Politique Internationale — Pourquoi cette nécessité de s’appuyer sur une Europe de l 'assurance ? Quels en sont les principaux moteurs ?
Olivier Guersent — Les assureurs ont un rôle économique et social particulier, qui ne se limite pas à la fourniture d’une protection contre des aléas pouvant survenir à l’avenir. Ils canalisent également l’épargne des ménages vers les marchés financiers et l’économie réelle. Le « business » de l’assurance a cette particularité que les assureurs reçoivent les primes dès la conclusion du contrat mais qu’ils ne sont obligés de vous indemniser que lorsqu’un événement prédéfini survient ultérieurement : incendie de votre résidence ; accident de la route pouvant endommager votre véhicule ou générer des dommages corporels ; décès conduisant au versement du capital accumulé d’un contrat d’assurance vie à des bénéficiaires préalablement identifiés... Ce rôle particulier justifie la nécessité d’une intervention des autorités publiques, sous deux formes : d’une part, un contrôle prudentiel, c’est-à-dire une supervision visant à limiter la prise de risques excessive par les assureurs, pouvant conduire à leur faillite ; et, d’autre part, un contrôle des pratiques commerciales qui doivent être conformes aux dispositions en vigueur. La construction d’une « Curope de l’assurance » a donc pour objectif principal de favoriser le développement d’un marché unique des services d’assurance, tout en garantissant un niveau adéquat de protection des assurés.
P. I. — Comment les étapes réglementaires se sont-elles enchaînées ?
O. G. — Le cadre législatif a été initié dans les années 1970 avec la première génération de directives définissant les principes fondamentaux du régime de supervision des assurances — obligation d’obtenir un agrément préalable auprès d’une autorité compétente nationale ou de respecter des règles quantitatives de solvabilité — et ne s’est achevé qu’au début des années 1990 avec la troisième génération de directives. Cette troisième génération a instauré le système dit du « passeport européen » qui permet à tout acteur recevant l’agrément pour exercer son activité d’assurance dans un État membre donné de pouvoir également vendre ses produits dans n’importe quel autre état membre de l’Union, tout en restant assujetti à la supervision du pays d’origine. Afin de rationaliser et de clarifier les règles, une réforme limitée mais accélérée — le projet Solvabilité 1 — a été menée en 2002. Ce cadre fixe des règles quantitatives minimales auxquelles les organismes doivent se plier et prévoit la possibilité pour les États membres d’aller plus loin. Sous ce régime Solvabilité 1, l’intervention des autorités publiques s’est bornée à l’instauration de mesures visant à garantir la solvabilité des entreprises ou à minimiser les perturbations et les pertes causées par leur insolvabilité, sans véritablement tenir compte du poids de l’assurance sur les marchés financiers et l’économie réelle.
P. I. — Voilà pour le socle. À compter de 2007, une nouvelle réforme a été mise sur les rails. Faut-il parler de rupture ou de continuité ?
O. G. — La réforme Solvabilité 1 demeurait largement inadaptée aux évolutions économiques, financières et technologiques que sont la mondialisation des activités d’assurance, l’intégration des activités bancaires et assurantielles, la financiarisation, le développement de la titrisation des risques portés par les assureurs, ou encore le rôle croissant des modèles mathématiques et de l’ingénierie financière dans les calculs assurantiels. En outre, Solvabilité 1 présentait un certain nombre de lacunes qu’on ne pouvait ignorer : une insuffisante sensibilité au risque, notamment au risque de marché — par exemple, l’effondrement du marché boursier ; un manque de règles de gouvernance ; ou encore des obstacles au bon fonctionnement du marché unique. Les règles minimales européennes pouvaient être complétées au niveau national par des règles supplémentaires, ce qui faussait le marché unique de l’assurance et l’empêchait de fonctionner normalement. Il s’agissait donc d’une entrave à la concurrence au sein de l’Union européenne et à la crédibilité du marché unique. C’est la raison pour laquelle la commission a proposé en 2007 de changer de cadre réglementaire et de passer à Solvabilité 2, qui devait à la fois renforcer l’intégration du marché européen de l’assurance, améliorer la protection des assurés et accroître la compétitivité des assureurs européens au niveau international. Cette réforme s’est révélée un parcours de longue haleine, qui a nécessité cinq études quantitatives d’impact auprès de l’industrie de l’assurance, plus deux directives, avant d’entrer finalement en application en 2016.
P. I. — Solvabilité 2 est donc une réponse aux mutations de l’environnement économique...
O. G. — Tout d’abord, il convient de souligner que Solvabilité 2 repose davantage sur des « principes » que sur des règles. Les assureurs se voient accorder plus de liberté, en ce sens qu’ils sont tenus de se conformer à des principes de saine gestion, plutôt qu’à des règles arbitraires. En contrepartie, ils font l’objet d’un contrôle prudentiel renforcé. Ensuite, Solvabilité 2 se caractérise par son approche économique de l’entreprise : les valorisations se font à la valeur de marché, qui peut fluctuer au cours du temps. Ce n’était pas le cas avec Solvabilité 1 qui se limitait souvent aux « coûts historiques », par exemple à la valeur d’achat des actifs. Cette réorientation permet de mieux refléter la véritable position financière des assureurs, au service d’une transparence accrue qui renforce la confiance placée dans le système.
P. I. — Le nouveau système se montre également plus strict quant au mode de gestion des assureurs...
O. G. — Solvabilité 2 introduit trois ensembles de règles, qu’on surnomme « piliers ». Le pilier 1 défend des critères quantitatifs fondés sur le risque : les exigences de capital doivent refléter le profil de risque spécifique de chaque organisme. Les assureurs qui gèrent bien leurs risques — parce qu’ils appliquent des politiques de gestion rigoureuses, recourent à des techniques appropriées d’atténuation de risques ou diversifient leurs activités — sont « favorisés » en ce sens qu’ils doivent détenir moins de fonds propres. Le pilier 2 prévoit des exigences renforcées de gouvernance et de gestion des risques : l’accent est mis sur la qualité de la gestion des risques et sur la solidité des contrôles internes. La responsabilité de la bonne santé financière de chaque entreprise repose sur les épaules de la direction générale et du conseil d’administration ou de surveillance. La gouvernance des assureurs doit être saine et capable de prévenir les conflits d’intérêts. Quant au pilier 3, il suppose une transparence accrue à l’égard du superviseur et du public. Ce régime est plus élaboré et il requiert de la part des organismes de fournir davantage d’informations au superviseur. Il entraîne une plus grande transparence et une meilleure information du public. La discipline de marché est renforcée, de même que la comparabilité entre les acteurs, à la source d’une plus grande compétitivité du secteur de l’assurance.
P. I. — Est-ce l’occasion, pour les entreprises du secteur, de devenir plus performantes ?
O. G. — Oui, je le pense. Solvabilité 2 promeut une saine gestion des risques, aligne les exigences prudentielles sur les pratiques du marché et « récompense » les compagnies d’assurance bien gérées. De fait, le nouveau régime crée une véritable égalité des conditions de concurrence et favorise une intégration plus poussée du marché européen de l’assurance dont la physionomie a radicalement changé au cours des dernières décennies. Les acteurs étrangers concurrencent désormais les acteurs locaux sur chaque marché national. À titre d’exemple, les assureurs français réalisent environ 16 % de leur chiffre d’affaires dans l’Union européenne, principalement via des filiales étrangères, et plus du quart de leurs actifs sont investis dans la zone euro hors France. Toujours sur le plan de la performance, les assureurs et réassureurs européens voient leur compétitivité renforcée par l’alignement des exigences réglementaires de nature quantitative sur le coût économique réel des risques qu’ils encourent. Solvabilité 2 a contribué à une plus grande cohérence entre les secteurs de la banque et de l’assurance, ce qui accroît la compétitivité des acteurs de l’assurance vis-à-vis des banques, avec lesquelles ils sont parfois en concurrence sur certains pans d’activités. Enfin, Solvabilité 2 facilite l’expansion internationale des groupes européens, en permettant d’appliquer les règles locales pour leurs filiales de pays tiers, dès lors que la Commission juge le cadre réglementaire en place dans ce pays comme « équivalent » à celui de Solvabilité 2. Les assureurs européens jouent donc à armes égales avec les acteurs locaux sur ces marchés.
P. I. — Dans le même temps, les consommateurs sont-ils aujourd’hui beaucoup mieux protégés ?
O. G. — Les consommateurs — les assurés — sont sans aucun doute les principaux bénéficiaires indirects de Solvabilité 2. Premièrement, le nouveau régime leur garantit une protection uniforme et renforcée dans toute l’Union européenne. Le risque de subir des pertes à la suite de difficultés financières de leur assureur est désormais fortement réduit. Solvabilité 2 ne garantit pas qu’aucun assureur ne fera jamais faillite — des exemples récents démontrent le contraire —, mais il limite très fortement le risque de faillite désordonnée. Un assureur qui respecte les exigences de Solvabilité 2 doit être capable de survivre à un événement dont la fréquence d’occurrence n’est que d’une fois tous les 200 ans. Deuxièmement, grâce à l’instauration d’une approche économique fondée sur le risque, qui promeut une tarification saine et un contrôle renforcé, Solvabilité 2 donne davantage confiance dans les produits offerts par les assureurs.
P. I. — Ce nouveau régime Solvabilité 2 est-il entièrement stabilisé ?
O. G. — Je pense que les différentes parties prenantes, tant superviseurs qu’assureurs, reconnaissent les bienfaits et la valeur ajoutée apportés par Solvabilité 2, qui est un régime moderne favorisant la transparence et une meilleure gestion des risques. Le principe d’un cadre prudentiel reposant sur une approche économique et fondé sur les risques de chaque organisme n’est plus remis en cause. Après trois ans d’application, il n’est cependant pas inutile de procéder à un examen approfondi afin de voir si des éléments plus structurants doivent être révisés. Selon certains acteurs, Solvabilité 2 a une approche trop « court-termiste » qui pourrait avoir un impact sur le type de produits d’assurance proposés et sur le comportement d’investissement des assureurs. D’autres considèrent que solvabilité 2 est un système trop complexe, qui devrait être plus nettement proportionné aux risques réels de chaque organisme. Il est vrai que les défaillances récentes d’acteurs opérant de façon transfrontalière nous invitent à réexaminer le cadre applicable, sans bien entendu remettre en cause le principe fondateur du marché unique. Enfin, il convient de se demander si le contenu des rapports à destination du public — y compris des assurés — a bien atteint ses cibles. Trouver le bon niveau d’information — pas trop pour ne pas submerger l’assuré qui n’est pas un expert de l’assurance, mais assez pour permettre aux analystes et aux créanciers de mener leurs évaluations.
P. I. — En toile de fond, il y a toujours chez les assurés la crainte que le système s’écroule...
O. G. — Nous étudions activement la possibilité d’introduire un régime dit de « résolution » en assurance, qui existe déjà dans le secteur bancaire. Il s’agit d’éviter les situations de faillite pure et simple, encore très présentes à l’esprit : on pense, dans le secteur bancaire, à la chute de Lehman Brothers qui a déstabilisé l’économie mondiale. Pour prévenir ce genre d’événement, il faut intervenir de façon suffisamment précoce. Lorsqu’un assureur n’est plus solvable, il convient de le restructurer ou d’opérer une liquidation ordonnée dans le but de limiter l’impact sur les assurés et sur le reste de l’économie. De façon similaire, nous réfléchissons à la mise en place de règles de base en matière de fonds de garantie afin d’être en mesure d’indemniser les assurés en cas de défaillance de leur assureur. Ces éléments peuvent contribuer à renforcer la confiance des citoyens dans le système financier européen.
P. I. — Par rapport aux autres grandes régions du monde, y a-t-il une spécificité de l’Europe de l’assurance ?
O. G. — Le marché européen de l’assurance est de taille comparable aux marchés asiatique et américain. L’Europe est toutefois le continent qui a instauré pour ses entreprises et ses groupes d’assurance le cadre prudentiel fondé sur les risques le plus fiable, le plus solide et le plus harmonisé. Avec l’Europe de l’assurance, lorsqu’un assureur obtient l’agrément dans un pays européen il peut distribuer ses produits dans n’importe quel autre pays de l’Espace économique européen. De plus, Solvabilité 2 introduit un modèle innovant de contrôle des groupes d’assurance, y compris transfrontaliers. ce contrôle repose sur un superviseur de groupe bien identifié et une coopération poussée avec les superviseurs de filiales de pays étrangers. À titre de comparaison, aux États-Unis, l’octroi de l’agrément pour exercer l’activité d’assurance et la supervision ne sont pas intégrés au niveau fédéral, mais exercés séparément par chaque État fédéré ; d’ailleurs, la réglementation prudentielle américaine connaît des divergences entre États et ressemble plutôt à Solvabilité 1. L’Union européenne a sans aucun doute le cadre législatif le plus moderne et le plus intégré au monde.
P. I. — En quoi une Europe de l’assurance est-elle au service de la construction de l’Europe ?
O. G. — On peut dire que l’« Europe tout court » a contribué à l’« Europe de l’assurance » ! Le marché unique et la liberté de mouvement des capitaux ont permis aux assureurs de se développer dans l’Union, et de constituer des structures de groupe en acquérant ou en créant des filiales dans différents pays européens. Et vice versa bien sûr : pensons par exemple à l’assurance automobile et à sa contribution à la mobilité et à la libre circulation des véhicules et de leurs passagers. Comme je l’ai expliqué précédemment, le marché unique de l’assurance est une réalité, avec une pénétration non négligeable sur les différents marchés nationaux de concurrents européens. La mise en œuvre d’un cadre européen unifié et intégré comme Ssolvabilité 2 fait que l’Europe de l’assurance doit être au service d’autres objectifs que l’Europe au sens large s’est fixés. Les assureurs européens, qui pèsent plus de 10 000 milliards d’euros d’actifs, ont un rôle essentiel à jouer dans l’intégration des marchés de capitaux, le financement de la croissance européenne et le développement de nos PME. Ils doivent également participer au financement de la transition écologique et au passage à une économie décarbonée. Ils doivent enfin contribuer à relever des défis sociétaux tels que le vieillissement de la population et la nécessité pour les citoyens de se constituer une retraite personnelle en sus des dispositifs publics ou d’entreprises. En bref, la croissance européenne repose sur la stabilité financière, à laquelle contribue grandement l’Europe de l ’assurance.