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La tour D2, bâtiment témoIn du XXIe siècle

Politique InternationaleLa tour D2, construite de 2011 à 2014, gratte-ciel de bureaux dans le quartier d'affaires de La Défense à Courbevoie, est symbolique de la nouvelle architecture de notre siècle. Racontez-nous son aventure.

Anthony-Emmanuel Béchu — Tout a commencé par un appel de la Société Générale qui nous avertissait d’un concours pour la construction d’une tour qui serait sise sur un terrain tout petit — d’environ 3 500 m2 —, très contraint, coincé entre la dalle de La Défense et le boulevard circulaire. Cet espace, occupé à l’époque par un bâtiment de six étages abritant le siège du Bureau Veritas, méritait à l’évidence d’être densifié, car il contribuait à créer un fossé entre la ville de Courbevoie et La Défense. C’était une zone obscure avec, en vis-à-vis, une centrale électrique aux murs aveugles, et, derrière, un jardin. Nous avons donc analysé les règlements d’urbanisme et les capacités à construire avec l’intention première de raccorder l’histoire de ces deux territoires qui ne se parlaient pas. Il fallait supprimer le boulevard circulaire propre à l’autoroute pour le transformer en un boulevard urbain que les gens se réapproprieraient en se promenant à pied du parc de Courbevoie à l’esplanade de La Défense. Pour ce faire, j’ai créé, à côté de l’Agence Béchu, l’Atelier Bbéchu Tom Sheehan.

P. I. L’expérience américaine de Tom Sheehan était-elle un critère de choix ?

A.-E. B. — Non, c’était une histoire d’amitié. nous avions été professeurs à Fontainebleau ensemble, nous avions conçu ensemble l’École des élites chinoises dans le quartier de Pudong, à Shanghai, et j’ai trouvé sympathique de lui tendre la main. Ce fut une collaboration ponctuelle. Depuis, chacun est reparti vers ses horizons propres. L’Agence Béchu et l’Atelier Béchu Tom Sheehan ont donc concouru ainsi que d’autres grands cabinets d’architecture, notamment Manuelle Gautrand, Vasconi, Architecture Studio et Foster.

P. I. Et vous avez gagné pour des raisons quasi révolutionnaires...

A.-E. B. — Le jury a été particulièrement sensible à notre réflexion sur une exostructure qui allégerait la tour, et sur la façon dont on pouvait diminuer l’impact carbone sur l’architecture et la construction. Pour vous expliquer ce qu’est l’exostructure de la tour D2, imaginez une immense nasse de pêcheur, un de ces casiers traditionnels oblongs, en jonc ou en osier, avec une barre centrale empêchant la torsion de l’ensemble. Cette idée-là m’est venue lors du concours d’extension de Monaco sur le domaine marin. C’est l’image même de la tour D2 dont la verticale atteint 175 mètres, dont l’exostructure est un entrelacs métallique de facettes en losanges orientées selon des angles chaque fois différents. Le plan au sol est ovoïde, grosso modo celui d’une coupe d’avocat monté en volume, avec un noyau central en béton. D2 offre une face élancée sur Paris et tourne son dos sur Courbevoie en une courbe axée sur la perspective du boulevard urbain. La forme n’est pas cylindrique, elle se développe en ligne allongée, l’arrière s’évasant en arrondi. Sur ces lignes douces, les grands losanges suivent deux rayons de courbes qui ont l’avantage de créer une politesse à l’égard du voisinage qui ne se retrouve pas en butte à des façades frontales avec un vis-à-vis direct qui serait intrusif. La tour D2 n’est jamais agressive. Quand on a expliqué aux futurs voisins qu’ils allaient garder une sensation de perspective, des points de fuite du regard, et cela malgré l’exiguïté du terrain, le concept a été accepté sans réticences. Par ailleurs, et ce fut une découverte inattendue, D2 se réfléchit dans les tours environnantes dont les faces sont planes, sans que lesdites tours se réfléchissent sur elle. Quand on se promène à La Défense, elle a beau être nichée derrière, on la voit partout alentour par effet miroir.

P. I. On est bien loin des monolithes des années 1960...

A.-E. B. — Oui. et c’est ici que le concept s’affirme. Pour que vous visualisiez bien, je prendrai une autre comparaison : celle de l’arbre ! Le noyau de béton central, c’est le tronc d’où sortent des branches en métal, à savoir les poutres porteuses des planchers, avec, accrochée à leur extrémité, l’exostructure des feuilles en losanges, au point que durant le chantier deux couples de pies ont fait leurs nids aux quinzième et vingt-septième étages. Cela nous a rassuré sur le projet ! Le toit a été couvert avec un jardin de 600 mètres carrés dans les nuages. D2 est un bâtiment fractal, représentant des formes découpées, tout comme dans la nature qui produit des motifs similaires à des échelles d'observation de plus en plus fines tels, par exemple, que les flocons de neige. Les feuilles en losanges procèdent de cette logique du vivant. Elles sont le nerf moteur de ce que la nature peut créer comme mathématiques pour exister. elles ont été exécutées suivant la longueur des rayons qui les portent, ce qui aboutit en paramétrique à des facettes pliées ou non. Cela « diamantise » l’architecture, tout en protégeant les façades du soleil, et cela, jusqu’au « jardin des nuages », l’exostructure s’achevant à l’instar d’une voûte de cathédrale dont on n’aurait conservé que le squelette, à savoir les arcs-doubleaux d’acier avec leur peau en aluminium. Ainsi, lorsque l’on porte le regard vers le ciel, c’est la Voie lactée qui constitue la voûte de notre bâtiment.

P. I. En quoi D2 s’adapte-t-elle aux conditions de travail inhérentes au nouveau siècle ?

A.-E. B. — L'exostructure avec son moyeu central permet d’avoir des plateaux entièrement vides de poteaux, donc une extrême flexibilité d’aménagement. Les cages d’ascenseur ont été minimisées grâce à un système de doubles cabines embarquées l’une au-dessus de l’autre desservant deux étages en même temps. résultat : on réduit le nombre de cages au profit d’une forte rentabilité entre la partie circulation et la partie habitée. Grâce à de nouvelles technologies mises en œuvre avec des précisions d’orfèvre, l’architecture intérieure se transforme en art. Sur le plan esthétique, le tronc central est traité en écorce de pierre, en même temps qu’en immense luminaire, les rues et les accès aux ascenseurs sont couverts d’écailles de verre, symbolisant le passage de la sève à l’intérieur de l’arbre. La lumière apporte la vie... Dans cette bâtisse à l’espace entièrement dégagé, avec des plateaux de 1 500 à 1 700 mètres carrés utiles (grosso modo 2 000 mètres carrés extérieurs), tout est possible ! Des escaliers à la Chambord, un jardin en plein ciel planté d’arbres de la Forêt-Noire résistant aux vents des montagnes... Sur le plan humain, cela donne des lieux exceptionnels, avec tous les nouveaux usages inhérents à l’ère numérique, l’accélération de la mondialisation, des bureaux itinérants, des open spaces aux plafonds hauts — pour le confort — magnifiques, dessinés en origamis incluant et cachant des éléments techniques, des cabines spéciales dévolues aux communications confidentielles, des bureaux classiques pour les structures de direction — certaines d’entre elles ont d’ailleurs opté pour des open spaces —, mais aussi des salles de conférences, des salons, des centres de convivialité et des bibliothèques qui se réfèrent plus à l’hôtellerie qu’au mode ancien du travail. Être au bureau aujourd’hui est un art de vivre. L’un de ses maîtres mots est le nomadisme. Un nomadisme fixé, préciserai-je. D2 est donc le bâtiment témoin du nouveau siècle : le concours a été gagné en 2006, il y eut un temps de latence en 2007-2008 avec la crise des subprimes, mais la Société Générale a maintenu les études et choisi Vinci sur appel d’offres. Nous avons donc passé un an et demi ensemble à mettre de l’intelligence dans le projet. Le permis de construire au profit de la sogecap — compagnie d’assurance vie et de capitalisation de la Société Générale — a été accordé en novembre 2009. les travaux ont commencé début 2011 pour une livraison en décembre 2014, et une inauguration de la tour en 2015.

P. I.Année où elle fut lauréate de l’ArchiDesignClub Awards dans la catégorie bureaux et commerce...

A.-E. B. — Oui... pour sa double vocation de recoudre le tissu urbain et d’apporter de la modernité à son environnement. Cela signifie que nous avons anticipé le futur, tant pour la complétude du site de La Défense qu’en matière de services aux entreprises. Au rez-de-chaussée, nous avons disposé deux halls d’accueil, l’un arrivant par la dalle, l’autre par le boulevard urbain. Le confort au travail est une notion sociétale, d’où l’installation de trois restaurants, d’un club de sport, d’un amphithéâtre qui peut même être loué à titre privé durant les week-ends pour des réunions, des fêtes de famille, avec restaurant et cafétéria. Au trente-quatrième étage, le business center offre une vue panoramique sur tout Paris, en enfilade des deux côtés de la Seine.

P. I. D2 est « une sorte d’antidote environnemental », dites- vous. Qu’entendez-vous par là ?

A.-E. B. — Pour la structure, nous avons utilisé 30 % de matière en moins par rapport à une tour classique en béton. En termes économique et écologique de réduction d’empreinte carbone, c’est colossal. Ajoutez à cela le « jardin des nuages », la nature et le vivant comme principe inspirateur de la construction, et vous avez une nouvelle manière de réfléchir. Par ailleurs, grâce aux facettes paraboliques de l’exostructure, l’eau circulant le long des façades sans jamais stagner permet au bâtiment d’être autonettoyant. Avec ses 175 mètres de haut, 37 étages, 54 000 mètres carrés, D2 est une tour moyenne correspondant aux altimétries prescrites sur cette zone. les urbanistes de La Défense acceptent des hauteurs plus importantes — 200 mètres et plus sur la dalle — tandis que les constructions sur les côtés doivent être plus basses pour se raccorder harmonieusement à l’épannelage des trois villes voisines. L’antidote environnemental vient aussi des innovations technologiques que nous avons mises en œuvre avec Vinci. Nous avons couvert le boulevard circulaire d’un plancher devenu atelier de fabrication. On livrait la nuit pour ne pas déranger la circulation. On travaillait les poutres que l’on montait avec le plancher et les engins au moyen de deux grues extérieures. Dans le noyau de béton, des puces électroniques avaient été placées au moment du coulage pour repérer de façon millimétrique la position des vis au regard des inserts où devaient se raccrocher les poutres. C’était la première fois que cela se faisait : nous n’avons pas même eu un millimètre de décalage lors de l’assemblage ! Formidable meccano... Au moment où le compagnon reçoit et guide la poutre, elle se place en douceur. c’est l’exacte image du doigt de Dieu créant Adam peint au plafond de la chapelle Sixtine. J’ai donné le plus beau cliché d’une de ces délicates manœuvres accompagné d’une reproduction de la fresque de Michel-Ange à tous nos compagnons. Sur ce chantier, il y avait environ huit cents personnes de quatorze nationalités. Pour nous comprendre, nous avions à notre disposition des petits bouquins avec toutes les traductions concernant la sécurité.

P. I. Comment définiriez-vous le passage de La Défense du XXe au XXIe siècle ?

A.-E. B. — Par le lien programmé entre les divers territoires, avec, en perspective, le projet planétaire du Grand Paris et, sur le plan architectural, la réintroduction de la nature. Notre tour D2 ne se borne pas à un simple mimétisme, elle est l’idée même du vivant, conçue et construite comme un arbre pousse. Par ailleurs, entre minimalisation de l’exostructure et innovation technologique, nous avons mis à peu près deux fois moins de temps que pour construire une tour classique. L'’hyper-modernité vient aussi des leds versicolores éclairant la façade, que l’on change à volonté, telle une musique des sphères, les programmes intégrés suivant l’évolution de la lune. Au gré du cycle lunaire, toute une thématique se met en place avec des parties ombreuses et des parties brillantes. Arbre habité, D2 est aussi une lanterne lumineuse. Au milieu de La Défense, de jour comme de nuit, elle s’imprime dans le paysage, sans qu’on ait besoin de la nommer, offrant par son architecture son identité à son propriétaire. n’est-ce pas ainsi que l’on doit faire ?

P. I. Quelles réflexions vous inspire en matière architecturale — aussi bien pour la tour D2 que pour vos créations à venir — la pandémie du Covid-19, qui vient d’affecter la planète ?

A.-E. B. — Le temps du confinement a légitimé le télétravail, démontrant ainsi que l’activité, l’innovation, la création pouvaient perdurer. Les hommes ont su créer une ville vivante virtuelle — tout en respectant les distanciations sociales — grâce à des actions spontanées comme la musique, le chant, les apéritifs en vidéo, la cohésion de tous pour applaudir à la même heure nos soignants, de fenêtre à fenêtre, d’immeuble à immeuble, de vue à vue. renouer avec une vie de parents où le travail et l’école ont été mêlés, tout comme s’investir bénévolement dans des associations en ces temps d’urgence a été une exceptionnelle expérience du vivre-ensemble. C’est pour cela que, désormais, le cœur de nos projets doit permettre la rencontre, inviter à la mixité et favoriser les espaces d’interaction entre les différents publics, les différentes générations, les différents usagers.

La ville va devenir nourricière. nous allons intégrer l’agriculture urbaine, facteur de bien-être, tel le jardinage, et organiser l’économie circulaire. L’étude du climat devra inspirer l’urbanisme, tandis que, répondant à notre ère de haute technologie et du numérique, les espaces de coworking, le smart building et le smart grid sont des solutions à intégrer dans tous nos projets.

Pour ce qui est de la tour D2, l’agilité de ses espaces va permettre à tout un chacun de participer à ce nouveau bien-être au travail. reste cette vision pour l’avenir : le vivre-ensemble dessinera des espaces intérieurs et extérieurs propres à la rencontre par le biais de jardins partagés, de tiers lieux, d’espaces associatifs, de lieux de formation ou bien encore de cafés culturels ou de cafés vélos. sous le terme de « vivre-ensemble » on réintroduira la nature et le vivant dans la ville et l’architecture.

 

Issu d’une lignée de grands architectes, Anthony-Emmanuel Béchu dirige l’Agence Béchu & Associés, qui a signé nombre de réalisations marquantes telles que la rénovation de l’Hôtel-Dieu à Marseille, de la cité Bergère, de l’Hôtel d’Évreux, du cirque d’Hiver et de l’Olympia à Paris. Présent dans les pays arabes, en Afrique et en Asie, Anthony-Emmanuel Béchu a notamment construit l’École des élites chinoises — l’équivalent de l’ENA— à Shanghai, il a redessiné les portes et les canaux du cœur historique de la ville de Pingyao, dans la province de Shanxi, et s’est permis la fantaisie esthétique de construire, au centre de la Chine, un château de style classique français en pierres venues de France. Militant de la biodiversité dans la ville et des concepts puisés dans l’observation de la nature, il a conçu la tour D2, à La Défense, réalisation d’un genre révolutionnaire.