Politique Internationale — Est-il exact que vous n’ayez pas eu envie de concourir pour le projet de Paris La Défense Arena ?
Christian de Portzamparc — Oui, j’avoue que l’idée même me fatiguait à l’avance. C’est mon équipe qui m’a convaincu « au moins de rencontrer » Jacky Lorenzetti, le président du Racing 92, qui voulait construire un stade de rugby au cœur de l’immense quartier en gestation qu’est La Défense. Lorenzetti est une personnalité hors normes, charismatique, homme d’affaires fondateur de Foncia, entreprise d’administration de biens et de transactions immobilières qu’il a revendue depuis, propriétaire de grands crus classés dans le Bordelais. Il n’y avait que lui pour concevoir un tel projet, et l’on comprend que les autorités des Hauts-de-Seine aient été vivement intéressées par l’originalité de cette proposition qu’il comptait financer lui-même. « Il faut que tu le connaisses, va le voir ! », me disait-on. Et de fait, notre entrevue a été des plus sympathiques, avec une conversation variée. Entre autres, comme nous sommes tous les deux amateurs de voile, nous avons évoqué l’exploit du navigateur Michel Desjoyeaux qui, lors du Vendée Globe 2008, avait dû retourner aux Sables-d’Olonne pour réparer une avarie électrique et de ballast avant de repartir avec quarante heures de retard, en s’exclamant : « Je gagnerai quand même ! » Et tel fut le cas... Si bien qu’en quittant Lorenzetti, je me suis dit : « Bon... bah, je vais le faire, ce concours ! » La première sélection a laissé en concurrence trois agences d’architecture, chacune attelée à un grand promoteur : Bouygues, etc. Nous avions quant à nous été mariés avec Vinci. Le choix de Lorenzetti et de son jury s’est finalement fixé sur nous, sur des critères à la fois fonctionnels et esthétiques.
P. I. — Située entre quatre rues sur le grand axe de La Défense et de Nanterre, immédiatement derrière la Grande Arche, l’Arena est un objet architectural, pourrait-on dire, composite...
C. de P. — Conçu d’abord pour le sport, et tout particulièrement le rugby puisque Jacky Lorenzetti venait de prendre la direction du Racing 92, le bâtiment s’est en effet métamorphosé au fil des études en salle modulable et polyvalente inaugurée à l’automne 2017 par les Rolling Stones qui y ont donné une série de concerts. « L’Arena, c’est Bercy super-bodybuildé », ont aussitôt commenté les rockers. Trente-sept mille places contre seulement dix-sept mille à Bercy. Le stade de France, à ciel ouvert, en compte cinquante mille, quand l’Arena en version sportive couverte arrive à quarante mille. L’endroit est immense, deuxième salle fermée de sport au monde, et première pour le spectacle. Autant dire qu’elle n’a pas d’équivalent. La Défense n’est donc plus seulement un quartier d’affaires, elle est aussi un lieu de loisirs, de divertissement et d’enthousiasme sportif, un rendez-vous obligé des grandes manifestations populaires du Grand Paris.
P. I. — D’où est venue l’idée de cette polyvalence ?
C. de P. — d’un souci de rentabilité. Le seul rugby ne suffisant pas, Jacky Lorenzetti a estimé qu’il fallait s’étendre au spectacle et installer 31 000 mètres carrés de bureaux comme ressource financière secondaire, mais indispensable. L’esthétique, l’unité de tout cela le préoccupait. Il s’est impliqué personnellement jusqu’au bout, jusqu’à avoir une création qui lui plaise, avec une partie travail — les bureaux sont désormais occupés par le Conseil départemental des Hauts-de-Seine — et l’espace sportif et musical culminant à 40 mètres. Pourquoi cette hauteur ? Parce qu’elle correspond au critère récemment agréé par la Fédération internationale de rugby pour pratiquer ce sport indoor que voulait Lorenzetti. C’est ainsi qu’au regard de cette initiative, si d’autres reprennent notre schéma architectural, le rugby pourra être joué même en plein hiver à Moscou ou à Stockholm !
J’ai voulu d’abord adoucir la perception de la masse du bâtiment dans le quartier. Les tribunes représentent en effet un volume considérable, et j’en ai laissé voir le haut qui forme comme un couronnement incurvé en béton blanc. Sous ce couronnement, le dessous des tribunes est occupé entièrement par les foyers, escaliers et buvettes du public dont j’ai traité la façade en coques de verre et d’aluminium bicolore qui rythment la lumière du jour à l’intérieur et composent comme un collier d’écailles.
Une charpente de très grande portée — 150 mètres sur 110 — couvre cet immense espace. On est étonné en entrant par l’ampleur de la salle que l’on ne peut soupçonner de l’extérieur, avec les volumes atténués par les courbures et la lumière réfléchie des écailles. Je ne suis pas seul à observer que la grande douceur extérieure de La Défense Arena surprend par son contraste avec l’immensité que l’on ressent en pénétrant dans la salle, sous les 40 mètres de sa voûte.
Le sol est aménageable en pelouse ou en dalle afin de recevoir tous les sports et toutes sortes de manifestations. En onze heures, en enlevant trois travées de gradins de chaque côté et en installant la scène et les décors, on dégage un monumental lieu de spectacle. L’acoustique comme la visibilité ont fait l’objet d’installations spéciales, notamment d’un écran géant de 1 400 mètres carrés. Et de nuit, la façade des coques de verre illumine le site d’une infinie variation de couleurs.
P. I. — Vous qui avez conçu les formes les plus aiguës pour vos tours de Manhattan, vous voilà tout en courbes et en horizontales. Quel est le lien entre tout cela ? Y a-t-il un style Portzamparc ?
C. de P. — Le style n’étant pas univoque par définition, les gens qui me connaissent bien s’y retrouvent ! Pour une tour de 300 mètres de haut à New York, une cité de la musique de 200 mètres de long à Rio ou un opéra centre de culture sur le bord du lac de Suzhou en Chine, je tiens compte dans chaque cas des spécificités locales : à Rio on construit en béton, à New York, principalement en métal, tout comme à Suzhou. À Séoul, pour l’immeuble Dior qui se trouvait à l’angle d’une rue, j’ai fait usage de coques en fibre de verre.
Il y a la technique, l’économie du lieu, la géographie, les sites. mais on trouve souvent chez moi des obliques ou bien des courbes, une réflexion sur la douceur et beaucoup de travail sur l’espace. Ce qui est entre les bâtiments me préoccupe, que cela soit une rue, une cour, un passage, un dégagement. J’ai longtemps eu de la difficulté à me faire comprendre lorsque j’affirmais être intéressé par le vide de cet entre-deux. Les gens trouvaient cela angoissant. Que signifie le vide ? On ne le voit plus parce qu’on se focalise sur les objets. La défense Arena est une dilatation intérieure, de l’espace vide sous couverture...
P. I. — Aurait-elle pu être construite ailleurs ?
C. de P. — En tout cas pas de cette manière, du fait du site. Le terrain est en rectangle avec en certains endroits des autoroutes qui passent dessous. Il nous a donc fallu accomplir quelques prouesses techniques. Par ailleurs, la relation avec le plan de La Défense et de ce quartier était pour moi essentielle. Dans un très grand stade, on entre par tous les côtés, souvent en fonction de la marque du ticket : porte X, Y ou z. J’ai effectivement prévu des portes latérales, mais j’ai voulu qu’il y ait ici une entrée centrale sur l’axe de La Défense, la grande ligne qui se prolonge jusqu’à l’Arc de Triomphe et au Louvre, une entrée qui soit là comme celle d’un théâtre, avec un vaste hall où le système des coques de verre s’interrompt pour laisser la vision d’une large porte. Il fallait cette adresse principale. C’est une signature dans le lieu La Défense. J’observe qu’après avoir longtemps hésité sur la dénomination du bâtiment — les experts du « naming » s’y sont intéressés — l’option finale s’est portée sur « Paris La Défense Arena ». tout est dit !
P. I. — Vous avez d’autres engagements dans les Hauts-de-Seine : à Boulogne-Billancourt, l’aménagement du cœur de l’île Seguin, entre la Seine musicale et la future fondation d’art contemporain du groupe immobilier Emerige...
C.de P.—Après l’abandon d’un premier projet présenté par Bolloré et Vivendi, j’ai en effet été choisi pour être le coordonnateur d’un ensemble architectural de six îlots de bureaux, trois pour le promoteur Hines, trois pour Vinci. Ils seront disposés de façon symétrique, sur une longueur de 350 mètres scindée par une rue principale centrale de 15 mètres de large. Chacun aura son architecte, donc six en tout, et chacun avec sa sensibilité propre. Côté Boulogne, trois agences françaises : Chartier-Dalix, XTU et 2Portzamparc. Côté Meudon : le Britannique Richard Rogers (Rogers Stirk Harbour + Partners), le Français Franklin Azzi et le Japonais Sou Fujimoto, lequel concevra une petite tour de 60 mètres dont la vocation sera d’éviter le « phénomène d’île plate » et d’apparaître tel un « signal » répondant à la Seine musicale. Être architecte coordinateur, c’est diriger un zoo !
P. I. — « Un zoo », dites-vous ?
C. de P. — Mais oui, il y a une fatalité. si vous mettez plusieurs architectes créatifs ensemble, vous avez un zoo peuplé d’animaux de caractère qui chacun veut exprimer son ego. Aucun ne souhaite se fondre avec celui d’à côté. Aussi convient-il de coordonner l’ensemble avec un souci d’harmonie dans la diversité. Il faut une vision globale. dans la vue d’ensemble, et pour la rue intérieure au quartier, il faut éviter l’ennui. Là, les constructions peuvent se différencier et faire apparaître comme une promenade pittoresque. Je risque ce mot, car un ouvrage en commun, c’est un travail sur les formes, les couleurs, les matières, les rythmes.
Côté jardin et côté Seine, un unique bâtiment de bureaux de 40 mètres de haut sur 350 mètres de long serait déplaisant à l’œil. On se demanderait quel souverain prétendrait ériger son palais. On a donc travaillé de sorte qu’il y ait côté Seine une base très régulière en longueur avec le même matériau pour les trois projets et, au-dessus, une terrasse, comme un pont de bateau, qui supporte des bâtiments qui, eux, sont variés. Il y aura des espaces de vie, des commerces, des restaurants, des lieux événementiels, différentes formules de bureaux et d’emplacements de travail à distribuer côté rue, côté jardin et bords de Seine. Hines et Vinci ont souhaité, à cet égard, avoir des formules différentes afin de s’adapter à leurs clients, acheteurs et locataires.
Pour ce regard d’ensemble, les architectes avec qui nous travaillons ont tous été extérieurement enthousiastes — dans le fond, peut-être mi-enthousiastes —, mais ce fut une belle coordination puisque la continuité a été trouvée entre nous ! Sur la rue centrale, j’accepte beaucoup de variétés, pour que se renouvelle sans cesse la curiosité, avec des magasins, des vitrines, des lieux de loisir, et qu’on ne se dise pas que c’est un interminable couloir où l’on n’a pas envie de s’aventurer. Élément de charme notable, il y aura deux grandes transparences de 20 mètres de large. D’un côté, un jardin tourné vers Meudon dessiné par le paysagiste Michel Desvigne, avec des reliefs et des pentes. De l’autre côté, une transparence sur la Seine, avec une promenade en bas. Ces deux travées de lumière ont été longuement négociées : les plans de masse avec gabarits, hauteurs, largeurs et descriptifs sont le résultat d’une sorte de « traité de paix » volumétrique tracé par l’urbaniste François Leclercq entre les habitants des communes avoisinantes et l’aménageur SPL Val de Seine Aménagement représentant Boulogne. Par le bais d’associations très impliquées, le voisinage est extrêmement vigilant quant à ce qui peut être construit sur l’île Seguin. C’est un site d’exception, qui porte une valeur symbolique. Je parle donc d’un « traité de paix », avec certains points dûment revus, qui ont abouti à une acceptation globale des idées présentées. Si tout va bien, avec apurement de tout éventuel recours, établissement des dossiers et deux ans de travaux — pour peu qu’ils soient vivement diligentés —, selon ce calendrier optimiste, on peut espérer une livraison juste avant les Jeux olympiques de 2024... Si l’initiative était publique, cela prendrait trois ans de plus !
P. I. — À vous entendre, vous voici à l’opposé de la charte d’Athènes de Le Corbusier qui, en 1933, posait les fondements de l’architecture moderne...
C. de P. — Oui. L’article 8 de cette fameuse charte entendait interdire la rue, comme ne correspondant plus au principe industriel nouveau. Pour Le Corbusier, la rue, lieu de mélange où l’on trouvait de tout, relevait d’un artisanat archaïque, inefficace et désordonné. Il l’a donc remplacée par la séparation des voiries pour la grande vitesse, des dessertes pour la petite vitesse, avec des zones encloses, des zones où l’on habite, d’autres où l’on travaille et traite ses affaires bancaires, d’autres encore où l’on se divertit, où l’on fait du sport, pour se déplacer de l’une à l’autre en voiture. Ce modèle n’est à l’évidence plus le nôtre. La charte d’Athènes appartient à un passé qui a beaucoup construit, mais l’idée était sérielle, répétitive, et l’on a compris assez tard le caractère schématique de cet urbanisme. L’historienne des théories et des formes urbaines et architecturales Françoise Choay nous a ouvert les yeux dès le milieu des années 1960 avec son livre L’Urbanisme, utopies et réalités. Sans critiquer de front Le Corbusier — c’était quasi interdit à l’époque —, elle a présenté l’opposition entre les urbanistes qu’elle appelle « culturalistes », adeptes du retour à la nature, notamment des cités-jardins, et les « progressistes », thuriféraires de l’industrialisation. Tous ceux qui ont cherché à porter un mode de vie plus doux ont été écrasés par ce progressisme d’essence totalitaire. Romain Rolland, qui résidait à Vézelay, raconte dans son journal comment Le Corbusier lui avait rendu visite au cours d’une étape d’un de ses voyages entre Paris et Vichy durant la guerre. Je le cite ici de mémoire : « Le Corbusier est venu, il est sympathique. un peu excité avec toutes ses idées. Il me dit : “C’est formidable cette guerre, il faut que ça sorte, ça va nous raser toutes ces vieilleries. On va pouvoir construire !” Et il m’explique que ses grands projets qu’il a sur les villes vont enfin pouvoir se réaliser... » C’est cela aussi, Le Corbusier.
L’urbanisme doit être un humanisme. Et, dans cette perspective, l’architecture ne saurait en être dissociée. Certains n’ont pas cette vision, considérant qu’ils répondent à un client et que le reste est du domaine de l’administration ; mais l’urbain strictement inféodé aux réseaux techniques et à leurs concepteurs entraîne une perte de l’échelle humaine. dès lors qu’on aborde la question de la ville, on parle de sociologie et d’histoire, je dirai même de littérature, de voyages et de souvenirs. Avez-vous remarqué que la sensibilité à l’espace est quelque chose qui disparaît dans notre monde ? Nous avons une « intelligence langage » de plus en plus développée, et cela de façon exponentielle avec le numérique. Pourtant, nous naissons êtres d’espace avant que de langage. des êtres qui profitent d’un terrain de jeu, qui sont intéressés par leur logement, qui ont des besoins vitaux par-delà le verbe. Beaucoup de gens gomment l’être d’espace en eux. Quand je présente un projet, il m’arrive d’observer que certains clients ne regardent pas la maquette, car ils ne savent pas trop comment l’appréhender...
P. I. — Que direz-vous, à ce propos, de la maquette qui se trouve devant nous ?
C. de P. — Que c’est un projet en gestation pour La Défense : les tours Sisters, pour le groupe d’immobilier commercial Unibail- Rodamco-Westfield. La tour Phare initialement conçue par l’Américain Thom Mayne devait atteindre 297 mètres de haut, mais la perspective en a été abandonnée. J’ai donc proposé un bâtiment plus bas, divisé en deux, avec un hôtel et des bureaux. C’est une vertu que de mettre un hôtel, donc du logement, sur l’esplanade même de La Défense, en face du CNIT, immédiatement à droite de l’Arche. Entre les deux tours, au sol, on sauvegardera la passerelle Carpeaux qui mène à Courbevoie : de dix à trente mille personnes l’empruntent chaque jour pour prendre le métro — mobilité et lien urbain... Ce sont des bâtiments souples, incurvés, en double silhouette : une grande sœur et une petite sœur, respectivement de 229 et 131 mètres de haut. un pont les relie à partir du sommet de la plus petite, avec terrasse, restaurant et piscine. On montera à 100 mètres pour déjeuner avec une vue panoramique, et, par beau temps : l’azur, l’azur, l’azur !
Architecte et urbaniste, Christian de Portzamparc dirige avec son épouse Elizabeth de Portzamparc — architecte franco-brésilienne — l’agence 2Portzamparc. Lauréat de nombreux prix, notamment le Pritzker 1994, le grand prix de l’urbanisme 2004 et le Praemium Imperiale 2018 (attribué par la famille impériale du Japon au nom de l’Association japonaise des Beaux-arts), il a conçu, entre autres, la Cité de la musique à Paris, la Cidade das Artes à Rio de Janeiro, trois tours à New York dont la tour LVMH, le Quartier Masséna à Paris, le musée Hergé à Louvain-la-Neuve et, à La Défense, la tour Granite, ainsi que la salle de sport et de musique Paris La Défense Arena, inaugurée à l’automne 2017. « L’architecture commence avec un dessin », dit-il. Il est l’auteur de : Les Dessins et les jours, ouvrage qui retrace l’ensemble de son œuvre (Somogy, 2016). Il a également publié avec Philip Jodidio, en anglais : Portzamparc Buildings, Rizzoli New York, 2017.