Les Grands de ce monde s'expriment dans

La Seine musicale, un écrin pour les orchestres

Politique InternationaleEn 1991, vous fondez le chœur de chambre Accentus, promis à un grand succès en France et à l’étranger. Comment ce projet est-il né ?

Laurence Equilbey — L'idée m’est venue assez tôt. À Vienne, où j’ai étudié au conservatoire, j’ai chanté pendant deux ans dans l’Arnold Schoenberg Chor avec Nikolaus Harnoncourt et Claudio Abado. Lorsque je suis arrivée à Paris, je me suis rendu compte qu’il y avait très peu d’ensembles professionnels, donc peu d’invitations possibles. Si vous vouliez diriger, vous n’aviez pas d’autres moyens que de créer votre propre ensemble. Cela m’a demandé beaucoup de travail au niveau aussi bien artistique qu’administratif. J’ai également passé énormément de temps à convaincre des partenaires publics et privés de s’engager dans cette aventure.

Aujourd’hui, Accentus est un chœur stabilisé de quarante personnes. Mais certains chanteurs arrivent en début de retraite vocale et nous quittent. Léquipe est donc appelée à être renouvelée. Nous accueillons parfois des chefs invités car je suis moins présente pour le répertoire a cappella. J’en dirigerai un peu plus pour fêter nos trente ans en 2022.

P. I.Puis, en 2012, vient Insula orchestra, un ensemble qui a pour caractéristique de jouer sur des instruments d’époque, que vous créez avec le soutien du département des Hauts-de-Seine. Comment s’articulent les deux formations ?

L. E. — Accentus a mis en place un programme pédagogique avec une école installée au conservatoire à rayonnement régional de Paris. Et Insula orchestra comporte un volet musical et d’inclusion très riche. L’organisation est la même pour les deux. L’administration, qui comporte vingt-cinq permanents, fonctionne sous l’autorité d’un directeur délégué, mais je suis très impliquée dans tout ce qui touche au développement et au rayonnement de la structure. Cela me prend un tiers de mon temps.

P. I. Et comment le reste de votre temps est-il organisé ?

L. E. — Les activités artistiques occupent une grande part de ma vie. J’ai besoin de temps pour préparer, pour répéter et pour voyager. En moyenne, je réponds à quatre ou cinq invitations par an et je mène en parallèle une douzaine de projets, pas plus. Je me consacre également à des productions liées à l’innovation, comme les concerts scéniques que nous avons montés avec Yoann Bourgeois ou la troupe catalane la Fura dels Baus. c’est la vocation de la Seine musicale de proposer ce type de spectacle.

P. I. — Quels sont les critères, ou les inclinations, qui guident vos choix en matière de musique et d’œuvres ?

L. E. — J’ai un plan, une feuille de route. Il y a bien sûr Beethoven que nous explorons progressivement, à la recherche de raretés, et qui sonne si bien sur des instruments d’époque. Il y a Mozart avec le festival Mozart Maximum. Ces compositeurs constituent deux axes majeurs de notre activité. Nous jouons aussi beaucoup de Schubert et de Bach, sans remonter plus loin dans le temps. Nous incluons des Français comme Berlioz, mais plutôt le jeune Berlioz, ou Louise Farrenc. Dans l’autre sens, nous n’allons pas au-delà des débuts du romantisme, ce qui exclut de fait Brahms ou Saint-Saëns.

Une de mes grandes frustrations, c’est Haydn, que j’adore et que j’aimerais diriger plus souvent, mais le public n’adhère pas totalement. Aussi, j’avance prudemment en espérant qu’il finira par suivre. Nous avons tout de même effectué une grande tournée avec La Création.

Il nous arrive aussi d’inviter des chefs comme Speranza Scappucci ou Leonardo García Alarcón pour des musiques que je ne jouerais pas car je ne suis pas tout terrain !

P. I. Y a-t-il des répertoires que vous voulez faire découvrir ?

L. E. — L'opéra, surtout. C’est un milieu assez fermé. J’aimerais jouer des œuvres rares comme Alfonso und Estrella de Schubert ou Der Vampyr de Marschner et d’autres qui le sont moins comme Don Giovanni de Mozart ou Roméo et Juliette de Gounod. J’ai un Fidelio en projet. mais je ne veux pas fantasmer et préfère me nourrir de ce que j’ai. Un opéra par an, c’est bien.

P. I. La composition ne vous a jamais tentée ?

L. E. — J’ai réalisé quelques arrangements pour m’amuser. Mais composer est vraiment un autre trajet. C’est une autre psychologie. Entre composition et interprétation, les synergies humaines ne sont pas les mêmes. Il arrive que des compositeurs dirigent et que des chefs composent, mais le résultat est souvent très moyen (à l’exception de Mahler, Boulez ou quelques autres). Regardez, Stravinsky dirigeait très mal et Strauss avait l’air de s’ennuyer un peu. Ce sont vraiment deux genres différents.

P. I. Comment choisissez-vous les œuvres que vous interprétez ?

L. E. — Mes collaborateurs et moi-même sommes très à l’écoute de ce qui se passe sur les scènes musicales à travers le monde. Il y a bien évidemment des ensembles dont nous nous sentons particulièrement proches, comme le Concentus Musicus Wien fondé par Nikolaus Harnoncourt.

P. I.Que signifie être en résidence à la Seine musicale pour Insula orchestra ?

L. E. — Cela signifie que nous y avons nos bureaux et des salles de répétition. Plus que l’orchestre en résidence, nous sommes l’orchestre résident. Nous pouvons aussi programmer des invités. au total, nous assurons une trentaine de levers de rideau par an.

P. I.À quel moment êtes-vous intervenue dans le projet de la Seine musicale ?

L. E. — Très en amont, en 2010, lorsque j’ai rencontré des responsables du département des Hauts-de-Seine. La Seine musicale était déjà sur les rails et ils réfléchissaient à l’exploitation du lieu. J’ai proposé un orchestre sur instruments d’époque, en résidence, spécialisé dans le répertoire classique et préromantique qui était alors peu joué. Ils ont retenu mon projet. Nous avons créé l’orchestre avant que le bâtiment ne soit inauguré afin d’acquérir de l’expérience. Et nous nous sommes installés en 2017.

P. I.Quel a été le rôle de Patrick Devedjian ?

L. E. — Il a été fondamental. Il m’avait dit que, pour lui, la culture était aussi importante que les ponts et les routes. C’est rare d’entendre une telle déclaration dans la bouche d’un homme politique. Son départ à cause du Covid nous a bouleversés.

P. I.Comment vous positionnez-vous dans l’offre musicale parisienne, qui comprend notamment la Philharmonie et l’auditorium de Radio France, dont la rénovation vient de s’achever ?

L. E. — Nous cherchons à être un écrin privilégié pour les orchestres jouant sur instruments d’époque car l’acoustique est parfaite pour eux. Nous avons une très belle série avec ce type d’orchestre, ce qui nous donne de la cohérence. De nombreuses formations étrangères viennent se produire chez nous, comme le Cincinnati Symphony orchestra, mais aussi des orchestres français. Notre offre complète parfaitement celle de la Philharmonie.

Nous programmons quelques récitals de piano car nous savons que les habitants des Hauts-de-Seine et des Yvelines les apprécient. Et nous privilégions aussi les formes scéniques. Nous en créons deux par an, ce qui nous permet d’accueillir des invités, comme le danseur et chorégraphe de hip-hop et de danse contemporaine Kader Attou avec l’orchestre des Champs-Élysées.

En plus de l’auditorium, nous disposons d’une salle de 200 places, la petite Seine, plus adaptée à la musique de chambre, pour les programmes réservés aux familles et pour les artistes émergents.

P. I. — En quoi une salle de concert et un orchestre comme Insula orchestra sont-ils essentiels à la vie de la cité ?

L. E. — Nous avons plusieurs missions. la première est artistique. Nous sommes là pour apporter de la transcendance et de la lumière, pour que le public éprouve ses propres émotions. Nous sommes là aussi pour inclure et communiquer avec un maximum de personnes afin que la musique se transmette à tous les publics et pas seulement aux gens qui viennent naturellement.

J’attache en particulier une grande importance à la tranche d’âge 17-28 ans. La Pphilharmonie offre des activités aux plus jeunes. De notre côté, nous avons conçu un programme spécifique à l’attention de ce public un peu plus âgé. Outre un club qui leur est dédié, l’Insulab, nous leur offrons l’occasion, avec la relève, de découvrir des métiers. Nous organisons des sets de 50 minutes en travaillant l’aspect visuel pour que ces jeunes rentrent plus facilement dans l’œuvre avec du cinéma ou du dessin en direct, comme pour le Thamos de Mozart. Comme le disait Oscar Wilde, la vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie. Il est primordial que les jeunes aient accès à cette dimension.

P. I. Quels sont les grands chantiers de la saison 2020/2021 ?

L. E. — Nous avons un projet avec l’Akademie für Alte Musik de Berlin — un double orchestre, un peu comme à l’époque de Beethoven, qui interprétera la 9e symphonie. pour la célébration du 250e anniversaire de la naissance de Beethoven, Insula orchestra avait déjà joué avec eux la 5e symphonie, selon un parcours soli e tutti.

Nous avons un autre grand projet autour de La Nuit des Rois de Robert Schumann, qui sera mise en scène par Antonin Baudry. Il s’agit des deux dernières ballades de Schumann qui sont très opératiques — des ouvrages post-révolution française qui évoquent la lutte des classes et qui se déploient un peu comme des thrillers.

Je vais aussi enregistrer du Louise Farrenc, une compositrice française fortement marquée par Beethoven, qui est l’auteur de trois symphonies. choisir les œuvres d’une femme n’est pas neutre. Les valeurs d’égalité sont très importantes pour lnsula orchestra.

P. I. Précisément, quelle est la place des femmes dans la musique classique ?

L. E. — Plus qu’une place, je revendique pour les femmes un véritable rôle. Depuis 2012, je me suis battue aux côtés de la SACD — un combat qui a abouti à la publication de la brochure Où sont les femmes dans la culture ? Le ministère de la culture s’en est emparé. Nous disposons aujourd’hui d’un observatoire et d’une feuille de route avec des objectifs chiffrés. Nous souhaiterions que des directives soient adoptées afin que les artistes féminines se voient offrir les mêmes chances que les hommes. Actuellement, un metteur en scène monte un projet intéressant tous les ans contre tous les trois ans pour une metteuse en scène. Dans certains domaines, la situation s’est améliorée. L’orchestre de Paris, par exemple, a fait un bond spectaculaire en invitant cinq chefs femmes lors de cette saison. Après m’être beaucoup investie dans ce dossier, je me tiens à présent un peu en retrait. Mais je le dis au ministère de la culture : la feuille de route est parfaite ; maintenant, il faut l’appliquer.

P. I.Comment vous est venu le goût de la musique ?

L. E. — Je viens d’une famille de mélomanes. Certains de mes ancêtres étaient facteurs de violons ou de pianos. C’est certainement un terrain favorable! J’ai passé ma petite enfance en Aallemagne où j’ai dû emmagasiner pas mal de sensations en écoutant des chorales. Puis je suis allée en pension où j’ai suivi des cours de piano et de flûte traversière. J’ai travaillé comme une malade ! Mais mes sœurs, qui ont été envoyées dans la même pension, n’ont pas développé cette passion pour la musique. Comme quoi, l’environnement ne fait pas tout...

P. I. Quel est votre rapport aux autres musiques, en particulier l’électro ?

L. E. — C’est un petit chemin de traverse que j’ai emprunté il y a longtemps, en 2009. Je voulais rencontrer des artistes électro. C’est comme cela que j’ai été amenée à travailler avec Para One, Murcof ou Émilie Simon. Cette collaboration a débouché sur Private Domain qui est une réécriture des thèmes baroques. Ce disque marche toujours bien. Il est assez universel. Il décrit ce que vous pouvez ressentir à l’intérieur de vous avec ces musiques. J’ai peut-être un autre projet, mais il est encore trop tôt pour en parler...

P. I.En quoi les nouvelles technologies modifient-elles votre travail, aussi bien les concerts que les enregistrements ?

L. E. — Je souhaite que l’on capte le maximum de choses pour l’audiovisuel. Nos projets sont toujours pensés en envisageant leur prolongement numérique. Ensuite, nous fabriquons des propositions artistiques plus ramassées, plus nerveuses, car on ne regarde pas une œuvre à l’écran comme au spectacle. C’est ce que nous avons fait avec Orfeo ed Euridice de Gluck dont nous avons présenté une version allégée, sans les récits. Je crois aussi aux formats des pastilles. La télévision publique devrait en faire plus. Vous l’avez compris, nous développons chaque fois un projet principal, que nous déclinons en une constellation de formats en collaboration avec d’autres partenaires.

P. I. Une dernière question plus personnelle : qu’écoutez-vous chez vous ?

L. E. — J’écoute assez peu de musique d’ambiance. J’écoute plutôt de la musique de chambre ou un peu d’électro, mais pas de musique symphonique ou de chœurs faute de pouvoir monter le son assez fort. Chez soi, il est très difficile de retrouver la sensation de l’œuvre en direct. Avec le confinement, je crois que nous avons touché les limites du streaming. Nous, musiciens, aimons la vibration. Je vais souvent au concert, à la Philharmonie par exemple, car même sur disque, le son reste écrasé.

 

* chef d’orchestre française. laurence Equilbey a fondé trois ensembles (accentus en 1991, le Jeune chœur de paris en 1995, Insula orchestra en 2012) qui lui ont valu une grande notoriété nationale et internationale. créé avec le soutien du conseil départemental des hauts-de-Seine, l’ensemble Insula orchestra est en résidence à la Seine musicale, sur l’île Seguin, à Boulogne-Billancourt, depuis l’inauguration en avril 2017 de cette unité architecturale dotée notamment d’un auditorium de 1 150 places.