Entretien avec David Petraeus, Commandant des forces de la coalition internationale en Irak (2007-2008). Commandant de la Force internationale d’assistance et de sécurité en Afghanistan (2010-2011). Directeur de la CIA (2011-2012), par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro
Il est sans doute le général américain vivant le plus connu dans le monde, pour le rôle majeur qu’il a joué dans les deux grandes interventions militaires de son pays au début du XXIe siècle, en Irak et en Afghanistan. David Petraeus a d’abord commandé la 101e division aéroportée pendant l’offensive américaine contre le régime de Saddam Hussein au printemps 2003. Il a ensuite dirigé la mission d’occupation américaine du nord de l ’Irak jusqu’en février 2004, avant d’être chargé de créer et d’organiser les forces armées irakiennes. Il obtient des succès spectaculaires dans le secteur de Mossoul grâce à ses méthodes de guerre anti-insurrectionnelle. Le général Petraeus s’est inspiré de l’histoire militaire française, redécouvrant et adaptant les écrits sur la contre-insurrection en Algérie de David Galula et Roger Trinquier. Il a même entièrement réécrit le manuel de contre-insurrection de l’armée américaine, dont il a fait le livre de chevet de ses hommes. Fustigeant la pensée militaire traditionnelle, il a appliqué dans le nord de l’Irak une approche « globale » (comprehensive) destinée à « gagner les cœurs et les esprits » et à assurer la sécurité de la population. En associant les chefs tribaux des différentes communautés à son travail de pacification, il est parvenu à ressusciter l’économie locale, à restaurer les services publics et à faire à nouveau régner un certain ordre dans les rues.
En 2007, les forces américaines sont embourbées dans un conflit qui se double d’une guerre civile. Fort de ses succès dans le Nord, le général Petraeus est nommé commandant de la coalition militaire en Irak. Sa stratégie consiste en trois points : une forte augmentation des troupes sur le terrain pour réaliser le « surge », le sursaut ; une plus grande implication des responsables locaux ; et le retournement des chefs tribaux, qu’il reconvertit en chefs de milices chargées de lutter contre Al-Qaïda. Parallèlement, tout en restaurant le dialogue avec la communauté sunnite, il renforce l’armée et les institutions irakiennes. Sa stratégie fonctionne au-delà de toutes les espérances. En deux ans, les attentats et les violences chutent de 80 %.
Après avoir dirigé le United States Central Command, le commandement qui supervise les opérations en Irak et en Afghanistan, David Petraeus est nommé en 2010 par Barack Obama commandant de la Force internationale d’assistance et de sécurité (ISAF) à Kaboul. Il applique à l’Afghanistan ces mêmes méthodes anti-insurrectionnelles qui lui ont si bien réussi en Irak. Son objectif est de transformer les occupants en libérateurs pour obtenir l’appui de la population locale. Comme il avait convaincu George W. Bush de changer d’approche en Irak, il persuade Barack Obama d’envoyer des troupes supplémentaires en Afghanistan pour restaurer la sécurité et favoriser le dialogue politique entre les différentes forces qui divisent le pays. Mais il n’y obtiendra pas les mêmes succès.
Nommé à la tête de la CIA après avoir quitté l’armée en 2011, il est contraint de démissionner un an plus tard à cause d’une histoire d’adultère. Il dirige aujourd’hui le think tank du très puissant fonds d’investissement new-yorkais KKR. Il participe régulièrement à des forums et à des conférences dans le monde entier. Sur les cinq continents, son avis éclairé est toujours aussi sollicité. Le général Petraeus accorde assez rarement des interviews, surtout à la presse européenne. Ce bref entretien, par la perspective globale qu’il développe, n’en est que plus précieux.
I. L.
Isabelle Lasserre — M. Petraeus, plus de dix-huit ans après l’intervention d’une coalition dirigée par les États-Unis, l’Afghanistan n’est toujours pas pacifié. Vous y avez commandé les troupes américaines et internationales. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la situation dans le pays, et comment analysez-vous, avec le recul, les actions qui y ont été conduites depuis 2001 ?
David Petraeus — L’Afghanistan a été et demeure, pour les États-Unis, un immense défi, particulièrement frustrant et difficile. Je rappelle que nous nous y sommes engagés pour une seule raison : éliminer le sanctuaire d’Al-Qaïda et d’Oussama Ben Laden après les attentats du 11 septembre 2001. Des attentats commis à un moment où les talibans, au pouvoir à Kaboul, hébergeaient l’organisation terroriste sur leur territoire. Nous n’avons eu de cesse, depuis, de lutter contre Al-Qaïda — et aussi, par la suite, contre l’État islamique. Certains jugent que nos objectifs n’étaient pas réalistes. Mais ce que je peux vous dire, c’est que quand je commandais en Afghanistan, nous avons enregistré des progrès et constaté une réduction de la violence (1).
I. L. — Aujourd’hui, diriez-vous que l’Amérique a perdu cette guerre ?
D. P. — Il est absolument évident — qui pourrait le nier ? — que la situation sécuritaire s’est nettement détériorée au cours des deux dernières années. Mais même dans ce contexte difficile, l’Afghanistan n’est pas une guerre dont on peut dire qu’elle a été « gagnée » ou « perdue ». Ce n’est pas la question. Je l’ai expliqué à plusieurs reprises devant le Congrès : l’Afghanistan est un terrain encore plus difficile que l’Irak. non seulement le pays abrite des centaines de petits sanctuaires, mais les groupes terroristes et les talibans bénéficient de la protection du pays voisin, le Pakistan. C’était le cas en 2001 et ça l’est encore aujourd’hui puisque le commandement des talibans se trouve soit dans les zones tribales proches de la frontière afghano-pakistanaise, soit directement au Pakistan. Il est donc illusoire de croire que les États-Unis pourront éradiquer entièrement la violence dans ce pays. Et il serait tout aussi illusoire de vouloir se désengager sur le plan militaire tant que les organisations terroristes restent aussi actives dans la région (2). D’autant que, désormais, nous ne sommes plus en première ligne : notre rôle est d’aider les 200 000 soldats et policiers afghans à lutter contre les terroristes. Nous les entraînons, nous les équipons et nous leur fournissons du renseignement aérien pour qu’ils puissent effectuer au mieux leur mission. Après dix-huit ans de guerre, de nombreux Américains voudraient que nos soldats soient rapatriés. Mais il serait, à mon sens, prématuré d’établir dès à présent un calendrier …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :