Politique Internationale — À l’évocation de votre nom, viennent immédiatement à l’esprit des flots de musique et de lumière, lors de concerts donnés dans des lieux hors normes, partout sur la planète, en Chine, aux États-Unis, en Russie, en Europe, dans les pays arabes, etc. Quand vous songez à La Défense, quelle est votre sensation première ?
Jean-Michel Jarre — Celle d’une foule immense, alliée à la notion d’éphémère et, dans le bleu de la nuit traversée par les lumières, à la vision toute géométrique de l’Arche encadrée de tours sous laquelle j’avais fait installer en guise de scène une pyramide étincelante. J’habitais Croissy-sur-Seine à l’époque — j’ai toujours mon studio à Bougival — et depuis ce 14 juillet 1990 qui, durant quelques heures, a transfiguré l’espace, je vois La Défense de façon différente, tant il est vrai que l’éphémère, au sens grec ancien de « ce qui ne dure qu’un jour », est ce qui perdure au fond de la mémoire. Le premier opéra, la première pièce de théâtre ou visite dans un grand musée, ou séance de cirque lorsque vous étiez enfant, sont des instants qui marquent l’existence. C’est donc cette exaltante atmosphère d’humanité qui me revient, avec cette fusion, cette communion avec un public hypertrophié qui demeure toujours pour moi une sorte de mystère. Je n’ai rien initié, l’événement est venu tout seul, proposé par l’attelage inédit que formaient Jacques Chirac, maire de Paris, Jack Lang, ministre de la Culture, et Charles Pasqua, président du Conseil général des Hauts-de-Seine. La première cohabitation venait de s’achever, vous imaginez la délicatesse de la situation entre les divers partenaires politiques. Au départ, le concert était prévu pour 1989, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution. À l’automne de l’année précédente, Jacques Attali m’avait convoqué à l’Élysée pour m’expliquer que le 14 juillet à venir allait être une grande ode au président Mitterrand, que ce serait l’occasion pour tous les chefs d’État de venir le saluer et l’honorer, et qu’en conséquence il ne saurait y avoir un concert le même jour, deux personnes connues ne pouvant être en concomitance, pour ne pas dire en concurrence. « Que penseriez-vous de fixer cela au 16 juillet ? », m’a-t-il demandé. À l’époque, j’étais sous tension, en pleine saga d’un autre concert aux Docklands de Londres — énorme opération sur laquelle je pourrais écrire un livre —, j’étais vraiment crevé, d’où cette réponse sans filtre : « Bah, pour moi, cela reviendrait un peu à fêter Noël le jour de l’An ! » Et puis, j’ai prononcé la phrase impardonnable : « De toute manière, ce n’est pas à moi de décider, dès lors que l’autre partie prenante est le maire de Paris, Jacques Chirac. » Planqué derrière ses dossiers, Jack Lang a eu vent de l’affaire et affiché un sinueux sourire. Est-il besoin de préciser que je l’aime beaucoup, et qu’il fut un grand ministre de la Culture ? Finalement, Jacques Chirac et le président Mitterrand sont tombés d’accord sur l’année suivante. Le 14 juillet 1990 correspondrait au bicentenaire de la Fête de la Fédération et à la création de l’Assemblée nationale. On allait prêter serment au nouvel avenir. C’est ainsi qu’avec l’électro à l’honneur on allait avoir ce soir-là l’image d’une France résolument créative.
P. I. — En un lieu qui, depuis, est devenu la quatrième place d’affaires mondiale...
J.-M. J. — Comme tous les concepts visionnaires, La Défense a été mal comprise à ses débuts. C’était une sorte de mini-Brasilia qui provoquait certaines réticences. Agora futuriste bordée de tours, elle était, il faut s’en souvenir, assez difficile d’accès par les parkings. Il y eut donc une période d’observation. J’ai, quant à moi, toujours été un grand fan de ce lieu, car il y règne une certaine poésie, je dirais presque à la Jacques Tati. Aujourd’hui, lorsqu’on voit des villes comme Shanghai ou Dubaï, cette porte vers le XXIe siècle fait tout à fait sens. Et la décision prise il y a trente ans par tous les politiques, de gauche comme de droite, d’y donner un grand concert populaire retransmis par satellite, de façon planétaire, n’était pas neutre. Cela dit, pour la petite histoire, je vous confierai qu’étant du signe de la Vierge, je suis précis et organisé. J’ai donc été agacé par le fait que la Grande Arche ait été décalée de quelques degrés, qu’elle ne soit pas exactement dans l’axe de l’Arc de triomphe et des Tuileries. Mitterrand s’en était félicité. C’était une coquetterie, une petite fantaisie orgueilleuse de sa part, comme s’il laissait là sa trace personnelle. J’ai appris plus tard que des raisons techniques d’infrastructure — passage du RER, de l’autoroute, etc. — avaient contraint l’architecte à ce choix. Il n’empêche que cela dérangeait ma perspective, la pyramide que j’avais installée constituant pour l’œil une sorte de viseur. Si tout est politique, le président récupérant l’affaire à son profit, le créateur, lui, est toujours égoïste. La morale et la création sont deux choses bien séparées. On crée d’abord pour soi, et puis on espère que les gens vous suivront...
P. I. — Et ce fut un succès colossal : deux millions et demi de personnes, chiffre qui a été inscrit au livre Guinness des records...
J.-M. J. — Il y en eut un million de plus au Mont des Oiseaux, à Moscou, sept ans plus tard, record du plus grand concert jamais réalisé au monde, mais celui de La Défense a ceci de particulier qu’il a fédéré une foule arrivée de tous les horizons autour d’un projet architectural. Les gens sont venus, épaule contre épaule, partager quelque chose d’unique, et la vision aérienne de cette masse compacte qui prenait toute la largeur des avenues pour s’étendre sur 5 kilomètres à vol d’oiseau de la Grande Arche à l’Arc de Triomphe avait quelque chose de surréaliste. En même temps, extrêmement bon enfant, parce qu’il n’était alors pas question de terrorisme, on était dans une atmosphère d’innocence en matière de sécurité : la présence physique de la foule définissait le cadre du concert, en quelque sorte la salle de spectacle. Cette particularité inhérente à La Défense, je l’ai ressentie d’autant plus vivement que si je n’avais pas été musicien, j’aurais été architecte. Il existe, et ce n’est pas une découverte, une grande parenté entre musique et architecture. C’est, au fond, la recherche de la pureté d’une ligne. Ce qui m’a passionné, cette nuit-là, fut de mettre en lumière au sens propre comme au figuré cette vision futuriste de Paris. Plus je voyage, plus j’aime notre capitale à la calme architecture horizontale, où l’on voit le ciel. En même temps, il fallait établir un lien avec la modernité. Autant l’exception verticale de la tour Montparnasse intra-muros demeure terrible, autant La Défense est un concept réussi.
P. I. — Comment ce lien avec la modernité s’est-il traduit sur le plan musical ?
J.-M. J. — Pour ce concert qui a duré à peu près deux heures et quart, j’ai repris Oxygène, tout à fait de circonstance, ainsi que des thèmes de Révolutions, interprétés en surimpression de l’électro par un orchestre maghrébin et des percussionnistes caribéens. Électro, tonalité classique arabe, drums et rythmes calypso ont abouti à un mélange des plus colorés qui jaillissait au cœur de cette architecture porteuse du siècle à venir, en cette période heureuse où la mixité était vécue sans revendications communautaristes. Que signifie la modernité ? C’est intéressant, car cela ne fait pas partie du vocabulaire d’un enfant. C’est un mot d’adulte parce que, par définition, un enfant porte la modernité en lui. Être moderne, c’est simplement comprendre l’époque dans laquelle on se trouve. Comme j’ai toujours été impliqué dans l’environnement et l’écologie, j’ai choisi d’encadrer mon concert — une heure avant son commencement et une heure après, lors du dispersement de la foule — avec une longue plage musicale consacrée à la mer, intitulée « En attendant Cousteau », en hommage à ce dernier qui était un très bon ami. C’est une œuvre que j’ai conçue dans une perspective très personnelle. Je m’explique : lorsque je suis absorbé dans une lecture ou une tâche d’écriture, je suis incapable, en parallèle, d’écouter de la musique. Cela me perturbe. J’ai donc eu l’idée de composer une pièce sur laquelle je pourrais écrire ou lire. Cela a donné « En attendant Cousteau », qui a cette caractéristique de vous mettre en quelque sorte en état d’apesanteur. Le résultat est qu’au lendemain du concert le premier coup de téléphone que j’ai reçu a été celui du commandant Cousteau qui, à bord de son bateau océanographique, avait pu capter la soirée par satellite. Le deuxième était celui du préfet de police. J’ai eu un instant d’inquiétude, me demandant ce qu’il pouvait bien me vouloir. En fait, il tenait à me féliciter et, particulièrement, à m’annoncer qu’il n’y avait eu aucun incident, accident, ni blessé à déplorer. Deux millions et demi de personnes équivalant à deux fois le rassemblement pour la Coupe du monde de foot, du point de vue statistique, le fait était extraordinaire. Jacques Chirac, lors de notre première rencontre, m’avait dit qu’en 1979 à la Concorde, avec un million de personnes, il y avait eu sept accouchements ! J’ignore si La Défense fut le cadre de nouvelles naissances, en tout cas, pour le préfet, c’était clair : « Le calme qui a prévalu lors tant du rassemblement que de la dispersion était dû à cette musique. On devrait la diffuser systématiquement ! » Et d’ajouter en confidence : « Les forces de police elles-mêmes y ont été sensibles... » Du coup, je la programme à chacun de mes concerts.
P. I. — Quelle était l’atmosphère sur la scène elle-même ?
J.-M. J. — Que fallait-il faire, géométriquement parlant, pour créer une scène adaptée au cube de l’Arche et aux verticales des immeubles alentour qui seraient parties prenantes de la scénographie ? Une scène avec un toit serait banale et lourde, donc horrible. Mon ami Jean-Michel Wilmotte m’ayant suggéré de raisonner en termes de traits, j’ai eu cette idée d’une pyramide faite de tubulures métalliques, en réduction homothétique de Kheops, placée sous l’Arche face à l’immense perspective courant jusqu’à l’Arc de Triomphe. Les expériences scientifiques ayant montré qu’un morceau de viande placé dans une pyramide ne pourrit pas, mais se momifie, je ne suis pas loin de croire, sans aucune pensée ésotérique, que cette éphémère construction fut l’une des clés de l’harmonie générale. Aucun problème, pas de conflit, une paix surprenante, alors que, durant trois semaines, environ mille personnes avaient collaboré à la préparation du concert. À la cantine, située dans un tunnel dévolu au futur RER, pas encore en service, il y avait des tablées surréalistes qui ont fait beaucoup dans la magie du projet. Le ministre de l’Intérieur Pierre Joxe et les officiels de la police étaient assis à côté de tagueurs, lesquels ont plutôt l’habitude de se faire courser par les flics. On voyait des percussionnistes caribéens bavarder avec Jacques Chirac et Charles Pasqua, des interprètes de musique électronique et arabe avec des ingénieurs, techniciens et alpinistes experts en installations sur les façades, tout un mélange hétéroclite, une auberge espagnole à la fois poétique et touchante. Socialement, sociologiquement, ce fut une expérience incroyable.
P. I. — Cette soirée a-t-elle engendré des nouveautés technologiques ?
J.-M. J. — Mais oui ! Aucun projecteur, à l’époque, ne pouvant diffuser une lumière égale jusqu’au sommet des tours, je me suis adressé à Philips, maison mère de Polygram avec laquelle j’étais en contrat discographique, pour mettre au point des faisceaux sur mesure. Ils ont donc inventé un modèle particulier, ArenaVision qui, depuis, par l’intensité de son flux, sa qualité et sa précision, fait merveille en matière d’éclairage pour l’architecture ou les compétitions sportives. Cela vient de La Défense ! Autre prouesse technique, la création d’immenses voilages, à la fois aériens et résistants au vent, tendus par des alpinistes en rappel pour les projections sur les immeubles. Ce sera très utilisé par la suite. Dernière nouveauté : le son ne se déplaçant qu’à 300 mètres par seconde, on risquait un décalage avec l’image lors de la retransmission du concert sur plusieurs kilomètres. Je me suis donc adressé à la station de radio NRJ pour une retransmission par ondes sur les divers points de sonorisation de l’avenue. Les gens ont entendu la même chose au même instant, avec une vision globale des immeubles de La Défense, des prises de vue saisies au téléobjectif du sommet de l’Arc de triomphe et des gros plans de la scène. Souvenir impérissable : l’enthousiasme de la foule se répercutait en clameurs et applaudissements qui nous enveloppaient, frappant les façades, revenant en écho sur les côtés et derrière nous. Être immergé dans cette ferveur était dû à l’architecture même de La Défense, à la différence de Houston, par exemple, dont la skyline hypertrophiée n’a pas du tout le même rendu sonore. Même dans le hourvari de la foule, on ne peut pas être claustrophobe à La Défense. Cette affection dont je souffre, qui m’a été léguée par ma mère, laquelle a connu les camps de concentration pour faits de résistance, est sans doute à l’origine de mon goût pour les concerts en extérieur. Je le redis donc en songeant à tous ces gens qui, aujourd’hui, trente ans plus tard, travaillent ou résident dans ce quartier : on ne peut pas être claustrophobe à La Défense, à ciel ouvert !
Compositeur de musique électronique, Jean-Michel Jarre a vendu plus de 85 millions de disques au cours de sa carrière. Le 14 juillet 1990, La Défense a été le cadre mémorable de l’un de ses méga-concerts. Il a publié son autobiographie, Mélancolique rodéo, aux éditions Robert Laffont (2019).