Politique Internationale — De nombreux observateurs, indicateurs à l’appui, dressent un tableau de la situation économique pour le moins morose. Dans l’assurance, que montre la conjoncture ?
Thierry Derez — La grande préoccupation actuellement, ce sont les taux d’intérêt. Leur niveau est dévastateur pour les assureurs. Les fonds en euros dans l’assurance-vie sont les premiers touchés, on commence à en parler, mais les autres activités d’assurance le sont aussi et ce point est beaucoup moins mis en avant. Pourtant, croire que l’assurance iarD (1) est préservée est une erreur. Simplement, l’effet des taux négatifs sur ces activités est plus lointain et c’est un travers humain de voir surtout ce qui va arriver dans un futur proche ! La vraie question aujourd’hui pour les assureurs est de savoir comment rémunérer les contrats des épargnants. L’État a le privilège de pouvoir emprunter à taux négatif, il en profite. Mais les particuliers, eux, ne sont nullement prêts à voir arriver des taux négatifs sur leur épargne. Ces conditions actuelles de taux, qui résultent de la politique des banques centrales, sont également très pénalisantes pour l’assurance IARD, l’assurance construction ou la responsabilité civile par exemple. Les assureurs doivent constituer des provisions très importantes pour faire face aux risques qu’ils ont en stock. Pour servir une rente à un assuré, il faut plus d’obligations qu’avant dans un portefeuille. Bien sûr, certains objecteront qu’il est possible de diversifier les placements et d’ajouter des actions aux obligations. Mais, en pratique, ce n’est pas facile, car la réglementation solvabilité 2 impose d’avoir plus de fonds propres pour les investissements en actions. et si la Bourse connaît une baisse violente et durable, il faudra recharger le portefeuille en actions, ce qui consommera encore davantage de fonds propres...
P. I. — Dans ce paysage très chahuté, quels sont les motifs d’espoir ? Y a-t-il des mécanismes sur lesquels le secteur peut s’appuyer pour reprendre de la vigueur ?
T. D. — L’un des signaux encourageants est que l’on sait où l’on va. Certains pays ont déjà affronté cette tourmente et le risque d’un scénario à la japonaise est identifié. Toute la question est de savoir si l’on veut se laisser emporter ou si l’on veut réagir. Au Japon, plusieurs grosses compagnies d’assurance vie ont ainsi été poussées à la faillite. Les répercussions sur le tissu économique ont été immédiates. Globalement, les assureurs ont cessé d’investir dans les entreprises, considérant les rendements insuffisants. pour faire face, l’État japonais s’est lourdement endetté, à hauteur de 200 % du piB, c’est-à-dire trois fois le standard jugé raisonnable en Europe, la France étant juste en dessous de 100 %. Indicateur aggravant, le vieillissement de la population s’accroît, ce qui augmente encore le volume des charges. Bref, si la France et les autres économies ne veulent pas prendre ce chemin, il est urgent de trouver des mécanismes de correction. Comme le souligne judicieusement Jacques de Larosière (2), il est peut-être temps de revenir sur un certain nombre de standards économiques volontiers idolâtrés. Au nom de quoi, par exemple, une inflation à 2 % est-elle considérée comme la règle ? Des paramètres vieux de dix à quinze ans ne doivent plus être considérés comme des éléments de décor intangibles. Arrivera un moment où la situation actuelle ne pourra plus perdurer car les épargnants considéreront qu’ils sont spoliés. À ce stade-là, le pouvoir politique sera contraint de bouger. Tant qu’on n’a pas un rebond dans la sphère politique, la situation me paraît préoccupante.
P. I. — Dans ce contexte délicat, comment se porte Covéa ?
T. D. — Notre situation financière est satisfaisante. Nous sommes moins sous tension que d’autres groupes. Quand vous êtes face à un risque, mais que vous êtes moins exposé que d’autres, vous gardez espoir. C’est le cas d’un malade à qui son médecin annonce une grave maladie, mais qui n’aura de conséquences pour lui que dans de nombreuses années ; il espère que la médecine va trouver un remède pendant ce laps de temps. Covéa, qui compte 11,3 millions de sociétaires, a une solvabilité de 380 % (3). C’est beaucoup plus que la plupart des assureurs qui affichent un taux de 200 %. Le degré d’urgence de la situation économique actuelle est donc bien moindre dans notre groupe que chez certains autres assureurs. Vous avez vu que, ces derniers mois, certains assureurs vie ont dû être recapitalisés, et il y en aura très probablement d’autres.
P. I. — Être mutualiste, est-ce un atout ?
T. D. — Oui, c’est un véritable atout, car être mutualiste, c’est être ancré dans le long terme. Notre relation au temps est différente de celle d’un groupe qui a des actionnaires et qui est coté. et, comme le temps est la matière première de l’assurance, le mutualisme me paraît particulièrement bien adapté à nos métiers. Nous n’avons pas de contraintes de génération de résultat, pas de dividendes à verser. La contrepartie, évidemment, est que nous avons un accès plus limité aux marchés de capitaux. Mais l’assurance est un métier de long terme, nous sommes des investisseurs de long terme, nos risques le sont. Être mutualiste est donc un vrai avantage, surtout à un moment où tout le monde veut tout tout de suite et vit dans l ’instantanéité.
P. I. — Pourquoi dites-vous que le temps est votre matière première ?
T. D. — Le métier de l’assureur consiste à effacer le temps après un sinistre. Si vous avez épargné pendant de longues années pour vous constituer une épargne et acheter une maison, le jour où celle-ci brûle vous repartez vingt ou trente ans en arrière si vous n’êtes pas assuré. Si vous êtes assuré, au contraire, l’assureur efface le temps nécessaire à la reconstitution du capital. C’est la même chose pour une usine qui connaît un sinistre.
P. I. — Les assureurs, acteurs de long terme, sont en première ligne face au problème des retraites. Quel regard portez-vous sur les débats actuels et notamment sur l’épargne retraite vers laquelle le transfert d’épargne en provenance de l ’assurance vie est encouragé ?
T. D. — Ce qui me frappe, c’est notamment le choix qui est proposé au travers de certains de ces nouveaux produits d’épargne retraite, entre le versement d’une rente ou d’un capital. Si l’épargnant décide, au moment de sa retraite, de retirer son capital, c’est un peu comme s’il avait gagné au Loto. Il se retrouve soudain avec une grosse somme. Et il risque d’avoir des difficultés à la placer pour faire face à ses besoins de revenus complémentaires, surtout s’il a la chance de vivre longtemps, plus longtemps en tout cas que ce que les statistiques prévoient. Een choisissant la rente, l’épargnant est certain de toucher un revenu complémentaire toute sa vie. Ce n’est pas rien. La tendance actuelle est de privilégier le capital et non la rente. Il n’en a pas toujours été ainsi. C’est une évolution psychologique qui s’est produite depuis une trentaine d’années. Il en était tout autrement au XIXe siècle, il suffit de relire Balzac pour s’en apercevoir ! privilégier une sortie en capital au moment de la retraite me paraît dangereux, il faut le dire. Je crains qu’une partie des ménages se retrouve finalement démunie, parce que l’épargne retraite n’aura pas été bien utilisée. Ce glissement de la rente au capital est également symptomatique de notre rapport au temps.
P. I. — Cela fait maintenant près de vingt-cinq ans que vous évoluez dans l’assurance, après votre nomination en 1995 au poste de directeur général adjoint de la GMF : au fil de toutes ces années, quel est le changement le plus significatif qu’a enregistré le secteur ?
T. D. — Le rapport au temps, et plus précisément l’accélération du temps, est à la source d’une véritable révolution. Prenons le département des sinistres : je me souviens d’une époque, à mes débuts, où ceux qui travaillaient dans ce cœur de la machine n’avaient quasiment aucun rapport avec les sociétaires. Quand un dossier s’ouvrait, il fallait réunir les pièces — et réclamer celles qui manquaient — avant de proposer une première fourchette d’indemnisation. Si l’affaire n’était pas trop compliquée, un délai de trois semaines à un mois était nécessaire pour finaliser le processus. Aujourd’hui, une telle chronologie est impensable : face à un sinistre, un sociétaire veut des réponses quasi immédiates. Non seulement nos équipes sont priées de les lui apporter — sachant qu’elles sont en contact direct avec l’assuré, que ce soit au téléphone ou par mail —, mais elles doivent faire preuve également de toute la psychologie appropriée. Car, derrière un dossier, il y a souvent une grosse dose de stress, voire d’angoisse. Cette nouvelle gestion du temps, un groupe comme le nôtre est obligé de la maîtriser au plus près. Voilà pourquoi notre pédagogie au service d’un sociétaire doit être aiguisée : il faut savoir expliquer pourquoi le pilotage d’un dossier requiert un peu de recul. Bien sûr, une personne est toujours satisfaite quand on lui annonce rapidement le montage d’une solution et le montant d’une indemnisation : mais que dira-t-elle si elle s’aperçoit que les répercussions d’un sinistre sont finalement plus importantes que prévu ? Très souvent, nous mesurons que quelques jours de réflexion supplémentaires permettent d’envisager un dossier sous toutes ses facettes et de ne rien laisser en suspens, et donc d’indemniser en conséquence.
P. I. — L’utilisation des nouvelles technologies participe-t-elle de cette pédagogie ?
T. D. — Bien sûr. un exemple parmi d’autres : pendant longtemps, une personne en attente d’un échange téléphonique, peu importe l’entreprise, se voyait invitée à patienter avec Mozart ou Vivaldi. Désormais, au sein du groupe Covéa, nous expérimentons de nouvelles façons d’accueillir le client. Chez MAAF, depuis décembre 2018, Delphine, une assistante vocale virtuelle propose de prendre en charge les clients sinistrés IRD lorsque les conseillers en indemnisation ne sont pas disponibles. Par un jeu de questions s’appuyant sur de la technologie voicebot, Delphine parvient à recueillir les éléments de la déclaration de sinistre (la date, ce qui s’est passé, les dommages...). Delphine rassure le client, lui adresse un message d’accusé de réception et s’engage à ce qu’un conseiller « réel » le rappelle sous 48 heures.
Cet accueil est très utile en cas de pics d’activité (cas des événements climatiques) : il rassure le client, lui évite des sur-rappels et permet de désengorger les équipes de gestion. Les premiers résultats sont très encourageants puisque 70 % de nos clients acceptent cette mise en relation virtuelle. Is sont agréablement surpris par cet outil qui modernise l’image de leur assureur.
Avec plus de 8 millions d’appels par an dans le groupe sur la gestion sinistres, ce type de technologies nous intéresse évidemment beaucoup et nous réfléchissons à l’étendre à d’autres univers.
P. I. — Dans un nombre croissant d’entreprises, l’urgence climatique est devenue un élément de stratégie à part entière, avec plus ou moins de déclinaisons opérationnelles. Dans quelle mesure l’assurance s’empare-t-elle, ou pas, des dossiers environnementaux ? La lutte contre le réchauffement fait-elle partie de votre stratégie ?
T. D. — Dans le cadre de la transition écologique, les appréciations sont souvent binaires. D’un côté, on poussera les hauts cris face à une entreprise qui augmente son exposition aux énergies fossiles ; de l’autre, on s’extasiera devant une société qui prend des décisions drastiques pour réduire son empreinte carbone. Or on est là aux deux extrémités du paysage : il faut plutôt raisonner en trajectoire, voir dans quelle mesure, étape après étape, nous pouvons améliorer le monde qui nous entoure. Un pays émergent qui consomme 100 de charbon et veut passer à 80 dans vingt ans, ne vaut-il pas mieux l’accompagner dans cette transformation plutôt que le sanctionner ? Si on ne l’accompagne pas, il peut éventuellement se décourager, ne pas avoir les leviers nécessaires et se retrouver avec une consommation de 150 et non de 80 dans vingt ans... Covéa, en tant que leader mutualiste et donc acteur sociétal majeur, a une capacité d’accompagnement et se doit d’agir en ce sens. De manière plus générale, aucun grand groupe ne peut plus se permettre de rester en dehors du débat environnemental. Mais il faut être bien conscient des implications qu’ont nos prises de position et dépasser l’influence des lobbies, dans un sens comme dans l’autre. Les choix environnementaux méritent mieux qu’un jugement à la serpe ; il faut des réponses nuancées.
P. I. — Beaucoup d’entreprises doivent affronter une « ubérisation » croissante de leurs activités. Les assureurs sont-ils menacés ? Ou la technicité des métiers vous met-elle à l’abri ?
T. D. — En soi, l’expertise liée à nos métiers n’est pas une parade à l’ubérisation. Quelle que soit l’activité, il faut apprendre à avancer avec d’autres acteurs qui souhaitent exercer les mêmes missions. S’agissant de l’assurance, la situation est un peu particulière, car les mutualistes renvoient eux-mêmes à une certaine forme d’ubérisation. En 1934, le lancement de la GMF s’appuie sur le fait qu’il y a un certain épaississement économique chez les compagnies d’assurance traditionnelles et qu’on peut proposer la même qualité de service à des tarifs inférieurs. Les fondateurs de la GMF se disent alors que les commissions des courtiers pèsent exagérément sur le modèle de ces compagnies et que le consommateur profitera massivement d’un allègement du dispositif. Parmi les vieilles lunes de nos métiers, il y a cette idée que l’assurance correspond à un juste prix. Mais qu’est-ce qu’un juste prix quand tant de situations différentes sont amenées à coexister ? Le juste prix, c’est la négation du principe fondateur de nos métiers, c’est-à-dire la mutualisation. Prenons le cas d’un automobiliste qui provoque un accident et qui condamne quelqu’un à rester dans un fauteuil roulant pour le restant de ses jours, sait-on que l’impact financier pour un assureur oscille entre 15 et 20 millions d’euros ? Nous ne travaillons pas dans un domaine où tous les cas de figure sont étroitement normés : au contraire, nos indicateurs financiers résultent d’abord et avant tout de moyennes.
P. I. — Quels sont les pans de l’assurance qui se développeront en premier dans les pays émergents ?
T. D. — Les besoins de couverture en assurance ne sont pas uniformes, ils dépendent du degré de développement deséconomies. Dans les pays émergents, les besoins les plus évidents sont liés aux assurances santé. Les assurances IARD viennent dans un second temps.
P. I. — Est-ce que vous pensez que votre métier est bien compris ?
T. D. — Pas toujours. L’une des difficultés est que l’assurance est le seul produit que l’on achète en espérant ne jamais s’en servir. Le combat des assureurs ne consiste pas à être aimé, ni à faire rêver, mais à être utile. Nous avons une vraie fonction sociale et, comme je le dis souvent, nous comprimons le temps. L’assurance vit en cycle inversé. Nous travaillons à l’inverse des autres acteurs du cycle économique. Nous encaissons la prime et un jour, s’il y a un sinistre, nous indemnisons. alors qu’une entreprise classique produit d’abord et vend ensuite. Voilà le cœur de l’assurance. Beaucoup de choses ne se seraient pas faites et ne se feraient pas sans assurance. Christophe Colomb lui-même ne serait pas parti si ses caravelles n’avaient pas été assurées ! Les œuvres d’art ne pourraient pas être exposées dans d’autres villes ou d’autres pays si elles n’étaient pas assurées. L’assurance permet l’initiative.
(1) Incendies, accidents et risques divers.
(2) Jacques de Larosière fut tour à tour directeur du Trésor, directeur général du FMi, gouverneur de la Banque de France et président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement.
(3) Taux de couverture de capital de solvabilité requis.