Les Grands de ce monde s'expriment dans

ImmobIlIer : le vIrage vert

Politique InternationaleVotre parcours n’est pas banal. Pendant plusieurs années, vous avez dirigé un grand groupe spécialisé dans l’immobilier d’entreprise, Unibail, et vous décidez un jour, de vous-même, de quitter ce poste. Pour plonger dans l ’aventure entrepreneuriale, c’est-à-dire presque aux antipodes de vos fonctions précédentes. Qu’est-ce qui vous a décidé ainsi à franchir le pas...

Guillaume Poitrinal — J’ai passé dix-huit ans chez Unibail dont huit à la tête de l’entreprise. À mon arrivée en 1995, c’était une PME française. En 2013, c’était devenu une multinationale, membre du CAC 40. Dans ces conditions, j’avais le sentiment du devoir accompli. Quand j’ai annoncé mon départ, il y a eu une réaction de surprise, notamment dans les cercles dirigeants, mais je ne regrette en rien cette décision. Pour tout vous dire, certains de mes homologues d’alors au sein du CAC m’ont appelé pour me dire que je leur avais donné des idées et qu’ils partiraient à leur tour dans les six mois. Mais je crois qu’ils sont toujours en poste ! Il faut dire que le CAC 40, c’est un peu le graal pour beaucoup de patrons, il y a peu de départs volontaires. Pour ma part, après avoir refermé le chapitre Unibail, je n’avais pas de perspectives toutes tracées, ni immédiates, pour continuer ma route. Je savais simplement que je voulais repartir sur une page blanche. Ce qui implique presque automatiquement de s’appuyer sur une petite structure, effectivement aux antipodes d’un géant comme Unibail.

P. I. Le changement ne concerne pas seulement le périmètre de votre activité. Il y a aussi la nature du produit. Comment passe-t-on ainsi du béton au bois ?

G. P. — Très concrètement, c’est ma femme qui m’a sensibilisé à l’univers du bois et du bas carbone. Je n’avais aucune idée de ces sujets. Juste le pressentiment que la promotion immobilière ne pourrait pas rester longtemps le seul secteur où l’on émet massivement du CO2, sans même essayer de le compter. Notre ambition, partagée avec mon associé Philippe Zivkovic, a été de créer le promoteur de référence du bas carbone. Le produit de base que nous utilisons aujourd’hui, le bois lamellé collé contre-croisé, a quantité de vertus. Il est cinq fois plus léger que le béton, deux fois plus rapide à assembler et douze fois plus isolant. Je fais spontanément la comparaison avec le béton car, contrairement à beaucoup d’idées reçues, le bois n’est pas un matériau de complément dans la construction mais bien un socle à part entière. Sait-on, par exemple, qu’une tour de dix-sept étages peut parfaitement avoir des murs porteurs en bois ? Enfin et surtout, le bois lamellé collé contre-croisé est un produit écologique, avec un grand E. Grâce à la photosynthèse, le bois est un piège à carbone qui a peu d’équivalent. avec Woodeum, spécialisé dans le résidentiel, et WO2, dédié à l’immobilier d’entreprise, nous promouvons exclusivement des solutions bas carbone. Le recours à des matériaux biosourcés couvre toute la chaîne, de la réception de ces matériaux à la fin de vie de l’immeuble, en passant par la construction et l’exploitation. Avec mes équipes, chaque fois que nous travaillons sur un projet, nous commençons par lever le stylo en nous demandant quelle valeur ajoutée environnementale nous allons pouvoir apporter. Cela ne veut pas dire que dans d’autres secteurs de la construction il n’y a pas cette réflexion mais, chez Woodeum et WO2, elle est immédiatement au cœur du dispositif.

P. I.Cet exemple d’une tour de dix-sept étages avec des murs porteurs en bois est effectivement significatif, mais croyez- vous vraiment que le bois peut concurrencer le béton ?

G. P. — Permettez-moi de donner quelques chiffres. En 2020, Woodeum prévoit de lancer 1 200 appartements. le volume d’affaires de la société s’élèvera à plus 200 millions d’euros. Côté WO2, 200 000 mètres carrés de bureaux sont sur les rails. Nous travaillons avec des architectes reconnus — Wilmotte, Duthilleul, Viguier, Valode, Laisné, Leclercq... —, eux aussi convaincus de la place accrue qu’il faut donner au bois. Les dossiers sur lesquels nous collaborons sont stimulants intellectuellement, répondent à des visées esthétiques, s’inscrivent dans une démarche environnementale (comme je l’ai dit précédemment), mais surtout sont parfaitement fonctionnels afin de permettre aux gens à la fois de vivre et de travailler heureux. Le bois est un matériau noble mais ce n’est pas un produit luxueux : la preuve, avec Jean-Michel Wilmotte, nous avons réalisé le plus grand projet de logement social français en bois (140 logements). Alors, allons-nous concurrencer le béton ? En France, l’ingénierie du bâtiment est culturellement associée au béton. C’est le matériau de prédilection, celui que l’on enseigne. Pourtant, Paris s’est construite aussi avec de la brique, de la pierre, du bois et du métal, même si ces matériaux ont été définitivement supplantés par le béton depuis les années 1950. Des villes comme Londres et New York ne sont pas mono-culturelles à ce point. Je me souviens d’avoir défendu le projet d’une tour en métal à La Défense, sans succès. Le béton est donc ultra- dominateur en France aujourd’hui ; ce ne sera pas nécessairement le cas sur le long terme. L’urgence climatique dicte d’élargir l’éventail des matériaux de construction, notamment avec ceux d’origine biosourcée.

P. I. Depuis le début de votre carrière, vous avez souvent été en prise directe avec La Défense, où Unibail a développé de nombreux projets. Devant le grand mouvement de transition écologique qui s’intensifie, le quartier répond-il aux attentes ?

G. P. — Sur le plan écologique, il me semble que La Défense, après un peu d’immobilisme, est en train de combler son retard. Et je suis optimiste car l’expérience prouve que, quand les choses sont lancées, le quartier monte rapidement en puissance. Sur ce volet environnemental, deux atouts s’imposent spontanément. l’un est relatif aux transports : La Défense était déjà bien desservie, mais avec le chantier Eole — le prolongement du RER E vers l’ouest — et l’esquisse du Grand Paris, elle va l’être encore mieux. Plus de transports en commun, cela veut dire une empreinte écologique optimisée. C’est essentiel parce que, chaque jour, des centaines de milliers de personnes viennent y travailler. L’autre atout réside dans la forte concentration du quartier d’affaires : les tours sont peu consommatrices d’espace au sol et limitent l’urbanisation horizontale. En attendant, La Défense reste trop minérale. En plein été, la chaleur imprègne immédiatement les bâtiments et oblige à tirer sur la climatisation. Les tours en béton se chargent en calories et deviennent des îlots de chaleur.

L’utilisation de matériaux de construction biosourcés comme le bois et la végétalisation des espaces collectifs permettraient de limiter ce phénomène tout en améliorant l’empreinte carbone du quartier.

Souvent, on objecte aux promoteurs du bois — dont je fais désormais partie — que ce matériau est beaucoup plus cher que le béton à la construction. Ce raisonnement est erroné : la matière première coûte effectivement un peu plus mais, si l’on intègre les dépenses d’exploitation du bâtiment, le différentiel s’efface. Autrement dit, bâtir de façon écologique n’implique pas de surcoût.

P. I.L’une des deux sociétés que vous avez créées, WO2, est entièrement dédiée à l’immobilier d’entreprise. Y a-t-il des projets qui concernent La Défense ?

G. P. — Nous y conduisons actuellement un projet très important dans le grand La Défense, baptisé l’arboretum. La livraison est prévue pour 2022. Là encore, les chiffres montrent l’ampleur du chantier : nous allons développer 126 000 mètres carrés de bureaux (et de services) bas carbone, à proximité de la gare de Nanterre-Université. Les options retenues pour la construction vont permettre d’économiser 23 000 tonnes d’équivalent CO2, ce qui correspond aux émissions estimées pour climatiser l’arboretum pendant une durée de 304 ans.

Nous allons créer près de 9 000 postes de travail dans un univers particulièrement agréable, à la fois très végétal et très technologique. Il y aura 12 000 mètres carrés de terrasses et de balcons accessibles, 1 800 mètres carrés dédiés au sport et au bien-être, 40 kilomètres de course à pied en bords de Seine ou encore sept lieux de restauration. Sans oublier 9 hectares de parc privé avec plus de mille arbres et arbustes plantés et 3 300 mètres carrés de potager et de verger.

P. I.Comment fait-on pour trouver les compétences nécessaires à ce type de chantier ? Vous avez évoqué la suprématie quasi absolue du béton dans l’ingénierie du bâtiment en France...

G. P. — Est-ce un obstacle dans la conduite de nos projets ? Il est difficile de dire le contraire. Pour une bonne et simple raison : les ingénieries capables de travailler sur le bois et les autres matériaux étant moins représentées, il est plus difficile de trouver des équipes qualifiées. Pour la maîtrise d’œuvre, c’est pareil : les bons profils sont moins accessibles. Mais cette situation est provisoire : tous les grands groupes de BTP sont en train de renforcer leurs départements dédiés au bois. Dans quelques années, les difficultés que j’évoque se seront estompées.

P. I.Quand vous avez commencé dans les affaires, vous souvenez-vous du premier sentiment que vous avez éprouvé à la vision de La Défense ?

G. P. — C’est la notion de puissance qui me vient spontanément à l’esprit. La Défense dégage quelque chose de fort, d’impressionnant même. J’ai été frappé également par sa dimension esthétique, et je le suis toujours d’ailleurs : cette addition de tours, leur architecture, leur disposition, la façon dont elles reflètent la lumière, tout cela est un régal pour l’œil. Parallèlement, il ne faut pas oublier la centralité du lieu : La Défense est seulement à quelques encablures du Paris haussmannien. or la centralité et l’accessibilité sont deux atouts maîtres pour le développement d’un quartier d’affaires. Enfin, je ne crois pas du tout que La Défense soit une zone déshumanisée, comme on l’entend parfois. Au passage, combien d’images d’Épinal circulent encore au sujet de ce quartier ? Entre collègues de travail, il est souvent de bon ton de dire : « Jamais je n’irai travailler à la Défense. » Mais quand on se plonge dans le dossier, quand on écoute vraiment les gens, on s’aperçoit qu’ils apprécient l’endroit, non seulement parce qu’il est bien desservi, mais aussi parce qu’il propose de nombreux lieux de vie, entre les magasins, les restaurants et même le cinéma. Depuis longtemps, La Défense cultive du lien social et cette tendance continue à s’intensifier. Un petit mot aussi au sujet des personnes qui habitent le quartier : elles y sont très attachées, comme j’ai pu directement le constater. Ainsi, dans le cadre d’un projet mené par Unibail, il a fallu délocaliser un certain nombre de foyers. Même si tout avait été mis en œuvre pour que chacun puisse déménager dans de bonnes conditions, je me souviens que les personnes étaient véritablement émues à l’idée de devoir quitter leur quartier.

P. I.Comment imaginez-vous La Défense dans vingt-cinq, quarante ou cinquante ans ? L’organisation et l ’aménagement de ce quartier d’affaires auront-ils été révolutionnés par les nouvelles tendances ou s’agira-t-il d’un changement dans la continuité ?

G. P. — L'endroit aura certainement beaucoup changé. Il se sera d’abord végétalisé. J’en reviens au projet évoqué précédemment : l’arboretum développé actuellement par WO2 donne une bonne idée des mutations susceptibles d’accompagner les développements futurs de La Défense. Ensuite, les modes de construction dans leur ensemble auront évolué. Il restera sûrement des tours, mais pas les mêmes qu’aujourd’hui. Ou alors elles auront enregistré des modifications substantielles, avec l’ajout de nouveaux matériaux et de nouveaux aménagements, que ce soit sur les tours proprement dites ou dans leur proximité immédiate. J’espère que La Défense ressemblera à un îlot vert, à un quartier d’affaires noyé dans la verdure. Dans cette perspective, il y a un équipement qu’il est indispensable de faire évoluer : le boulevard circulaire qui dessert actuellement le quartier d’affaires et qui ressemble à une autoroute. À terme, un vrai boulevard pourrait prendre sa place. Il donnerait un aspect plus convivial à l’ensemble, surtout s’il était orné d’arbres par exemple. J’imagine aussi que des écoles et davantage de lieux de vie seraient susceptibles de s’installer. Il n’y a ni diktat général ni obligation d’implanter tel ou tel bâtiment : simplement l’idée d’améliorer le bien-être des gens.

P. I. Enfin, en termes de management, quelle est la différence fondamentale entre le pilotage d’une entreprise du CAC 40 et celui de structures plus réduites ?

G. P. — À l’évidence, la faculté d’adaptation. À l’époque actuelle, où tout change si vite, je crois que l’agilité va compter autant, voire plus, que la puissance. Les petites structures ont cette capacité d’évoluer très vite. L’avenir leur appartient.

Entrepreneur franco-luxembourgeois, ancien président du groupe Unibail-Rodamco (2005-2013) auquel appartient le centre commercial des Quatre-Temps. Guillaume Poitrinal a fait le choix de l’écologie créatrice en devenant, en 2014, l’associé-fondateur de Woodeum et de WO2, sociétés de promotion immobilière à bas carbone utilisant le bois lamellé contre-croisé comme matériau de construction innovant. Il est également président d’Imacap, fonds d’investissement spécialisé dans l’immobilier européen, et président de la Fondation du Patrimoine, organisme privé indépendant à but non lucratif dont la mission est de sauvegarder et de valoriser le patrimoine français de proximité.