Les Grands de ce monde s'expriment dans

La dernière œuvre de Jean Dubuffet

Politique InternationaleCommençons par quelques mots sur la Fondation que vous présidez...

François Gibault — Dès le début des années 1970, Jean Dubuffet s’est montré soucieux de ce qu’il adviendrait de son œuvre après sa mort. De son premier mariage, il avait eu une fille, Isalmina, restée sans descendance ; il n’avait ni nièce ni neveu : il a donc décidé, fait assez rare, de créer de son vivant sa propre fondation. Celle-ci a vu le jour en 1973 et fut reconnue d’utilité publique l’année suivante. Il la présida jusqu’à sa disparition. Aujourd’hui dirigée par Sophie Webel, elle emploie cinq personnes à plein temps. Son siège se situe à Paris dans un hôtel particulier de la rue de Sèvres qu’il possédait et dont les quatre niveaux, dernièrement rénovés, offrent un magnifique espace d’exposition (1). en l’acquérant en 1962, Dubuffet y avait rapatrié sa collection d’art brut, entreposée aux États-Unis depuis une dizaine d’années. En 1971, il fit don au musée de Lausanne de cette collection qui n’y fut transférée qu’en 1976. Le lieu est ensuite resté à peu près vide avant que la Fondation, jusqu’alors abritée dans des locaux beaucoup plus exigus rue de Verneuil, ne s’y installe en 1987.

Sur l’île Saint-Germain, à Isy-les-Moulineaux, la monumentale Tour aux figures, fraîchement rénovée, témoigne du haut de ses 24 mètres du génie de Dubuffet, premier théoricien de l’art brut et créateur du monde de l’Hourloupe.

P. I. Quelle période de son parcours artistique traversait-il lorsqu’il décida ainsi d’organiser sa propre postérité ?

F. G. — Il était en voie d’achever la Closerie Falbala : 1 600 mètres carrés à la croisée de la sculpture et de l’architecture, dans sa propriété de Périgny-sur-Yerres (Val-de-Marne) ; un bâtiment fantasque et lumineux, entre citadelle lunaire et iceberg fortifié, destiné à accueillir le « Cabinet logologique ». Ce dernier est un immense bas-relief, un ensemble de panneaux sculptés occupant chaque centimètre carré de la pièce centrale. De lui, Dubuffet disait qu’il était « comme un poisson qui sécréterait lui-même l’eau dans laquelle il nage » : c’est le grand œuvre du cycle de l’Hourloupe, dont procède également la Tour aux figures.

P. I.Pouvez-vous revenir brièvement sur l’Hourloupe ?

F. G. — Le nom est une invention de l’artiste, qui était aussi un homme de grande culture, féru de littérature et proche de nombreux écrivains. Queneau était son ami d’enfance ; ils avaient usé, au Havre, les bancs de la même école. Introduit par Jean Paulhan dans les milieux parisiens, il a fréquenté Céline et rédigé une correspondance monumentale ainsi que de nombreux textes expliquant et commentant son travail. Asphyxiante Culture, essai sur l’art et le monde publié quelques mois avant Mai 68, est une invitation à « l’actif développement de la pensée individuelle »... On voit par là que ce plasticien de génie était aussi un littéraire. À ses yeux, le nom d’Hourloupe avait à la fois la dimension frondeuse de Riquet à la Houppe et celle, subversive, de l’entourloupe. L’Hourloupe est né, en 1962, de dessins machinalement griffonnés à la pointe bic « quatre couleurs » au cours de conversations téléphoniques. On peut le décrire comme une sorte d’organisme multicellulaire aux formes aléatoires jouant sur une alternance des tons et se développant par agrégation, comme mû par une volonté d’occuper l’intégralité de l’espace qu’il cloisonne. Il y a là l’idée d’un continuum infini entre tous les éléments du monde : l’espace qui nous sépare n’est pas vide, toutes les parties de l’univers interagissent. Une fois le « cycle » entamé, le jaune, le vert, le rose, présents dans les premières compositions, disparaissent rapidement au profit des seuls rouge, bleu, blanc et noir, marqués par une distribution de hachures qui deviendra la « marque de fabrique » de Dubuffet. Ce recentrage chromatique traduit bien le goût de l’artiste pour la contrainte en tant qu’elle permet d’aller à l’essentiel. À ses yeux, en marge du monde tel qu’on nous le donne à voir, celui de l’Hourloupe est « l’un des autres mondes possibles ». Cet univers va ensuite se développer jusqu’au milieu des années 1970. En 1962, il a pris corps sous forme de dessin. Très vite il se voit transposé dans l’œuvre peint de l’artiste jusqu’à ce que, en 1966, Dubuffet découvre les vertus de légèreté et de maniabilité du polystyrène expansé. Dès lors, l’Hourloupe entre définitivement en sculpture. Il s’épanouira ainsi au fil des maquettes, de la réalisation de la Closerie Falbala et des commandes publiques : New York, Houston, Chicago, Otterlo, Beyrouth... Cependant, il faudra attendre 1988, plus d’un quart de siècle après sa naissance et trois ans après la disparition de son auteur, pour le voir trouver, dans l’achèvement de la Tour aux figures, son expression la plus monumentale.

P. I.Quelle est la genèse de la Tour aux figures ?

F. G. — Sa première apparition date de 1967, sous la forme d’une maquette de un mètre de hauteur présentée au musée des Arts décoratifs. « Édifices, projets et maquettes d’architectures » : c’était le nom de cette exposition consacrée aux tout premiers projets de sculptures monumentales de Dubuffet. Dans son esprit, la Tour était destinée à être implantée en centre-ville, comme en témoignent les divers photomontages réalisés et publiés à l’époque (2). Lla présentation de cette maquette ne suscitant alors aucune commande publique, Dubuffet l’« oublie » et se consacre à d’autres projets : cette période verra l’éclosion de la Closerie Falbala, du Groupe de quatre arbres sur le parvis de la Chase Manhattan Bank à New York, du Jardin d’émail au musée Kröller-Müller d’Otterlo aux Pays-Bas...

P. I. La Tour attend son heure...

F. G. — En 1973, Dubuffet est en lice pour un projet monumental programmé à la défense et nommé Le Site scripturaire. Mais le premier choc pétrolier aura raison de ce qui aurait été, en France, sa première commande de l’État. L’année suivante, Renault le sollicite pour un vaste projet nommé « Salon d’été » : 1 800 mètres carrés d’espace de détente dédié aux employés de la régie au sein du fameux « trapèze » de Boulogne-Billancourt, face à l’île Seguin. À l’issue des phases préparatoires et alors même que le chantier est engagé, Renault jette l’éponge. D’où un procès, à l’époque retentissant, que Dubuffet finira par gagner... En 1983 ! Or, à l’époque, Renault, c’est encore l’État ! C’est donc plus ou moins en guise de compensation que le ministère de la Culture, Jack Lang en l’occurrence, commande à l’artiste sa première sculpture monumentale. Dubuffet exhume alors la Tour aux figures : destinée à culminer à 24 mètres de hauteur, elle reste le plus grand de ses projets et on peut reconnaître dans ce choix le goût du défi qu’il a toujours entretenu.

P. I. Comment son emplacement va-t-il alors être choisi ?

F. G. — Place d’Italie à Paris, parc de la Villette, parc de Saint-Cloud : plusieurs sites seront envisagés puis abandonnés pour des raisons diverses avant qu’André Santini, maire d’Issy-les- Moulineaux, ne lui offre le berceau de l’île Saint-Germain. L’artiste est alors à la fin de sa vie : il aura le temps de travailler avec Richard Dhoedt, son chef d’atelier, et de valider l’emplacement définitif, sur la butte située en amont de l’île. En mais 1985, alors que les premiers travaux de terrassement sont à peine entamés, Jean Dubuffet rallie définitivement le monde de l’Hourloupe.

P. I. Comment passe-t-on d’une maquette de un mètre à une tour de 24 mètres ?

F. G. — On repart d’un artefact en polystyrène moulé sur la maquette originale afin de respecter le « grain » du matériau. Puis le recours au pantographe permet de resculpter la pièce à une dimension différente ; il a fallu passer par deux étapes intermédiaires à 2,50 puis à 5 mètres de hauteur, avant de porter les éléments de la coque à leur dimension définitive.

P. I. Comment se présente la tour du point de vue technique ?

F. G. — C’est un ensemble complexe qui combine le métal et le béton, ainsi que quelque quatre-vingt-dix éléments constituant la coque extérieure en résine et qui furent assemblés sur place. L’intérieur, baptisé le Gastrovolve, est constitué de plâtre projeté. Les travaux de construction ont duré deux ans : la Tour fut inaugurée le 24 octobre 1988 avec un certain retentissement. Durant les premiers temps, l’organisation des visites fut prise en charge par la ville d’issy : le président Mitterrand fit partie des hôtes du Gastrovolve ! Puis le temps a fait son œuvre. Délaissée faute de moyens, mal entretenue, la Tour a dû, à la fin des années 1990, fermer ses portes aux visiteurs (3). Ceux-ci en ont été réduits à observer de l’extérieur sa lente dégradation, les oiseaux et les insectes s’alliant en cela aux méfaits des gaz d’échappement. Le Gastrovolve, pour sa part, était exposé à des problèmes de condensation et de ventilation qui favorisaient une mauvaise humidité. Nous nous désolions de la voir ainsi dépérir jusqu’à ce que le Conseil général émette le vœu, par la voix de Patrick devedjian, de reprendre à son compte la sauvegarde du monument. La chose a été rendue possible par un transfert de propriété de l’État au département, transfert qui fut acté en 2015 moyennant un euro symbolique. Le département s’est alors attelé à un programme de rénovation dont le chantier s’est ouvert au printemps 2019 pour s’achever en mai 2020.

P. I. La Tour a-t-elle subi des modifications à la faveur de ce chantier ?

F. G. — Inscrite à l’inventaire des Monuments historiques en 1992, elle y a été définitivement classée en 2008. La DRAC, les Monuments historiques et la Fondation ont travaillé ensemble. C’est dire le souci de fidélité à l’esprit de l’artiste qui a présidé aux travaux préparatoires et le scrupule apporté au respect de l’œuvre au cours de leur réalisation. Cette rénovation était évoquée depuis de nombreuses années : le dossier était donc déjà très avancé. Outre la remise à neuf de la façade, quelques modifications ont été réalisées à l’intérieur pour améliorer la ventilation et l’éclairage du Gastrovolve (4). Le socle sur lequel repose l’édifice a été refait, l’éclairage extérieur et les abords paysagers entièrement repensés. Richard Dhoedt, qui avait peint les éléments de 1988, a lui-même, en quelque sorte, repeint la même œuvre. Quelques ajustements de volume ont été apportés à la partie sommitale afin de supprimer les zones « cuvettes » exposées aux eaux de pluie, mais il faut vraiment être en hélicoptère pour l’observer... Le résultat est là : la Tour a aujourd’hui recouvré son lustre. le Gastrovolve est à nouveau ouvert, bien que les visites ne s’y effectuent que par petits groupes en raison de la configuration des lieux. En outre, désormais placé sous la supervision des Monuments historiques, le chantier a été parfaitement documenté, ce qui facilitera grandement les choses le jour où nous ne serons plus là et où il faudra songer à rafraîchir à nouveau cette pièce maîtresse.

P. I. Comment décririez-vous la Tour aux figures à un aveugle ?

F. G. — Elle est comme un iceberg vertical, couvert de motifs dont l’assemblage laisse apparaître des figures que certains voient... et que d’autres ne voient pas. Ses formes et ses couleurs la rendent extrêmement vivante. Elle est la quintessence de l’Hourloupe : un aveugle peut-il concevoir l’Hourloupe ?

 

Me François Gibault, grande voix du barreau, exécuteur testamentaire de Louis-Ferdinand Céline et qui fut l’ami de Jean Dubuffet (1901-1985) jusqu’à la mort de ce dernier, préside depuis 2003 la Fondation dédiée à la défense et à la perpétuation de son œuvre profuse et singulière.

(1) Cet hôtel se situe au fond d’une petite impasse abritée derrière la porte banale d’un immeuble sans caractère. Insoupçonnable depuis la rue de Sèvres (Paris VIe), cette courte allée pavée, bordée de maisons basses et plantée d’arbres exotiques, invite à caresser le chat qui paresse avant de gagner, au fond, le cocon de quatre étages où se perpétue la mémoire de Jean Jubuffet. une petite sculpture en résine (l’un des Personnages pour WashingtonParade réalisé d’après une maquette de 1973) y accueille le visiteur avec une allure de majordome burlesque parfaitement représentative du Cycle de l’Hourloupe.
(2) On y découvre l’œuvre virtuellement installée à Paris, place victor-Hugo ou sur l’esplanade du Trocadéro.

(3) Le parcours intérieur de la Tour aux figures, dit Gastrovolve, s’apparente davantage à la visite sous acide d’un escargot géant qu’à un repérage en plaine. Le parcours ascensionnel s’effectue au gré d’un enchaînement de paliers, de faux plats, d’emmarchements intempestifs et de culs-de-sac aléatoires qui peut désorienter ; l’imbrication à l’infini des formes molles, cellules blanches cernées de noir qui occupent la totalité des surfaces, peut porter à la transe hypnotique. Le candidat persévérant se voit récompensé par l’arrivée, une vingtaine de mètres plus haut, dans la « chapelle » sommitale où se tient un peu de l’âme de l’Hourloupe.

(4) Très attentif à la conception et à l’agencement interne de ses sculptures monumentales, Dubuffet semble s’être curieusement désintéressé de leur éclairage. La Tour aux figures était donc éclairée, dans sa version initiale, par des globes lumineux parcourant son cheminement intérieur et qui n’avaient pas été pensés par l’artiste. La version restaurée propose une mise en lumière par leds, beaucoup plus discrète et sans doute mieux conforme à la vision du maître.