Entretien avec Tony Blair, Ancien premier ministre britannique (1997-2007) par Sonia Delesalle-Stolper, Journaliste à Libération. Correspondante du journal pour le Royaume-Uni et l'Irlande
Tony Blair est le dernier premier ministre britannique à avoir remporté trois élections générales consécutives en 1997, 2002 et 2007. Il est aussi celui qui a marqué l’histoire de la Grande-Bretagne en repositionnant son parti, le Labour, au centre de l’échiquier politique. Investissements massifs dans la santé et dans l’éducation ; indépendance de la Banque d’Angleterre ; instauration d’un salaire minimum ; avantages fiscaux accordés aux petites et moyennes entreprises... Ses dix années au pouvoir ont donné lieu à un foisonnement de réformes. Ses gouvernements ont également orchestré la dévolution des pouvoirs en Écosse, au Pays de Galles et en Irlande du Nord, créant des Parlements semi-autonomes. C’est également pendant sa législature, le 10 avril 1998, qu’a été signé en Irlande du Nord l’accord de paix dit du « Vendredi saint », dont la conséquence fut la fin d’une guerre civile qui avait tué plus de 3 500 personnes en trente ans.
Le dernier mandat de Tony Blair sera quelque peu phagocyté par la lourde polémique née de sa décision d’entraîner le Royaume-Uni aux côtés des États-Unis dans la guerre d’Irak, en 2003. C’est donc un premier ministre moins populaire qu’à ses débuts qui quitte le pouvoir le 27 juin 2007, laissant la place à son numéro deux et chancelier de l’Échiquier Gordon Brown. Ce dernier ne résidera au 10, Downing Street qu’un peu moins de trois ans. En 2010, en effet, la droite revient au pouvoir sous la forme d’un gouvernement de coalition entre les conservateurs et les libéraux-démocrates, dirigé par le tory David Cameron.
Depuis, le parti travailliste — repositionné à l ’extrême gauche par Jeremy Corbyn, arrivé à sa tête en 2015 — enchaîne les défaites aux élections. La dernière en date, aux législatives du 12 décembre dernier, a constitué le pire résultat électoral du Labour depuis 1935 ! D’où la démission de M. Corbyn.
Quant à Tony Blair, il a été nommé peu après la fin de son dernier mandat envoyé spécial au Moyen-Orient pour les Nations unies, l’Union européenne, les États-Unis et la Russie. Il a quitté cette fonction, à laquelle il a associé un rôle de consultant pour plusieurs sociétés privées, en mai 2015. Depuis 2016, il dirige le Tony Blair Institute, un institut de recherche qui cherche à offrir une « vision globale des défis géopolitiques » aux gouvernements et aux organisations internationales.
Francophile, Tony Blair fut aussi le dernier premier ministre britannique très ouvertement pro-européen. D’où sa vigoureuse campagne contre le Brexit. Au lendemain de l’officialisation de la sortie du Royaume-Uni de l’UE, il envisage les divers scénarios d’avenir qui s’ouvrent devant son pays.
S. D.-S.
Sonia Delesalle-Stolper— Depuis le 31 janvier 2020, le Brexit est une réalité. Quels sentiments cette situation vous inspire- t-elle ?
Tony Blair — Il n’y a plus lieu d’épiloguer. Je ne pense pas que les Britanniques — ni, de fait, les Européens — nous seraient reconnaissants si nous continuions à répéter à quel point cette décision, qui change notre destinée, est terrible. Évidemment, je la regrette profondément. Je ne crois pas que le Royaume-Uni puisse être dans une meilleure situation qu’au cœur de l’Europe ! Mais ce qui est fait est fait. Le défi immédiat est de trouver un accord commercial avec l’UE et d’établir avec elle une relation étroite dans les domaines où nous partageons les mêmes intérêts et les mêmes valeurs. L'UE ne se désintégrera pas. Au contraire, elle va même probablement, au fil du temps, se renforcer. Et, fort heureusement, si le Royaume-Uni peut altérer sa relation politique avec l’Europe, il ne peut pas changer les liens historiques et géographiques qui l’arriment au Vieux continent. Aujourd’hui, il existe deux directions vers lesquelles mon pays peut se diriger : nous pouvons soit opérer un repli nationaliste, comme le souhaitent certains des « Brexiters » ; soit, au contraire, choisir de demeurer ouverts sur le monde. Vous imaginez bien à laquelle de ces deux options va ma préférence...
S. D.-S. — Qu’attendez-vous des négociations sur l’accord commercial avec l ’Union européenne dont la première phase a démarré début mars et qui doivent s’achever à la fin de la période de transition, le 31 décembre prochain ?
T. B. — Tout dépendra de l’attitude du gouvernement britannique. Aujourd’hui, ce gouvernement souhaite obtenir un arrangement proche de celui que l’UE a avec le Canada, et pas un copier-coller du modèle norvégien (1). Or, pour les Européens, les relations avec le Canada, un pays qui se trouve à des milliers de kilomètres, sont évidemment moins intenses et moins importantes que celles qui doivent être établies avec le Royaume-Uni !
S. D.-S. — Boris Johnson sait-il exactement ce qu’il entend obtenir de ces négociations ?
T. B. — En théorie, on sait où l’on va. On se dirige vers le modèle canadien. Mais, en pratique, est-ce que cela veut dire qu’on veut déréguler (2) ? M. Johnson s’est déjà engagé à maintenir les standards en vigueur en matière d’environnement ou en ce qui concerne le statut des travailleurs... Il y aura aussi des décisions importantes à prendre dans le secteur des services financiers.
S. D.-S. — Boris Johnson dispose désormais d’une large majorité au Parlement. Cette nouvelle donne facilitera-t-elle, pour Londres, la conduite des négociations ?
T. B. — Cette majorité lui offre effectivement une certaine liberté politique, mais elle ne change en rien les paramètres fondamentaux des négociations. Celles-ci seront complexes. Le délai fixé — Boris Johnson exige que tout soit réglé d’ici au 31 décembre — est extrêmement ambitieux. Pour que ce délai soit respecté, il est nécessaire d’identifier au plus vite les domaines dans lesquels les relations entre le Royaume-Uni et l’UE seront plus ou moins les mêmes qu’avant le Brexit. Il sera alors possible de se concentrer davantage sur les autres dossiers, les plus complexes ou ceux où Londres souhaite apporter des changements majeurs à ses rapports avec Bruxelles. En tout état de cause, les Britanniques devront se montrer plus constructifs que lors de la première phase des négociations, quand ils exigeaient, si je …
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