Entretien avec Josep Borrell, Haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité depuis 2019, par Baudouin Bollaert, ancien rédacteur en chef au Figaro, maître de conférences à l'Institut catholique de Paris et Mathieu de Taillac, Journaliste
« Ministre des Travaux publics, ministre des Transports et de l ’Environnement, président du Parlement européen... », commence à énumérer le modérateur d’une rencontre entre Josep Borrell et la presse étrangère en 2017. « Vous avez oublié le poste le plus important, coupe l’invité : secrétaire d’État au Budget quand j’avais 35 ans ! » Un zeste d’humour, un peu de provocation, un reste de coquetterie... et un soupçon de realpolitik. En une remarque, Borrell s’était présenté à ses interlocuteurs.
Ces derniers, à l’époque, s’intéressent à lui parce qu’il est l’un des rares hommes politiques, en pleine offensive de l’indépendantisme catalan, à opposer publiquement ses raisonnements au discours sécessionniste omniprésent dans la riche région rebelle. Dans son livre Las cuentas y los cuentos de la independencia (« Les comptes et les contes de l’indépendance », La Catarata, 2015), ce socialiste catalan installé à Madrid depuis ses études d’ingénieur démonte un à un les arguments et les éléments de langage de ses adversaires. Quand on lui dit que l’Allemagne limite la solidarité entre les Länder, il obtient une lettre de l’ambassade prouvant le contraire. Lorsque les pourfendeurs du centralisme madrilène dénoncent le nombre de péages sur les autoroutes catalanes qui seraient plus élevé qu’ailleurs, il réplique en expliquant que ces infrastructures ont été construites bien avant que l’Andalousie ou la Galice n’en soient équipées... Bref, il agace prodigieusement les séparatistes qui déploient en retour, juge-t-il, une « violence verbale inimaginable » sur les réseaux sociaux. « Ma famille m’a conseillé de ne pas écrire ce livre, me disant que j’allais être mal vu, je n’en ai cure ! », confie-t-il.
Au moment où le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy (Parti populaire, PP) traite le défi séparatiste par l’indifférence de peur de lui donner trop d’importance, Borrell monte au front. Et quand les socialistes, alors dans l’opposition, hésitent entre la fermeté, réputée autoritaire, et l’apaisement, assimilé à la lâcheté, lui s’affiche sans complexes aux côtés des représentants de la droite dans les grandes manifestations anti-indépendantistes de Barcelone.
En avril 1998, Josep Borrell pense avoir fait le plus dur en remportant la primaire socialiste contre le candidat de l’appareil du parti. Mais treize mois plus tard, prenant acte du scandale qui met en cause un ancien proche collaborateur (1), il démissionne et laisse le secrétaire général du PSOE Joaquin Almunia mener la bataille des législatives de 2000.
Est-ce par une ruse de l’histoire ou par esprit de revanche qu’il soutient Pedro Sanchez lorsque, en 2017, ce dernier joue les militants contre les caciques du PSOE ? Toujours est-il que le pari se révèle gagnant. Sanchez, aidé par Borrell, s’impose à la direction du PSOE. Cette campagne victorieuse, couplée à son engagement dans le débat catalan, remet en selle le septuagénaire qui pantouflait au conseil d’administration d’une grande entreprise. Et Sanchez, qui arrive aux affaires en juin 2018 à l’occasion d’une motion de censure contre Mariano Rajoy, ne l’oublie pas.
À l’annonce de sa nomination à la tête du ministère des Affaires étrangères, ses proches préviennent : « Il connaît très bien ses dossiers, mais il a un sacré caractère ! », entend-on dans les couloirs d’une grande radio madrilène. « Et il ne garde pas sa langue dans sa poche. » À chaque propos un tant soit peu polémique, celui qui se défend d’être « le ministre des affaires catalanes » est sommé de s’expliquer sur ses prises de position. Quand il parle de « désinfecter » les plaies ouvertes dans la région, les indépendantistes s’offusquent. Et ils alertent la terre entière le jour où Borrell croit pouvoir se moquer de la colonisation des États-Unis par les Américains, « qui n’ont eu qu’à tuer quelques Indiens »...
Hasard ou coïncidence, c’est peu après le départ de Borrell à Bruxelles que Sanchez, arithmétique parlementaire oblige, lance un dialogue institutionnel avec les indépendantistes catalans dont il brigue les suffrages au Parlement. C’est donc loin de Madrid, et alors qu’il doit s’abstenir de commenter l’actualité intérieure des États membres, que Borrell assiste à ces négociations risquées avec ses ennemis intimes.
Les Espagnols le savent : le chef de la diplomatie qu’ils offrent à l’Union européenne n’est pas un adepte des circonlocutions diplomatiques. Les Européens, eux, le découvrent peu à peu. Comme lorsque le Haut représentant conceptualise un « syndrome Greta » pour décrire l’engagement des jeunes écologistes du continent... et scandalise au passage une partie de ses interlocuteurs à Bruxelles.
Dans cet entretien avec Politique Internationale, Josep Borrell parle du fond et de la forme. Il évoque l’immédiateté et la légèreté des réseaux sociaux qui, de toute évidence, l’exaspèrent, et de la liberté de ton que lui confère sa décision de se retirer de la vie politique au terme de son mandat. Mais il analyse aussi les défis internes à l’Union et les menaces extérieures qui devraient, martèle-t-il en européiste fervent, renforcer l’évidence de notre communauté d’intérêts...
M. de T.
Baudouin Bollaert et Mathieu de Taillac — Avant toutes choses, quelles réflexions vous inspire la terrible pandémie de coronavirus qui frappe le monde entier et, en particulier, les pays européens ?
Josep Borrell — Le coronavirus va remodeler le monde. Nous ne savons pas encore quand la crise se terminera, mais nous pouvons être sûrs qu’à ce moment-là notre monde ne sera plus le même. La différence entre le monde d’avant et le monde d’après dépendra des choix que nous faisons aujourd’hui. Cette crise exige que nous mobilisions nos ressources à une échelle sans précédent. La solidarité entre les pays et la volonté de faire des sacrifices pour le bien commun sont décisives. Ce n’est qu’en nous rassemblant et en coopérant par-delà les frontières que nous pourrons vaincre le virus et en contenir les conséquences. L’Union européenne, à cet égard, a un rôle central à jouer. Mais cette pandémie est mondiale, elle appelle donc des solutions mondiales. Nous devons tout faire pour encourager la coopération et la solidarité internationales, ainsi que le renforcement du multilatéralisme.
B. B. et M. de T. — L’UE …
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