Les Grands de ce monde s'expriment dans

Le style Sèvres

La Vallée de la culture est un grand projet — on l’a vu dans l’entretien liminaire que nous a accordé Patrick Devedjian — qui court tout au long de la boucle de la Seine, d’Issy-les-Moulineaux à Nanterre. De cette partie du fleuve qui structure le département, le Conseil départemental a fait une scène de loisirs et de pratiques culturelles permanente pour tous, avec des concerts, du théâtre, des expositions, des installations, des parcours sportifs, des promenades touristiques, des jeux pour les enfants, des restaurants, des commerces liés à l’art et à la culture. L’ambition est aussi éducative et sociale : l’égalité des chances et la solidarité passent par un accès de tous, dès le plus jeune âge, à la culture. Pour illustrer plus précisément cette richesse, nous avons choisi trois thèmes : la Cité de la céramique — musée et manufacture de Sèvres, pour sa grande tradition, ses créations, et son aura internationale ; la Seine musicale située sur l’île Seguin, qui, en quelques années, est devenue un centre majeur de l’art musical classique et contemporain en France ; enfin, pour son inventivité, son dynamisme, et son aspect ludique, La Tour aux figures de Dubuffet, ou l’histoire d’une miraculeuse renaissance. la parole est donc, en tout premier lieu, à Romane Sarfati, qui nous ouvre les portes de « Sèvres ».

Politique InternationaleVous présidez depuis maintenant six ans aux destinées d’une vénérable vieille dame. À quand, au juste, remonte la manufacture de Sèvres ?

Romane Sarfati — Tout a commencé en 1740 dans une tour du château de Vincennes, un peu comme une start-up d’aujourd’hui.

À l’époque, les enjeux d’innovation et de recherche étaient déjà présents, avec une compétition économique autour d’objets d’art en porcelaine importés d’Asie, puis d’Allemagne. Les aristocrates raffolaient de ces bibelots perçus comme précieux. L’idée de fabriquer des porcelaines fines en France n’a pas tardé à s’imposer. Une fois la technologie maîtrisée, il a fallu se procurer la matière première. Chercheurs et chimistes mirent plusieurs dizaines d’années avant de trouver du kaolin. Ce fut chose faite en 1768 à Saint-Yrieix-la-Perche, près de limoges.

À l’origine, il s’agissait vraiment d’une petite entreprise dans laquelle le roi a beaucoup investi en raison de ses liens avec Mme de Pompadour, laquelle a personnellement encouragé les premiers pas de cette activité. En 1756, la manufacture s’installa à Sèvres, ville idéalement située sur la route entre Paris et Versailles pour les membres de la Cour qui venaient y faire leurs achats.

P. I. La manufacture se trouvait-elle déjà à son emplacement actuel ?

R. S. — En 1876, la manufacture s’est déplacée vers la Seine, sur une parcelle du parc de Saint-Cloud, où un bâtiment fut construit pour abriter le musée créé en 1824 par Alexandre Brongniart, le fils du célèbre architecte. À l’origine, la collection du musée a été conçue pour les artisans : elle devait les aider à trouver de nouvelles sources d’inspiration au contact de céramiques de toutes provenances et de différentes époques, sur le plan aussi bien formel et technique qu’iconographique. Dans ces années-là, la mode est à l’antique, comme en témoigne la collection de Vivant Denon.

P. I. L’histoire de la manufacture épouse l’histoire de France...

R. S. — La manufacture dépend du pouvoir royal, puis impérial car elle répond à leurs commandes. Chaque souverain vient y puiser ce qui va participer au prestige de l’État. C’est une tradition qui perdure même si les fastes de la République sont plus modestes. Nous continuons à travailler pour l’Élysée et Matignon. Et nous fournissons des cadeaux diplomatiques. Nous sommes l’un des instruments du soft power à la française avec des pièces de décoration spectaculaires comme ce vase de Pierre Soulages dont nous avons un exemplaire en dépôt à l’Élysée et un autre dans la résidence de l’ambassadeur de France au Japon.

P. I. Peut-on parler de « trésor national » ?

R. S. — Absolument. C’est un trésor national vivant ou plutôt une série de trésors vivants qui comprennent la matière, les gestes et les savoir-faire, mais aussi les œuvres. En France, il n’y a pas de trésors nationaux comme au Japon. Nous avons les maîtres d’art et les manufactures nationales. La relation entre nos deux pays est d’ailleurs intéressante. Nous travaillons beaucoup avec les Japonais et, comme eux, nous sommes très attachés à la transmission et à la reconnaissance du patrimoine immatériel.

P. I. Quel est le statut de la manufacture ?

R. S. — Nous sommes un établissement public administratif qui regroupe la manufacture nationale de Sèvres et le musée national de céramique de Sèvres. Y est également intégré le musée Adrien-Dubouché à Limoges. Il y a là deux territoires avec des enjeux différents.

Sous la tutelle du ministère de la Culture, nous sommes chargés d’assurer des missions de service public de création artistique, de production d’objets en porcelaine et de transmission des savoir-faire et des techniques hérités du XVIIIe siècle. Nous exerçons aussi des missions d’enrichissement, de conservation et de diffusion de nos collections auprès de tous les publics. La richesse de nos savoir-faire et de nos collections fait de nous une institution unique au monde.

J’ajoute que nous vendons la majorité des pièces produites par la manufacture, ce qui permet de compléter notre financement. Le but est de diffuser ce que nous fabriquons à Sèvres auprès d’amateurs et de collectionneurs. Nous avons un showroom à Sèvres et une galerie à Paris ; nous participons aussi à des salons ou à des foires comme la FIAC.

P. I. — Comment cette mission de transmission se matérialise-t-elle ?

R. S. — La transmission s’opère par la voie de l’apprentissage. Nous avons une école, l’École de Sèvres, qui forme de nouveaux apprentis, environ cinq par an, dont le rôle est de prendre la relève des artisans qui partent à la retraite. La formation initiale se déroule en deux ans. Elle prépare au diplôme de brevet des métiers d’art et au concours de technicien d’art, à l’issue duquel ils deviendront officiellement techniciens d’art à la manufacture de Sèvres. Il est essentiel pour nous que ces jeunes gens soient très motivés et qu’ils soient prêts à s’inscrire dans une longue démarche au cours de laquelle ils apprennent leurs futurs métiers auprès de leurs maîtres d’apprentissage. En parallèle, ils bénéficient d’autres enseignements comme le dessin, l’histoire de l’art, la chimie... Le talent est fondamental bien sûr, mais l’attitude et la rigueur sont très importantes aussi. Rien n’est inné. Le vrai défi est d’en faire des experts dans leur domaine, c’est-à-dire l’un des 27 métiers auxquels nous les préparons pour quarante ans de carrière. Aujourd’hui, il est de plus en plus important d’avoir des artisans qui connaissent l’ensemble de la chaîne de production. Cette vision globale leur permet de mieux apprécier la place de leurs savoir-faire au sein du collectif et du processus de fabrication. Ce qui importe, en fin de compte, c’est le savoir- être et le savoir-vivre afin d’être à l’écoute des autres, dans une démarche de compréhension et d’échanges mutuels. C’est, pour nous, un enjeu fort de management.

P. I. Sur quelle base les candidats sont-ils sélectionnés ?

R. S. — Le processus de recrutement est lancé chaque année au printemps. Les candidats envoient un dossier de candidature qui comporte un dossier artistique, un CV et une lettre de motivation. Les jeunes dont le dossier a été retenu par le jury sont reçus en entretien où l’on évalue leur envie et leur parcours. Ils passent ensuite une épreuve artistique, en modelage ou en dessin selon le métier auquel ils se destinent. Ils sont reçus suivant leur classement.

P. I. La manufacture de Sèvres n’a pas fini de faire rêver...

R. S. — Notre chance, c’est le prestige qui s’attache au nom de Sèvres. Les gens nous connaissent. Ils sont souvent passés devant le musée sans y entrer. Le public a même vu du Sèvres sans être venu à Sèvres, car on peut découvrir nos œuvres dans les plus grands musées du monde, à commencer par le Louvre ou le château de Versailles. Notre image est certes très attachée à l’Histoire, au prestige du pouvoir et à l’art de vivre français, mais nous sommes avant tout une institution vivante, très vivante, riche de ses 120 artisans d’exception et des œuvres d’art qu’elle fait naître. sèvres, je l’ai dit, repose sur un savoir-faire hérité du XVIIIe siècle et sur lequel s’appuient aujourd’hui des artistes et des designers qui viennent créer de nouvelles œuvres. C’est une expérience inouïe pour les créateurs, magique aussi pour nos visiteurs.

P. I.Sous l’impulsion du département des Hauts-de-Seine, le territoire sur lequel est implantée la Cité de la céramique est en train d’opérer une mue spectaculaire. Comment voyez- vous cette évolution ?

R. S. — C’est une chance pour nous. Beaucoup de personnes savent que nous sommes là mais pas forcément ce qui se passe derrière nos murs. Nous sommes déjà très accessibles en tram et en métro. Grâce aux travaux d’aménagement entrepris par le département, notre territoire immédiat va devenir une véritable destination de loisirs et de culture, avec le parc de saint-Cloud, la base nautique et un futur centre aquatique. Un cadre très propice au ressourcement.

P. I. D’autres aménagements sont-ils prévus ?

R. S. — Nous nous situons dans une zone avec une emprise urbaine assez forte. Des travaux de requalification sont programmés à l’horizon 2025. L’objectif est de réinventer l’environnement autour de la manufacture en favorisant les mobilités douces. J’espère aussi que nous pourrons rénover le musée afin d’offrir un autre parcours muséographique et de faire entrer le public dans les coulisses de la manufacture. L’enjeu est de continuer à transformer notre image.

P. I. — Je crois savoir que Patrick Devedjian était très impliqué dans cette démarche...

R. S. — La disparition de Patrick Devedjian a été un vrai choc. Il avait une vision et une véritable ambition pour la culture dans son département. Sensible au caractère exceptionnel de notre patrimoine et conscient de l’importance de notre institution pour le rayonnement de son territoire, il nous a toujours accompagnés dans nos projets. J’espère que le département assurera la continuité de ce qu’il a initié. son ambition s’est concrétisée avec la seine musicale, la rénovation du musée-jardin Albert-Kahn, le projet de musée du Grand siècle et notre future voisine, la Cité des métiers d’art et du design qui va bientôt voir le jour. Cette résidence d’artisans d’art et de designers sera installée dans un bâtiment à côté du nôtre. Les travaux devaient commencer au printemps avec une inauguration en septembre 2021 mais, compte tenu des retards pris en raison du confinement, il est probable que le calendrier sera décalé.

P. I.Peut-on parler d’un style Sèvres ?

R. S. — Cette question appelle plusieurs réponses. la manufacture a contribué aux styles de toutes les époques. Je parlerais plutôt de plusieurs styles. Dès le XVIIIe siècle, la manufacture est là pour impressionner, pour montrer ce que la France fait de meilleur. Elle incarne l’évolution du goût français et l’innovation technique dans le champ des arts décoratifs, et cela jusqu’au début du XXe siècle. Deux lignes distinctes ont été développées : une très élégante, subtile et pure liée à la matière qu’est la porcelaine de Sèvres, blanche, fine, translucide et raffinée ; une autre qui correspond aux goûts successifs de l’extravagance et des défis comme le Vaisseau à mât (appelé aussi Folie Pompadour) que l’on retrouve au louvre, au Metropolitan Museum à New York ou à la Wallace Collection de Londres. Le style est rococo sous louis XV, puis d’inspiration antique sous louis XVI avec une pièce comme le Bol-Sein. Le style devient monumental sous le Second empire avec des formats impressionnants, notamment pour les expositions universelles de la fin du XIXe siècle. Le vase Neptune de plus de 3 mètres de haut que l’on peut découvrir dans les salles du musée en est un exemple. Au XXe siècle, l’Art nouveau et l’Art déco sont des mouvements très importants pour Sèvres qui contribue largement à leur essor à travers Alexandre Sandier, puis Jacques-Émile Ruhlmann dont on continue de produire des objets encore de nos jours.

P. I. Et aujourd’hui ?

R. S. — À partir des années 1960, lorsque André Malraux relance la manufacture, il n’y a pas de style Sèvres à proprement parler, mais un foisonnement de formes et de couleurs rendu possible par la maîtrise des défis techniques et artistiques. On va inviter de très nombreux artistes de la scène française et internationale comme Calder, Poliakoff, Arman, Louise Bourgeois... Cette dynamique s’est renforcée depuis le début du XXIe siècle avec Soulages, Lee Ufan, Penone, Toguo, Hyber ainsi que de grands designers français, hollandais, japonais ou italiens comme Sottsass ou Branzi et, plus récemment, Matali Crasset. Dans le cadre de nos partenariats avec le prix Marcel Duchamp et avec le festival Design Parade, nous invitons aussi de plus jeunes créateurs. Notre politique est d’associer des artistes et des designers pour sans cesse dépasser les limites de la porcelaine et promouvoir la céramique comme médium artistique. Bien souvent, ils n’ont jamais touché la céramique.

P. I. Sèvres ne se limite donc pas aux arts de la table ?

R. S. — Bien sûr, la manufacture de Sèvres est célèbre dans le monde entier pour ses services de table ou ses vases. Mais nous produisons aussi des sculptures, des bijoux et des projets de commandes monumentales destinés à l’espace public. Notre travail est d’une très grande diversité avec un potentiel de formes et de couleurs unique. Nous disposons d’une palette de plus de mille coloris. Et notre laboratoire continue à en créer au gré des besoins et des demandes des artistes avec lesquels nous collaborons.

P. I. Combien de personnes travaillent à Sèvres ?

R. S. — Il y a 200 personnes à Sèvres, dont 120 artisans, qui exercent 27 métiers, c’est-à-dire 27 savoir-faire spécialisés. Nous veillons à ce que tous les ateliers, qui comptent jusqu’à 10 artisans, soient occupés afin de transmettre l’intégralité des savoir-faire.

Toutes nos pièces sont réalisées à la main à Sèvres, de A à Z. Nous partons des matières premières, du quartz, du feldspath et du kaolin. Tout commence au laboratoire qui travaille sur les différentes formules et sur les pâtes de porcelaine, lesquelles sont ensuite fabriquées au moulin. À certains égards, nous sommes très proches d’un métier comme la pâtisserie. Puis le laboratoire et le moulin approvisionnent les différents ateliers en pâte et en couleurs. Selon le type de pièces que l’on veut créer, on sollicite un mode de fabrication ou un autre : le tournage, le moulage ou le coulage. Puis se succèdent plusieurs étapes : les fours et les décors comme la peinture ou la pose des couleurs, notamment le fameux bleu de Sèvres et ses trois couches successives.

Ce qui fait la magie de nos métiers d’art, c’est la répétition du geste parfaitement maîtrisé mais toujours réinventé dans le dialogue avec les artistes et les designers. Chaque fois, ce sont de nouveaux challenges pour les artisans.

P. I.Comment la crise du coronavirus vous a-t-elle affectés ?

R. S. — Nos sites de Sèvres et de limoges ont été fermés. Nous ne pouvions plus accueillir de visiteurs et nous ne pouvions plus produire. L'impact humain a été très important. Certains services pouvaient continuer en télétravail, les conservateurs, les équipes de développement et les administratifs. Nous avons essayé de maintenir le lien avec les 240 personnes membres du personnel de l’établissement grâce à une lettre interne hebdomadaire qui racontait ce qui se passait encore sur nos sites, nos activités à distance et l’organisation de la reprise.

Nous avons profité de cette période pour nous développer dans le digital et mettre en place une programmation quotidienne sur les réseaux sociaux avec, chaque jour, un nouveau hashtag autour des savoir-faire, des créations ou de la découverte d’objets secrets... Cela nous a permis de rester en contact avec nos visiteurs fidèles et de conquérir de nouveaux publics en donnant l’image d’une institution dynamique et créative.

P. I. Combien de visiteurs accueillez-vous chaque année ?

R. S. — La relation et la transmission au public sont fondamentales. Selon la programmation, la fréquentation est variable, oscillant entre 50 000 et 100 000 visiteurs, essentiellement des amateurs. L’enjeu, pour nous, est de toucher un public plus jeune et plus nombreux.

Nous savons que 2020 ne sera pas simple, mais nous fondons beaucoup d’espoir sur « À table, le repas tout un art », l’exposition qui ouvrira le 17 novembre prochain et qui nous permettra, après la période de confinement, de créer des espaces de partage autour du repas gastronomique des Français, classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Nous présenterons mille pièces, dont des chefs-d’œuvre tirés de nos collections. Ce sera l’occasion d’une programmation riche en débats et en rencontres avec des chefs et des designers qui pourront se frotter à un public jeune et familial. Après la crise sanitaire, nous aurons tous à cœur d’être ensemble autour des notions de plaisir et de partage.