Politique Internationale — La France manque d’investissements à long terme et d’acteurs nationaux capables d’y pourvoir. Quel est l’enjeu pour le pays ?
Gérard de La Martinière — Le manque d’investisseurs de long terme en France est un sujet de préoccupation depuis de longues années. Sous l’impulsion de la Caisse des dépôts et d’organisations professionnelles, un premier rapport avait été réalisé en novembre 2011. Ensuite, une task force a été constituée pour travailler sur ce sujet de fond qui est vraiment essentiel pour l’économie française. Michel Barnier a publié un Livre vert sur l’investissement à long terme dans lequel il avance des propositions pour faire évoluer les marchés de capitaux. Mais hélas, ces rapports n’ont pas changé la donne : la France et l'Europe continuent à manquer de capitaux à long terme. En 2018, l’idée a émergé de tirer le bilan des expériences menées depuis une dizaine d’années et de formuler des recommandations pour faire bouger les choses. La pénurie d’investisseurs à long terme est très dommageable. Elle explique, par exemple, que les entreprises du CAC 40 soient de plus en plus détenues par des capitaux étrangers. Ce qui, bien évidemment, n’est pas sans effets sur l’emploi et les investissements réalisés dans notre pays. Le sujet n’est pas national ; il est européen.
P. I. — L’investissement européen n’est-il pas suffisant ?
G. de L. M. — Non, il ne s’est redressé que partiellement depuis la crise de 2008. Le plan Juncker a mobilisé des capacités de financement publiques et privées, mais il n’a pas levé les obstacles qui brident les investissements. C’est un constat partagé. La task force que je préside sort d’ailleurs du cercle étroit des acteurs de la finance. Cette structure réunit des acteurs venus d’univers très différents, des associations, des banques, des assureurs, des acteurs du capital-risque, de la gestion d’actifs, le MEDEF, l’AFEP, l’ANSA, des associations patronales et de grandes entreprises. C’est important, car la nécessité d’avoir des acteurs qui financent l’économie à long terme concerne tout le monde. Les assureurs sont de grands collecteurs d’épargne. Les sommes sont énormes ; on parle à l’échelle de l’europe de plusieurs trillions d’euros ! Nos pays sont vieillissants et, partout, les ménages sont animés par les mêmes motivations : acheter leur logement ; assurer l’éducation de leurs enfants ; compléter leur retraite ; et faire face au risque de dépendance. Ce sont des préoccupations de long terme. Le problème est que cette épargne est mal employée. Elle s’investit sur des actifs de court terme, comme le Livret A, dont les intérêts sont calculés par quinzaine. Il permet à ses détenteurs de retirer leur argent à tout moment, mais, en réalité, il sert de placement de long terme à de nombreux ménages qui y laissent leurs économies pendant dix, vingt ou trente ans. Leur argent ne bouge pas. il y a une contradiction entre la nature profonde de l’épargne des ménages et la façon dont elle est utilisée. C’est vrai en France ; c’est aussi vrai dans la plupart des pays européens.
P. I. — Pourquoi l’épargne des ménages est-elle mal employée ?
G. de L. M. — Cela tient à un certain nombre de facteurs. Le premier est la préférence pour la liquidité et l’aversion au risque, qui sont compréhensibles. Compte tenu de la violence des crises financières qui se sont succédé depuis une vingtaine d’années, il est normal que les ménages aient une attitude frileuse. dans certains pays — heureusement pas en France —, on a assisté à des faillites d’assureurs, comme aux États-unis et au Japon. On peut comprendre que les ménages y regardent à deux fois et soient méfiants au moment de placer leur épargne. Les situations sont d’ailleurs assez homogènes en europe. En revanche, il existe une spécificité nationale : l’assurance vie, qui est beaucoup plus développée en France qu’ailleurs et qui draine plus de 1 700 milliards d’euros d’épargne.
P. I. — Qu’est-ce qui empêche les assureurs ou les fonds de pension de jouer leur rôle d’investisseurs de long terme ?
G. de L. M. — Une des raisons qui a conduit à biaiser l’allocation d’actifs et à orienter l’épargne vers des actifs de court terme est l’attitude des régulateurs. Ils ont essayé de protéger l’épargnant en multipliant les options de liquidité dans les formules d’épargne proposées. Les régulateurs ont le sentiment que la liquidité, la faculté de récupérer facilement sa mise, protège le détenteur d’épargne. Ce n’est pas forcément vrai. Lorsqu’on crée des options de liquidité dans une formule d’épargne, on empêche le gestionnaire de cette épargne d’allouer correctement les fonds. Ce n’est pas un bon calcul. Les fonds à long terme peuvent offrir de la sécurité et de la performance aux investisseurs à condition de pouvoir être immobilisés pendant une certaine durée.
P. I. — Les nouveaux plans d’épargne retraite créés en France en octobre 2018 ne peuvent-ils pas drainer une épargne à long terme ?
G. de L. M. — En partie seulement, car il existe toujours des clauses permettant de sortir en cours de route pour acheter sa résidence principale. au moment de la retraite, il sera aussi possible de choisir entre toucher un capital ou percevoir une rente. Les Français sont méfiants face à la rente. Pourtant, au moment de la retraite, c’est bien d’une rente qui viendra compléter leur pension issue des régimes par répartition qu’ils ont besoin pour leur assurer un revenu de substitution. On renvoie donc à une décision individuelle un problème qui devrait être traité à l’échelle de populations statistiques. C’est à mes yeux un contresens.
P. I. — Les freins qui empêchent l ’épargne disponible de s’investir à long terme sont donc multiples...
G. de L. M. — Oui, et ils sont de natures différentes. Pour résumer, je dirais qu’il existe trois freins principaux. D’abord, la méfiance des ménages face au monde financier ; ensuite, la tentation des régulateurs de multiplier les clauses de liquidité dans les produits d’épargne ; enfin, la réponse des autorités à la crise financière de 2008 — une crise qui a entraîné une avalanche de régulations focalisées sur la liquidité et le très court terme. Cette batterie de régulations s’appelle Bâle 2, Bâle 3, Bâle 4 et solvabilité 2 pour les assureurs et les normes comptables. C’est tout cela qui fait que l’épargne des ménages est mal employée et qu’elle ne s’oriente pas assez vers l’investissement de long terme.
P. I. — D’autres régions du monde sont-elles mieux organisées ?
G. de L. M. — Oui. En matière d’investissement long, nous sommes très en retard non seulement par rapport à nos besoins, mais aussi par rapport aux États-Unis et à l’Asie. La formation brute de capital fixe, qui agrège tous les types d’investissements de long terme et de court terme, est un bon indicateur de ce retard. Elle a retrouvé son niveau d’avant la crise de 2008 au Japon ; et l’a dépassé aux États-Unis. mais en Europe, elle reste à la traîne. Partout, les investissements ont remonté la pente, mais pas chez nous. Parce que nous manquons d’investisseurs de long terme ou que ceux-ci sont empêchés de jouer leur rôle par des règles mal calibrées. Les dépenses d’infrastructures, par exemple, qui sont des investissements de long terme, sont de 20 % inférieures à celles d’avant-crise en Europe et cela, alors que les besoins sont criants. De même, il faudrait beaucoup d’argent pour faire face à aux problèmes démographiques, à la gestion des concentrations urbaines, aux impératifs climatiques ou à la distribution d’énergie. Les défis sont plus importants qu’en 2008, et les investissements, plus faibles. C’est absurde !
P. I. — Dans quels secteurs faudrait-il investir davantage ?
G. de L. M. — Les besoins existent en matière de logements, d’éducation, de santé. dans tous ces secteurs, il faudrait investir davantage à long terme. Les assureurs, les caisses de retraite, les banques, tous les acteurs qui drainent de l’épargne à long terme devraient pouvoir s’y intéresser. Investir dans ces secteurs, c’est investir dans le capital humain. Un rapport a montré, il y a deux ans, que pour couvrir ses besoins la France devrait investir 12 % de plus dans ces domaines. Un autre indicateur intéressant est le ratio d’investissement des pays en matière de recherche et développement. Il avoisine 1 % du PiB en europe contre 2 % aux États-unis et 3 % en Corée et au Japon. Nous sommes en train de nous faire distancer de manière spectaculaire. Même chose pour le capital-risque, qui est déterminant pour l’innovation. Les États-Unis investissent 70 milliards de dollars par an sur ce segment, l’Asie en fait autant... alors que l’Europe se contente de 17 milliards. Enfin, il y a un dernier point qui me paraît capital, c’est l’investissement en actions. Contrairement à ce que pensent les ayatollahs des normes comptables internationales, il s’agit d’un investissement de long terme. La détention d’actions par des résidents a littéralement fondu. Alors qu’elle était en 2000 de 4 500 milliards d’euros, elle est tombée à seulement 2 000 milliards. Ces chiffres montrent clairement que l’Europe est en train de vendre la propriété de ses entreprises au reste du monde.
P. I. — Combien de temps faudrait-il pour changer, comme le voudrait Emmanuel Macron, la façon dont les ménages épargnent ?
G. de L. M. — C’est une évolution qui prendra du temps. Il faudra sans doute une génération avant que les habitudes changent. Or il y a urgence. Il faut traiter le manque d’investissements de long terme par rapport à nos besoins, par rapport à nos concurrents, sans attendre. Sinon l’Europe perdra pied dans la compétition internationale.
P. I. — En quoi les normes comptables internationales sont-elles néfastes ?
G. de L. M. — L’Union européenne n’a plus la maîtrise de ces normes, qui sont décidées par l’International accounting standards Board (IASB). Le problème est que ces normes sont inspirées par le système de trading de court terme ; elles ne tiennent pas compte du business model de l’investissement à long terme. Les participations, les titres sont ainsi valorisés à leur prix de marché et fluctuent en fonction des aléas et de la volatilité de la Bourse. Cela explique en grande partie la contre-performance de l’investissement de long terme en Europe : les compagnies d’assurance détenaient d’importants portefeuilles d’actions dans les années 1990 ; ils ont fortement diminué surtout depuis les années 2000.
P. I. — Il existe pourtant une volonté politique forte, notamment en France, de réorienter l’épargne vers les entreprises. Pourquoi cela ne suffit-il pas à faire bouger les lignes ?
G. de L. M. — Les régulations européennes sont difficiles à modifier, les règles prudentielles des superviseurs imposent trop de capitaux à mettre en face de l’investissement en actions. La tentation d’un superviseur est toujours de prévoir le maximum de précautions pour pouvoir dormir tranquille. C’est dans sa nature. La Commission européenne ayant perdu la main sur ce dossier, les assureurs et les banques sont obligés d’évaluer leurs risques comme s’ils étaient des acteurs du trading contraints d’offrir une liquidité immédiate à leurs clients. Personne jusqu’ici n’a accepté d’évaluer les risques du business model des assureurs dans la perspective de long terme qui est la leur. C’est dommage, car, si c’était le cas, ils pourraient investir davantage en actions et soutenir les entreprises européennes plus efficacement. Espérons que la nouvelle Commission et le nouveau Parlement issus des élections de mai dernier pourront se saisir du sujet. Tant qu’on n’aura pas fait prévaloir l’idée que la gestion à long terme a besoin d’une régulation adaptée, on n’arrivera pas à réorienter l’épargne des ménages.
P. I. — Avec des taux d’intérêt négatifs ou très bas, n’est-il pas urgent de pousser les assureurs et les banques à financer davantage l’économie ?
G. de L. M. — Il faut comprendre pourquoi les taux d’intérêt sont tombés si bas. L’Europe a des excès de liquidités en raison de la politique monétaire des banques centrales qui ont essayé de conjurer les risques de faillite du système financier en ouvrant les vannes, et qui les ont laissées ouvertes pour relancer l’activité. Ces liquidités cherchent des actifs sur lesquels s’investir. Elles se sont dirigées vers les obligations d’État, ce qui a fait chuter les taux d’intérêt qui sont descendus à un niveau jamais vu. Du coup, les États ont pu continuer à s’endetter à tour de bras. Le placement dans une OAT, une obligation de l’État français, qui était traditionnellement considéré comme le plus sécurisant pour l’investisseur, ne l’est plus aujourd’hui. Il n’y a rien de pire que d’avoir une épargne pour laquelle il faut payer un droit de garde. C’est ce qui se passe pour ceux qui achètent actuellement des obligations d’État. Il est donc urgent de réorienter l’épargne vers les entreprises.
Certains croient qu’en agissant sur les taux d’intérêt on peut soutenir la croissance. Ce n’est pas vrai. des taux d’intérêt élevés cassent la croissance, mais des taux d’intérêt faibles ne suffisent pas à la relancer. C’est comme un gros bateau. en tendant les filins qui le relient au quai, vous pouvez l’arrêter, mais une fois qu’il est arrêté, il ne suffit pas de larguer les amarres et de lâcher les filins pour le faire repartir. Si l’on aidait les acteurs financiers à investir à long terme, en bâtissant un cadre réglementaire plus intelligent, on pourrait déplacer des masses d’argent. 4 500 milliards d’euros sont investis en un an en obligations ; s’ils ne l’étaient plus, les taux remonteraient.
P. I. — Est-ce aux ménages ou aux institutions financières de susciter le mouvement ?
G. de L. M. — Je l’ai souligné, les ménages européens épargnent mal. Mais ils continuent à faire confiance aux institutions financières pour placer leur argent. Ils ont raison : en France, les activités financières sont bien gérées et bien contrôlées. Nous n’avons pas connu de catastrophes, de faillites de banques ou de compagnies d’assurance, comme il y en a eu dans d’autres pays où des épargnants ont été ruinés. Le fonds en euros offre une garantie du capital. C’est en quelque sorte un fonds monétaire garanti. Le fonds euro-croissance, qui assure une garantie du capital au bout de huit ans et non à tout moment, est un bon produit. Mais il faudrait aller plus loin en donnant aux assureurs les moyens de diversifier les investissements de leurs fonds en euros. L’alchimie de l’allocation d’actifs, le choix entre actions, immobilier, obligations, serait fait par l’assureur dans l’actif général. il y a quelques années, on trouvait encore dans certains fonds en euros 10 à 15 % d’actions. Ce n’est plus le cas parce que les compagnies sont obligées d’évaluer constamment leurs actifs à leur valeur de marché. En France, c’est l’administration qui invente les produits financiers, ce qui n’est pas l’idéal. Notre pays est un peu trop prescriptif en termes d’épargne ; il faudrait faire plus confiance aux professionnels.
P. I. — Que faut-il avoir en tête quand on veut investir à long terme ? Prenons le cas d’un trentenaire qui souhaite préparer sa retraite...
G. de L. M. — L’attitude la plus sage consiste à diversifier ses placements, à investir dans des actifs dont on pense qu’ils se valoriseront au mieux à long terme, dans quinze, vingt ou vingt- cinq ans, selon son horizon. Une fois qu’on a choisi des actifs, il faut porter son portefeuille indépendamment de ce que font les marchés. Pour le trentenaire, qui est loin de la retraite, mieux vaut investir dans des actions, un peu de non-coté, plutôt que dans des OAT sur lesquelles le risque de hausse des taux est majeur.