Entretien avec Oleg Sentsov, Cinéaste ukrainien originaire de Crimée, emprisonné en Russie de 2014 à 2019 pour « préparation d’actes terroristes ». Lauréat en 2018 du prix Sakharov du Parlement européen, par Isabelle LASSERRE
Le réalisateur et cinéaste ukrainien Oleg Sentsov est né le 13 juillet 1976 à Simferopol, en Crimée. Connu pour son unique long-métrage, Gamer, réalisé en 2011 et sélectionné par plusieurs festivals de renom comme celui de Rotterdam, il s’engage à l’hiver 2013 dans le mouvement de protestation Euro Maïdan à Kiev qui aboutira à la fuite du président Viktor Ianoukovitch et à la victoire de la « Révolution de la dignité ». Peu après, la Crimée est « réintégrée » par Vladimir Poutine au sein de la Russie. Oleg Sentsov, qui vit dans la péninsule, dénonce avec véhémence cette annexion. Le 11 mai 2014, en compagnie de trois supposés « complices », il est arrêté par le FSB russe pour « préparation d’attentats ». Au cours de la procédure, en juillet 2015, l’un de ses co-accusés, qui l’avait précédemment incriminé, se rétracte et affirme que ses aveux lui ont été arrachés sous la torture. Malgré cette déclaration et malgré l’extrême faiblesse du dossier de l’accusation, le cinéaste est condamné à vingt ans de réclusion à l’issue de ce procès qu’Amnesty International qualifiera de « stalinien ».
Emprisonné dans une colonie pénitentiaire en Sibérie occidentale, il entame en 2018 une grève de la faim qui durera 145 jours. Son combat fait le tour du monde. Sur tous les continents, des cinéastes, des intellectuels et des dirigeants politiques se mobilisent pour le défendre. En octobre 2018, il reçoit le prix Sakharov du Parlement européen. Alors que son état de santé se dégrade, il est hospitalisé et contraint d’arrêter sa grève de la faim, après avoir été alimenté de force.
En novembre 2018, l’Assemblée générale des Nations unies adopte une résolution appelant à sa libération, tandis que des réalisateurs du monde entier exigent qu’il soit mis fin à son calvaire. Oleg Sentsov est devenu un symbole... et un détenu encombrant pour la réputation de Vladimir Poutine.
En juillet 2019, le nouveau président ukrainien, Volodymyr Zelensky, propose à son homologue russe un échange de prisonniers. Celui-ci aura lieu le 7 septembre 2019 : 35 Ukrainiens, dont Oleg Sentsov, sont échangés contre 35 Russes qui se trouvaient jusqu’alors aux mains de Kiev. Aujourd’hui, le réalisateur veut reprendre le tournage de ses films, à commencer par Rhino, qu’il avait dû interrompre fin 2013 au moment du Maïdan. Mais l’expérience de la prison l’a profondément marqué : il est plus que jamais convaincu de la nécessité d’alerter le monde entier sur la politique expansionniste de la Russie dans son étranger proche.
I. L.
Isabelle Lasserre — La prison a-t-elle changé quelque chose en vous ?
Oleg Sentsov — Non. Je n’ai pas changé. Ceux qui ne m’ont pas vu pendant cinq ans me l’ont confirmé. J’ai sans doute évolué, comme toute personne évolue forcément en cinq ans et comme j’aurais de toute façon évolué si j’avais été en liberté. La vie est ainsi faite. J’ai toujours travaillé sur moi-même, cherché à me perfectionner et à gagner en maturité, en particulier au niveau spirituel. Je m’y suis astreint en prison comme je m’y serais astreint chez moi. Cela dit, l’emprisonnement a tendance à briser ceux qui y sont enfermés et à faire ressortir le pire de chaque personne. Pour ce qui me concerne, j’ai tout simplement essayé de rester un être humain. Ce n’est pas si facile. Mais lorsqu’on y parvient, c’est déjà une satisfaction.
I. L. — Qu’est-ce qui a été le plus dur ?
O. S. — D’avoir été séparé de mes proches et de ma famille. La prison est un univers inamical et difficile. C’est un milieu avide qui vous ronge, qui vous force à côtoyer des inconnus particulièrement désagréables. Quand Mikhaïl Khodorkovski (1) a été libéré, j’étais encore libre et j’ai lu dans l’une de ses interviews que, pour lui, le plus difficile pendant ses dix années de détention avait été de ne pas trouver une seule personne à qui parler. Pas une seule âme de son niveau, pas un seul co-détenu dont il aurait pu se sentir proche. En prison, constatait-il, on ne rencontre que des matons menaçants munis de matraques et des prisonniers de droit commun. Quand j’ai été emprisonné, j’ai compris à quel point Khodorkovski avait raison. L’homme a besoin de communiquer avec des pairs dont il se sent proche. Mais en prison on ne se fait pas d’amis. On n’y croise que des étrangers hostiles. Peu nombreux sont ceux qui appartiennent à votre milieu intellectuel et qui ont le même niveau d’éducation. Il y a surtout des gens simples, dotés d’une éducation basique, avec des histoires personnelles très difficiles et violentes. Personne ne vous ressemble. Dans la colonie pénitentiaire sibérienne où j’ai passé cinq ans, il n’y avait que deux types de détenus : les taulards endurcis qui passent la quasi-totalité de leur vie en prison et qui représentent environ un dixième des cas ; et les petits délinquants ou consommateurs de drogue lambda en détention préventive et qui, le plus souvent, finissent par être acquittés. Il n’y avait pas de prisonniers politiques, personne dont j’aurais pu me sentir proche. La solitude était totale.
I. L. — Qu’avez-vous appris en prison ?
O. S. — En prison, on apprend avant tout la patience, même si je possédais déjà cette qualité. Mais, globalement, ce que l’on acquiert en détention se révèle inutile dans la vie. Les expériences connues en prison doivent demeurer en prison et ne jamais en sortir. De la même manière, il ne sert à rien de chercher à emporter en prison sa vie de l’extérieur, d’espérer qu’elle facilitera la détention — en réalité, votre vie d’antan vous est parfaitement inutile quand vous vous trouvez derrière les barreaux. En prison, la hiérarchie et les rapports sociaux n’ont rien à voir avec le monde libre. Des gamins de vingt ans peuvent avoir plus de pouvoir et d’autorité qu’un homme de soixante ans. Car ce n’est pas l’âge de la vie qui compte, il n’a même aucun sens. La seule chose qui importe, c’est le nombre d’années passées en détention. Être …
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