Politique Internationale — Le feuilleton du Brexit, qui a commencé avec le référendum du 23 juin 2016, s’est — provisoirement — achevé avec l’adoption par le Parlement britannique d’un accord de sortie de l’Union européenne le 12 décembre 2019. Mais, d’une certaine manière, le plus dur reste à faire...
Marie-Claire Considère-Charon — La sortie officielle du Royaume-Uni de l’Union européenne ouvre une phase de transition jusqu’au 31 décembre 2020. Au terme de cette période de seulement huit mois environ (en tenant compte des délais de ratification), les négociateurs britanniques devraient avoir arrêté le type de partenariat commercial post-Brexit qu’ils souhaitent mettre en place avec l’Union européenne, faute de quoi les échanges de biens et de services du Royaume-Uni seraient régis par les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui succéderaient à celles de l’union douanière et du marché unique.
Pour les Européens qui ont à cœur de protéger le marché unique — l ’un des acquis incontournables de l ’intégration européenne —, il est essentiel de savoir si les Britanniques s’engageront à respecter les normes et les règles de l’UE, en particulier dans l’agroalimentaire. Le négociateur en chef, Michel Barnier, a été clair et ferme sur ce point : pour avoir accès au grand marché européen, il faut en respecter les règles. L’ancien chancelier de l’Échiquier Sajid Javid avait déclaré, le 25 janvier 2020, dans les colonnes du Financial Times : « Il n’y aura pas d’alignement. Nous ne serons pas dans le marché unique. » Cela peut se comprendre aisément dans la mesure où l’un des principaux objectifs du Brexit était de reprendre le contrôle (take back control) afin de permettre le plein exercice de la souveraineté nationale, chère aux Anglais. Mais il est difficile de prévoir dans quelle mesure le Royaume-Uni pourra le faire, car son économie est très imbriquée dans les économies européennes, en particulier dans certains domaines comme l’aéronautique et la construction automobile où les chaînes de production impliquent divers États membres.
P. I. — La France peut-elle tirer un gain économique de cette situation ?
M.-C. C.-C. — Tout d’abord, il faut souligner que le Brexit fait peser un gros risque sur les balances commerciales des États européens et sur la stabilité de l’Union. Les entreprises européennes, qui exportent de façon significative au Royaume-Uni, seront très certainement pénalisées et le Brexit peut entraîner le retour de tarifs douaniers, de contrôles des normes sanitaires et de tracasseries administratives. l’augmentation des prix au Royaume-Uni aura vraisemblablement pour conséquence une baisse des exportations des entreprises françaises Outre-Manche. Mais il est vrai que la sortie de la Grande-Bretagne pourrait nous apporter quelques avantages dans certains créneaux d’activité spécifiques comme la logistique, le transport, l’aéronautique, la construction automobile ou les services financiers.
P. I. — Pour un poumon économique comme La Défense et pour les autres grands pôles d’activité français, la sortie du Royaume-Uni est-elle une chance ?
M.-C. C.-C. — Le souhait du ministre français de l’Économie et des Fnances, Bruno Le Maire, est de voir Paris supplanter Londres en devenant la première place financière en Europe. Même si la City, dont les services financiers représentent actuellement 250 000 emplois directs et 7 % du PIB, n’est pas appelée à disparaître, on assistera peut-être à un rééquilibrage en faveur de Paris. La France entend bien faire valoir les atouts de la capitale, mais aussi d’autres villes de l’Hexagone, afin d’offrir une alternative solide, une solution de repli susceptible de compenser l’essoufflement de la City. Paris est la métropole la plus proche et, selon le directeur général d’Euronext Btéphane Boujnah, la principale place boursière de la zone euro. Elle peut, assure-t-il, compter sur la qualité de la régulation exercée par l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) ainsi que par la Banque de France.
P. I. — Les banques ont donc suivi...
M.-C. C.-C. — Un certain nombre d’établissements bancaires tels que HSBC, J. P. Morgan, Bank of America, Morgan Stanley, Goldman Sachs ou Standard Chartered ont choisi le quartier de La Défense, soit pour y créer de nouvelles structures, soit pour accroître leurs effectifs. Leur souci est de ne pas être pénalisés par la perte du passeport financier, qui leur permet de vendre librement leurs produits financiers partout dans l’UE à partir de Londres. Il faut également rappeler les fonds de gestion d’actifs transférés à Paris par des sociétés multinationales comme BlackRock dont le siège européen est au cœur de Paris. Mais l’exode des établissements financiers de la City vers des capitales européennes, chiffré en 2016 à 35 000 emplois, soit 10 % des salariés de la finance londonienne, a été revu à la baisse. En 2019, l’agence Bloomberg évoquait environ 5 000 emplois. Précisons enfin que la concurrence est rude entre toutes les métropoles financières européennes mais que Paris occupe la première place devant Francfort et Amsterdam.
P. I. — Les grandes entreprises françaises ou européennes implantées au Royaume-Uni vont-elles rapatrier leurs usines ou leur siège ?
M.-C. C.-C. — Le Brexit pousse les entreprises britanniques à réfléchir aux conséquences négatives qu’il peut leur occasionner. La crainte d’une sortie sans accord ou d’un hard Brexit, qui provoquerait le retour des droits de douane sur les échanges commerciaux entre le continent et la Grande-Bretagne, est palpable. Si certaines entreprises décident de transférer leurs activités, du moins certaines d’entre elles, vers le continent, et de fermer leurs usines au Royaume-Uni, d’autres se contentent de limiter leur production dans l’attente de l’issue des négociations sur la nouvelle relation commerciale. D’après Choose Paris Region, le guichet unique ouvert conjointement par l’État, la région et la Ville de Paris, une centaine d’entreprises britanniques auraient choisi de s’installer en Île-de-France. au classement général, la capitale française occupe la troisième place après Dublin et Luxembourg. les secteurs de l’aéronautique et de la construction automobile sont particulièrement concernés. Parmi les entreprises qui ont choisi de s’installer à Paris, on peut citer Airbus, le constructeur aéronautique européen dont le siège social et la chaîne d’assemblage final (FAL sont situés à Bblagnac près de Toulouse.
P. I. — Quels sont les autres secteurs concernés par ce mouvement ?
M.-C. C.-C. — Les délocalisations ont également concerné le secteur de l’assurance, les technologies de l’informatique, les services et l’industrie. Si Dyson, un fleuron de l’innovation technologique, a annoncé le déplacement de son siège social à Singapour, Total, cinquième compagnie pétrolière et gazière du monde, a prévu de transférer sa direction financière à Paris. Les villes françaises déploient beaucoup d’efforts pour développer leur attractivité auprès des grands groupes et entreprises installés au Royaume-Uni et qui sont rendus vulnérables par le Brexit. Elles misent tout particulièrement sur la nouvelle économie avec des projets tels que Station F, un immense espace de coworking qui abrite une trentaine de start-up aux côtés de fonds d’investissement et de bureaux de mentorat dans le 13e arrondissement de Paris. Elles s’appuient également sur des campagnes de marketing aux slogans accrocheurs comme celle du quartier de La Défense à Paris « Tired of the Fog, Try the Frogs » ou celle des Hauts-de-France « Welcome Home ». L’offensive se poursuit sur le sol londonien où, en 2016, la secrétaire d’État chargée du numérique et de l’innovation inaugurait French Square, le premier incubateur de start-up francophones à Londres.
P. I. — Certaines institutions internationales vont-elles aussi se rapatrier vers la région parisienne ?
M.-C. C.-C. — Il paraît logique que les institutions européennes basées au Royaume-Uni quittent le pays pour s’installer sur le continent après le Brexit. Ainsi, deux institutions européennes localisées au Royaume-Uni, l’Autorité bancaire européenne (ABE) et l’Agence européenne du médicament (EMA) ont dû être relocalisées dans un autre pays de l’UE. L'ABE a quitté Londres pour Paris en mars 2019. Elle s’est installée avec ses deux cents employés dans la tour Europlaza du quartier de La Défense. Elle a pour tâche essentielle de maintenir la stabilité financière dans l’Union européenne et de garantir l’intégrité et le bon fonctionnement du secteur bancaire. L'EMA, basée depuis 1995 à Londres et chargée de l’évaluation scientifique et de la supervision des médicaments à usage humain et vétérinaire, a pour sa part été transférée à Amsterdam. C’est elle qui délivre l’autorisation de mise sur le marché des produits pharmaceutiques dans les pays de l’Union.
P. I. — À titre personnel, déplorez-vous le Brexit ou non ?
M.-C. C.-C. — Oui, je le déplore et j’avoue que, jusqu’au dernier moment, j’ai espéré qu’il n’ait pas lieu. C’est une mauvaise nouvelle pour l’Europe. Certains vont jusqu’à évoquer une amputation. Je suis très triste de voir partir cette grande nation qui a combattu contre les nazis avec courage et détermination. Ce sont 66 millions d’habitants qui ne seront plus citoyens européens. On peut y voir un échec de l’Europe qui n’a pas su se faire aimer des Anglais. Le Brexit est un processus extrêmement grave et complexe qui touche à de multiples questions politiques, économiques, financières, sociales et culturelles. Depuis le référendum du 23 juin 2016, il y a eu d’innombrables blocages et rebondissements. C’est un véritable défi pour le chercheur de suivre tous les tenants et aboutissants de ce phénomène multiforme.
P. I. — Face à ce petit séisme, les dirigeants politiques et économiques français sont-ils suffisamment accompagnés pour comprendre ce qui se passe ?
M.-C. C.-C. — Les dirigeants politiques tout comme les industriels et les patrons de PME ont eu le temps et les moyens de se préparer au départ de la Gande-Bretagne. La task force européenne dirigée par Michel Barnier a joué la carte de la transparence en rendant compte jour après jour de l’avancée des négociations.Le gouvernement français suit de très près l’évolution des négociations et envisage tous les scénarios possibles. En janvier 2019, un plan a été déclenché par le premier ministre dans l’éventualité d’un Brexit sans accord afin de « préserver les intérêts de nos concitoyens ». D’autre part, depuis 2017, de nombreux séminaires, ateliers et conférences ont été organisés à l’intention des fédérations professionnelles. Même si l’issue de la seconde phase des négociations est très difficile à prévoir, des campagnes d’information ont permis de bien mesurer l’impact éventuel du Brexit sur les entreprises, qui ont été invitées à se rapprocher des services de l’État et des collectivités locales par le biais des Chambres de commerce et d’industrie et des Chambres de métiers et d’artisanat.