à long terme était de l’ordre de 7 %. Ce n’est évidemment plus le cas, mais ces fonds de pension américains sont bâtis sur ce dogme. C’est une illusion totale, et elle est dangereuse pour les assurés. Heureusement, en europe, les autorités de supervision sont plus strictes.
P. I. — Quel doit être le rôle des organismes de contrôle ? Les garde-fous sont-ils suffisants ?
É. C. — Dans un contexte économique délicat, le rôle des superviseurs est essentiel. En france, l’ACPR (Autorité de contrôle prudentiel et de résolution) veille à ce qu’aucune compagnie ne propose des fonds en euros rémunérant leurs souscripteurs au-delà du raisonnable. Quand l’État emprunte à -0,5 %, le fonds en euros ne peut plus rapporter 3 %. Le cas du Japon est intéressant : de nombreux assureurs vie ont fait faillite, les épargnants ont perdu de l’argent et le secteur s’est concentré. En Allemagne, le secteur est encore très fragmenté et, dans le reste de l’Europe, il faudra surveiller de près les risques du secteur financier. Il faut que les durations des actifs et des engagements des compagnies d’assurance vie soient proches, afin de pouvoir faire face à des demandes massives de rachat. Or, pour obtenir des rendements intéressants, les assureurs sont tentés d’investir dans des actifs de long terme, même si leur duration est plus longue que celle de leurs engagements. C’est ce qu’ont fait un grand nombre de compagnies en Allemagne. En France, la situation est plus saine de ce point de vue. Je ne crois pas qu’il faille s’alarmer pour les fonds en euros. ils conservent d’importants avantages fiscaux, notamment en termes de transmission, ce qui contribue à la stabilité des sommes placées. Mais il faut scruter toutes les évolutions avec minutie, car les capitaux placés en assurance vie sont très importants — 1 700 milliards d’euros en france — et les conséquences d’une déstabilisation de telles masses pourraient se faire sentir bien au-delà de la sphère purement économique. Ba Banque de France est également très attentive au niveau d’endettement des ménages.
P. I. — Sans jouer les oiseaux de mauvais augure, on peut s’interroger sur l’issue de la politique des banques centrales. Les banques et les assurances doivent s’adapter à un environnement inédit de taux bas, voire négatifs. Les épargnants aussi. Comment faire ? Comment va-t-on sortir de cette spirale à la baisse des taux ?
É. C. — La BCE va poursuivre une politique de taux très bas et d’achat d’actifs. Le meilleur scénario serait celui d’une remontée lente et progressive des taux d’intérêt. Il permettrait aux intermédiaires financiers de s’adapter et serait neutre pour les épargnants et les actionnaires. Les assureurs pourraient ainsi peu à peu racheter des actifs qui rapportent plus. Si, au contraire, les taux remontaient brutalement, cela entraînerait un krach obligataire et de grosses pertes dans les bilans des assureurs et des banques qui comptent beaucoup d’obligations. C’est pour moi un risque majeur. Bbien sûr, si les pessimistes ont raison et qu’une récession nous attend, les taux négatifs seront durables... Mais, d’un autre côté, le monde se balkanise. L’économie mondiale croît d’environ 3 % par an, alors que le commerce mondial de produits manufacturés baisse en tendance de 1 % par an. On n’a jamais vu une telle divergence. Nous sommes entrés dans une phase de « démondialisation ». Et si Donald Trump est réélu, cette balkanisation s’accentuera. Puisque la mondialisation était déflationniste, la balkanisation risque d’être au bout du compte inflationniste, et de faire remonter les prix et les taux d’intérêt, peut-être plus brutalement qu’on ne l’aimerait !