Politique Internationale — Quel est l’objet de la chaire Immobilier et développement durable dont vous êtes titulaire à l’Essec ?
Ingrid Nappi — Aussi surprenant que cela paraisse, l’immobilier est un domaine très peu abordé dans les écoles de management. On peut même dire que c’est le parent pauvre de l’enseignement économique. Pourtant, l’immobilier représente le deuxième poste de dépenses des entreprises, juste derrière les salaires. Autant dire qu’il s’agit d’un horizon incontournable, avec des données indispensables à appréhender par les futurs managers. Si l’on se reporte vingt ans en arrière, y compris au sein des groupes du cac 40, peu de décideurs avaient une idée précise du coût immobilier. Certains mêmes l’ignoraient complètement. Aujourd’hui, les choses ont radicalement changé avec la prise en compte des problématiques de développement durable et environnementales et, notamment, de la rse (responsabilité sociétale des entreprises). Or le cadre dans lequel on travaille fait partie intégrante de ces nouvelles problématiques. Prenons un immeuble de bureaux : la composition des matériaux, la consommation d’énergie ou encore l’agencement des espaces viennent s’intégrer dans un contexte de lutte contre le réchauffement climatique. après les transports, c’est l’immobilier, avec la construction et l’exploitation des bâtiments, qui est le secteur le plus émetteur de CO2. Quoi qu’il en soit, à l’Essec, nous n’avons pas attendu la montée en puissance de l’urgence écologique pour nous intéresser à l’immobilier : cette chaire, qui renvoie à une véritable filière d’enseignement, existe depuis dix-huit ans, et elle est soutenue par du mécénat.
Les problématiques que nous traitons ne sont pas seulement économiques et/ou financières, elles sont globales : par exemple, l’immobilier est en étroite interaction avec la gestion des ressources humaines. Dois-je ajouter que nous travaillons avec un sens de la déontologie prononcé ? Les enseignements de la chaire bénéficient de l’accréditation RICS(1) qui atteste une expertise de la part des professionnels de l’immobilier. Cette précision n’est pas vaine parce que ce secteur pâtit parfois d’une image dégradée, au sens où il manquerait de rigueur et cultiverait l’opacité. Je voudrais parler aussi d’une autre chaire à l’Essec : baptisée Workplace Management, elle vient compléter la première, tant concevoir, financer et gérer des espaces de bureaux puis les occuper sont deux activités ultra-imbriquées. Le bureau est devenu un véritable outil de management pour l’entreprise.
P. I. — Dans le cadre de vos travaux, comment avez-vous abordé le quartier de La Défense ? Est-ce un objet d’études ? Ou un laboratoire d’idées ?
I. N. — Cela fait maintenant trente ans que mes activités de chercheur et d’économiste me portent à étudier principalement l’immobilier dans l’entreprise, mais aussi l’immobilier d’entreprise dans la ville. Au cours de ces trois décennies, j’ai pu assister aux nombreux bouleversements de ce secteur qui occupe une place essentielle dans l’économie nationale et dans l’économie des entreprises : de l’âge d’or des tours aux campus d’entreprise, des externalisations immobilières à la financiarisation, de la valeur financière à la valeur d’usage, de l’immeuble intelligent et vertueux à l’immeuble végétalisé et résilient... En 1987, mon mémoire de dea était consacré aux bureaux dits « en blanc », c’est-à-dire construits vides, sans locataires à la clé. Des immeubles financés par des banques, bâtis par des promoteurs et achetés par des investisseurs internationaux, mais sans utilisateurs. Des immeubles qu’on traduit en anglais par « spéculatifs » avec un risque locatif maximal pour ces acteurs. Pour la petite histoire, le procédé des bureaux « en blanc » s’enracine officiellement en France à partir de 1955 avec la mise en place d’un comité de décentralisation chargé d’œuvrer à la décentralisation industrielle puis tertiaire afin d’inciter l’immobilier d’entreprise (usines, bureaux et laboratoires) à sortir de Paris. Jusque-là, la capitale concentrait à un point phénoménal les foyers de décisions économiques : les pouvoirs publics ont donc cherché à délocaliser les sièges des entreprises vers les métropoles en région, mais aussi vers le nouveau quartier d’affaires durant les années 1970.Les bureaux en blanc offrent la possibilité de construire des bureaux avant de pouvoir convaincre les décideurs de s’y installer ou de bouger. Ils sont un bon moyen de dynamiser l’activité, à condition bien sûr que l’on soit capable de maîtriser un certain nombre d’incertitudes. À La Défense, nous avons une bonne visibilité de ces opérations car la quasi-totalité du quartier d’affaires s’est constituée avec des bureaux en blanc. Et les chantiers de rénovation qui se déroulent actuellement se font encore souvent sur cette base.
P. I. — Les bureaux en blanc font donc le succès de La Défense...
I. N. — Cela dépend des époques auxquelles on fait référence. Ma thèse de doctorat ciblait la période euphorique des années 1985- 1991, pendant laquelle on construit à tour de bras, au point de générer une bulle spéculative dans l’immobilier d’entreprise. Pendant ces années, plusieurs tours emblématiques de La Défense sortent de terre, comme la tour Pascal livrée en 1985, la tour Descartes construite en 1988, tandis que le CNIT est transformé en centre d’affaires. Derrière ces projets, une société est particulièrement omniprésente, la Sari, pilotée par le promoteur Christian Pellerin. Celui-ci est alors une figure incontournable de l’architecture de La Défense, avec des succès incontestables, mais aussi des déboires retentissants. À lui tout seul, il symbolise bien l’évolution du site, qui oscille en permanence entre deux extrêmes : d’un côté, le vent en poupe, avec une myriade de projets et de chantiers livrés ; de l’autre, la proximité du précipice, quand le ralentissement de l’économie freine le nombre d’utilisateurs. Cette dualité favorise la richesse de l’analyse : si la trajectoire était linéaire, la fascination pour La Défense aurait moins de raison d’être.
P. I. — D’une manière plus générale, sur quoi repose la spécificité de ce quartier ? Peut-on lister deux ou trois caractéristiques qui font son originalité ?
I. N. — La taille est un premier critère de différenciation important : avec 3,5 millions de mètres carrés de bureaux, La Défense est tout simplement le plus grand quartier d’affaires de France et d’Europe. À l’échelle mondiale, il pointe en quatrième position, derrière New York et Tokyo. L’affluence permet également de singulariser l’endroit : chaque jour, quelque 180 000 salariés prennent le chemin de l’Ouest parisien, où la hauteur des tours marque les esprits. Sans oublier la mixité des populations : La Défense, ce n’est pas seulement une clientèle business. Aux 180 000 salariés, il faut ajouter 45 000 étudiants ainsi que 42 000 habitants, car c’est aussi une zone résidentielle. L’ascension du quartier d’affaires est d’autant plus notable que celui-ci a pris forme d’une seule pièce : avant le début de la construction en 1958, des usines et des bidonvilles occupaient les lieux ; autant dire qu’on est parti de rien ! Parmi les phénomènes qui ont permis à La Défense de consolider ses acquis, le plus récent date de 2008 avec la crise des subprimes aux États-Unis dont l’onde de choc s’est propagée partout dans le monde : le coup a été encore plus rude pour les Docklands à Londres, où les immeubles de bureaux concentraient pour l’essentiel des établissements financiers. En quelques mois, voire en quelques semaines, ces établissements ont été contraints soit à des restructurations drastiques — avec souvent des opérations de rachat —, soit à une liquidation pure et simple. Le quartier d’affaires de La Défense a montré alors sa résistance du fait de la diversité des secteurs d’activités qui y sont présents : on trouve des banques bien sûr, mais aussi des industriels, des poids lourds des services et des sociétés technologiques. Plusieurs groupes du CAC 40 sont implantés sur le site. Et sur les cinq cents plus grosses entreprises du monde — recensées par le magazine Fortune —, pas moins de quinze disposent de bureaux à La Défense.
P. I. — Plus personne ne discute du poids de La Défense, mais quid de sa santé économique ? Les vents sont-ils porteurs ou le quartier gère-t-il d’abord de manière défensive son héritage ?
I. N. — Il faut comprendre que La Défense n’a plus le monopole des quartiers d’affaires. Je parle de la France bien sûr où des sites comme Boulogne-Billancourt, Saint-Denis ou Issy-les-Moulineaux ont pris des positions complémentaires et cherchent à les renforcer. tout cela oblige la défense à bouger, à aller de l’avant avec, répétons-le, toujours ce principe bien ancré des constructions « en blanc ». Souvent, pour juger de la vitalité d’un quartier d’affaires, les économistes commencent par analyser le taux de vacance locatif. Autrement dit, combien de mètres carrés sont inoccupés. À La Défense, ce taux peut friser les 15 % sans que l’on puisse pour autant conclure que la situation est alarmante, contrairement à ce qu’on peut lire parfois dans la presse généraliste. Le quartier est constamment en chantier, qu’il s’agisse de constructions ou de rénovations « en blanc », et ce sont les investisseurs qui supportent le risque locatif. Le quartier — l’un des plus attractifs d’europe — est aujourd’hui engagé dans une vaste opération de restauration, avec plusieurs tours qui font l’objet de travaux. une fois que ces bureaux seront livrés, le taux de vacance devrait diminuer avec l’arrivée des nouveaux locataires.
P. I. — À la lumière des dernières évolutions, peut-on prévoir ce que va devenir La Défense dans dix, vingt ou trente ans ?
I. N. — Faisons un peu d’histoire. La Défense a été lancée en 1958 avec une livraison des premières tours en 1966-1968. À l’époque, tous ces bâtiments sont construits sur un modèle standard : une centaine de mètres de haut pour un total de 27 000 mètres carrés, avec une succession d’espaces de travail de 800 mètres carrés. Le premier choc pétrolier, en 1973, bientôt suivi d’un second, met un sévère coup d’arrêt à ces grands projets : les tours de bureaux étant énergétivores, à l’heure où le baril de brut s’envole, on devient beaucoup plus prudent. Les chocs pétroliers sont d’ailleurs responsables de l’échec des tours jumelles des Mercuriales : il s’agissait alors, à l’est de Paris, porte de Bagnolet, de construire un second quartier d’affaires qui devait être le pendant géographique et symétrique de La Défense. Mais l’initiative a été rapidement abandonnée et le pôle inaugural situé à l’Ouest est resté unique en son genre. Au cours des années 1980, une dynamique se réenclenche à nouveau : cet âge d’or coïncide, entre autres, avec l’édification de la Grande Arche et du centre commercial les 4 temps. En 1991, la crise refait son apparition après le début de la guerre du Golfe : au passage, la trajectoire dans le temps de La Défense est un fidèle reflet de la conjoncture économique. Quand celle-ci souffre, le quartier en subit les impacts : moins de projets, moins d’utilisateurs, moins de perspectives.
On le constate encore au début des années 2000, après l’attentat des tours du World Trade Center à New York, qui a jeté un froid temporaire sur les immeubles de grande hauteur. Cette période est en même temps cruciale car elle correspond à une révolution majeure avec la financiarisation du secteur immobilier, marquée par l’arrivée des fonds d’investissement anglo-saxons opportunistes que l’on va même qualifier de fonds « vautours ». À La Défense, ils rachètent les immeubles montés en blanc, par nature vides, et lourdement affectés par la crise immobilière du début des années 1990.
P. I. — Des fonds « vautours », dites-vous, qui s’intéressent à La Défense : s’agit-il de la meilleure publicité pour le quartier ?
I. N. — Le terme est effectivement connoté. Il reflète, à l’époque, l’avidité de nouveaux acteurs étrangers pour des actifs immobiliers bien localisés mais figés dans des marchés en récession, en attendant la reprise économique et de potentielles plus-values. Au fond, peu importe le débat sémantique ; l’expression recouvre une seule et même réalité : ces investisseurs raisonnent davantage à court terme que les grands institutionnels. Ce sont aussi des structures plus souples, axées autour de la recherche de performance et qui, dans ce sens, peuvent lancer ou participer rapidement à des projets. La Défense est un bon terrain d’expérimentation pour eux car les nombreux dossiers de rénovation des bâtiments offrent des possibilités de développement attractives. Pour terminer sur le sujet, on peut dire qu’aujourd’hui le quartier d’affaires attire tout type d’investisseurs et notamment les investisseurs institutionnels de long terme les plus prudentiels (les « core ») qui ont une aversion au risque locatif et qui s’intéressent à nouveau à La Défense et aux quartiers limitrophes.
P. I. — L’urgence climatique est devenue une priorité de tout premier plan. Jusqu’à quel point La Défense a-t-elle intégré la nouvelle donne environnementale ?
I. N. — Pendant longtemps, La Défense a souffert de son image très minérale. Celle-ci n’est pas usurpée, car il s’agit d’abord et avant tout d’une grande dalle de béton. Un sentiment de rejet d’un univers jugé trop froid a même fini par émerger. Depuis le début des années 2000, cette tendance ultra-négative a commencé de se retourner. La concurrence est à l’origine d’une prise de conscience : les quartiers comme Boulogne-Billancourt, Saint-Denis ou Issy-les-Moulineaux, se sont développés en arguant de leur dimension à taille humaine. Ils ont privilégié les campus d’entreprise au détriment des tours de bureaux, avec pour corollaire un volet environnemental soutenu. La Défense s’est saisie de cette préoccupation, entre circulation plus douce, végétalisation des alentours et nouveaux projets immobiliers à forte teinte environnementale, par exemple le quartier mixte de logements et de bureaux des Groues. Ce n’est pas seulement de la communication : qui connaît bien La Défense et la parcourt depuis longtemps mesure à quel point les signaux verts se sont répandus. La performance énergétique des bâtiments neufs ou rénovés participe au premier chef à cette évolution, et il n’est pas exagéré de dire que le verdissement du quartier est devenu un nouveau cheval de bataille. Les modes de travail aussi se mettent à l’heure d’une démarche responsable, comme en atteste le recours au coworking.
P. I. — Diriez-vous qu’il est agréable d’aller travailler à La Défense ?
I. N. — Vous me demandez si le quotidien y est épanouissant ? la zone est bien reliée, hyper-connectée sur le plan technologique et bien pourvue en équipements annexes. Cela compte dans le cadre d’une activité de travail. La crise sanitaire que nous sommes en train de vivre va bouleverser incontestablement nos modes de travail, et la conception des immeubles de bureaux de demain. La Défense s’adaptera.
(1) Royal Institution Chartered Surveyor.
* Professeur à l’essec, titulaire de la chaire Immobilier et développement durable et de la chaire de recherches Workplace Management. auteur, entre autres publications, de : Révolution de bureaux, Éditions Pc, 2019.