Près de sept cents films ont été réalisés dans les studios de Boulogne-Billancourt, Courbevoie, La Garenne-Colombes et Neuilly-sur-Seine. Haut lieu du 7e art et de la télévision pour ses infrastructures de tournage, le département des Hauts-de-Seine offre aussi aux réalisateurs des cadres naturels, forestiers et urbains (Meudon, Ville-d’Avray — les fameux Dimanches de Ville-d’Avray — Antony, Bagneux, Courbevoie, Châtenay- Malabry, etc.), ainsi qu’un décor d’exception avec La Défense. Filmé dans les premières tours des années 1960 par Jean-Luc Godard, Alphaville est un thriller de science-fiction. Le Chat, de Pierre Granier-Deferre, avec Simone Signoret et Jean Gabin, se situe dans l’enfer des démolitions des derniers quartiers insalubres. Stupeur et Tremblements d’Alain Corneau — adaptation du roman d’Amélie Nothomb — métamorphose La Défense en quartier d’affaires japonais de l’après-2000...
Des années 1960 à nos jours, citons au fil des décennies : Playtime de Jacques Tati, Peur sur la ville d’Henri Verneuil, L’Aile ou la cuisse de Claude Zidi, Mort d’un pourri de Georges Lautner, Jusqu’au bout du monde de Wim Wenders, 99 Francs de Jan Kounen, Truands de Frédéric Schoendoerffer, Le Vilain d’Albert Dupontel, Coco de Gad Elmaleh...
Pour évoquer un pouvoir politique en phase avec le nouveau siècle dans un Paris en radicale rupture avec la ville-musée que l’on connaît, le réalisateur Ziad Doueiri a choisi La Défense pour sa série télévisée Baron noir, diffusée sur Canal +, où Niels Arestrup campe le futur chef de l’État.
Rien d’étonnant non plus à ce que le bureau du préfet des Hauts-de-Seine ait accueilli Jeux d’influence, série diffusée en 2019 sur Arte. À Nanterre, avec vue panoramique au 24e étage d’une tour d’André Wogenscky datée de 1973, il offre ses boiseries sombres et précieuses et son look futuriste qui en font l’un des lieux référencés dans la base de données des décors potentiels du ministère de l’Intérieur. Au cours de la décennie 2010-2020 y ont été tournés La Loi de la jungle d’Antonin Peretjatko, la série Au service de la France de Jean-François Halin et Jean-André Yerlès, le long-métrage Victoria de Justine Triet et L’Intervention de Fred Grivois.
Enfin, c’est un regard résolument poétique que porte sur La Défense Hervé Mimran dans Tout ce qui brille — son premier long métrage qu’il a cosigné avec la réalisatrice, scénariste et actrice Géraldine Nakache —, dont il évoque ici le tournage.
Politique Internationale — Pouvez-vous nous résumer en quelques mots le « pitch » de votre film ?
Hervé Mimran — C’est une comédie et une peinture sociale qui racontent les tribulations de deux banlieusardes âgées de tout juste vingt ans, Ely et Lila, interprétées par Géraldine Nakache et Leïla Bekhti, qui tentent de s’immiscer dans le monde luxueux des bourgeoises du 16e arrondissement. Tout ce qui brille est un titre des plus limpides : ce qui brille les attire, les fascine, sans que cela soit toujours de l’or. Pour autant, dans leurs fantasmes, ce n’est qu’au cœur de la capitale, dans les quartiers chics où les femmes sont riches et belles, maquillées et parfumées grand luxe, où elles mangent des pâtes au citron, boivent du champagne et portent des escarpins piquetés de strass, que doit se trouver la « vraie vie ». Pas celle qu’elles subissent dans la grisaille de leur banlieue, « à dix minutes de Paris ». Habitant dans une cité de Puteaux, c’est à partir de l’esplanade de La Défense qu’elles ont en ligne de mire leur terre promise. Ce décor était donc essentiel à notre scénario.
P. I. — Quel regard le cinéaste que vous êtes porte-t-il sur ce quartier ?
H. M. — N’étant pas parisien d’origine — j’ai grandi à Marseille —, c’est par le biais d’un film, Buffet froid de Bertrand Blier, que j’ai découvert La Défense. Ce long-métrage sorti en 1979 — j’étais très jeune et Géraldine n’était même pas née ! — témoigne d’un quartier alors en pleine construction, sorte de no man’s land périurbain, angoissant, labyrinthique, avec nombre de scènes nocturnes où se meuvent des êtres grinçants, grotesques, décalés, à la lisière du crime. C’est d’autant plus loin de mon propre univers que, par-delà l’œuvre, l’imaginaire et les intentions de Bertrand Blier, tout a changé à La Défense. Quand je m’y suis rendu « pour de vrai », moi qui suis fasciné par les villes nouvelles et, particulièrement, l’architecture contemporaine, j’ai découvert, avec le décalage de plusieurs décennies, un décor que l’on pourrait au premier regard croire déshumanisé mais où, bizarrement, tout demeure très humain, car la vie y est nichée dans de multiples recoins. Il faut envisager ce quartier avec le recul du temps. La mauvaise réputation dont il a longtemps été victime est un fantasme ancien, inhérent à l’uniformité du béton, au caractère quasi misérable des barres d’immeubles des banlieues avoisinantes, ainsi qu’au cloisonnement de l’existence programmé par l’urbanisme de l’époque Le Corbusier. Aujourd’hui, c’est tout le contraire : le panorama global de ce quartier, c’est le miroitement de la glace et de l’acier, les formes élancées et audacieuses, toutes choses que l’on retrouve à Tokyo ou à New York, où les gens vivent intensément. Ce vaste espace avec ses flèches tendues vers le ciel et ses tout récents bâtiments aux courbes douces confine à la beauté pure. Une fois passé le stade de l’intimidation — parce qu’on est tout petit à côté — on ressent quelque chose de presque mystique dans cette architecture de cathédrales de verre.
P. I. — Cette dimension spirituelle se retrouve dans les scènes que vous y avez tournées, qui apparaissent tels des interludes entre ciel et terre...
H. M. — C’est exact, car il n’y a pas, alors, d’action proprement dite. Le RER est pour nos deux jeunes filles le seul moyen de se rendre à Paris, le parvis est un lieu de passage obligé ; or elles vont en faire une halte de prédilection. Assises au soleil, au bord du plan d’eau de la fontaine Agam, elles bavardent de façon intime. Elles se querellent, se taquinent, éclatent de rire, montent des coups, réfléchissent. Entre l’immensité du parvis où passent des volées de pigeons et la caverne luxueuse et illuminée des Quatre Temps, elles sont dans un espace intermédiaire, mais dénué de toute angoisse, aussi spécifique que la zone tampon qui sépare les deux Corées : une coulée verte entre deux lignes de barbelés devenue terrain démilitarisé, espace de gambade pour les lapins et refuge pour les oiseaux, sans prédateurs ni règles. Entre Paris, Ville lumière, et leur cité de Puteaux, elles y vivent des instants privilégiés, comme en apesanteur, dans un souffle de liberté, tandis que les gens affairés passent sans leur prêter attention. Cent quatre-vingt mille personnes bossent à La Défense, employés et « executives », en flots serrés, filant du RER et des passerelles aux bureaux, restos, bars et fast-foods. Ely et Lila sont indissociables de La Défense. Lorsqu’elles squattent dans la galerie marchande le banc réservé aux femmes enceintes et aux mères d’enfants en bas âge, ce lieu leur appartient. Elles en chassent vertement, sans réserve aucune, celles qui voudraient s’y asseoir à leur place. C’est une pause dans le récit lui-même. Le temps, aux Quatre Temps, est suspendu.
P. I. — Avez-vous des souvenirs particuliers du tournage ?
H. M. — Quand j’y songe, l’image qui me vient aussitôt à l’esprit est celui de notre extrême jeunesse. C’était il y a dix ans sonnés. Nous avions l’impression de jouer notre destin. C’est bizarre, sans doute, mais c’est ainsi. Jean-Pierre Melville l’a dit avant moi : « Je crois qu’il faut faire un premier film avec son sang. » J’étais particulièrement inquiet des complications de tournage, non pas pour les autorisations, mais pour les contraintes matérielles et tout ce qui touchait à la sécurité. L’équipe était épuisée par les difficultés d’accès en voiture et en camion. Il fallait transbahuter chaque jour le matériel, le pousser matin et soir. Sans compter les surprises. Un jour, en fin de matinée, lors d’une scène avec nos deux actrices face à la grande fontaine, voilà que, brusquement, les soixante jets d’eau décroissent et s’affalent. En fait, cela s’arrêtait à midi. On ne l’avait absolument pas prévu. Gros problème pour être raccord. Il a fallu attendre que le préposé aux vannes revienne d’un déjeuner qui nous a semblé interminable. Ce sont des aléas de débutants qui vous marquent à jamais. C’est là qu’on s’aperçoit qu’on ne sait rien.
P. I. — Vous avez situé les domiciles de Lila et d’Ely dans la cité Lorilleux, à Puteaux. Comment s’est opéré ce choix ?
H. M. — C’est effectivement l’adresse qu’on peut lire sur l’enveloppe d’une lettre que reçoit Lila, mais, en vérité, pour des raisons esthétiques, nous avons tourné ailleurs. Lorilleux est une enfilade d’habitations à loyers modérés bâtie dans les années 1950- 1960 sur les terrains d’anciennes imprimeries appartenant à Charles Lorilleux, industriel et maire de Puteaux à la fin du XIXe siècle. Notre problème était que cet ensemble en briques rouges, avec ses longues allées verdoyantes, s’apparentait plus à une cité-jardin qu’à un bloc bétonné des banlieues. Il fallait retrouver l’archétype conforme à l’imaginaire populaire : une barre façon Le Corbusier.
Il y avait quelque chose de trop convivial, de trop cool. On n’aurait pas saisi pourquoi nos deux héroïnes voulaient à toute force s’en tirer. Nous avons donc tourné à La Courneuve... Une cité très tranquille, pour le coup ! Nous nous y sommes pointés avec une certaine appréhension. Pour peu que certains s’intéressent de près à l’histoire, cela pouvait être mal pris. En fait, les gens étaient adorables et on n’a eu aucun problème.
C’est marrant et intrigant, ce phénomène de l’identité au sein des banlieues. Moi qui ai vécu et grandi en province, quand on me demandait d’où je venais, je répondais : « Marseille. » Mais les gens de la région parisienne se disent tous de Paris, pour un peu plus de deux millions d’habitants intra-muros, contre dix en périphérie. En vacances, personne ne dit : « Je viens de Puteaux, de Melun ou de Gif-sur-Yvette », mais « de Paris », comme si la capitale aimantait tout le monde. D’où la frénésie d’Ely et de Lila d’abolir ces maudites dix minutes qui les en séparent. Pour nous qui sommes plus âgés qu’elles, c’est dérisoire, cela ne change évidemment pas la vie. Mais, pour elles, à vingt ans, il est essentiel d’être là où elles doivent être, et non pas à côté de leur propre existence.
P. I. — Vos deux actrices principales sont elles-mêmes nées dans les Hauts-de-Seine...
H. M. — Mais oui, Géraldine est née à Suresnes et Leïla à Issy- les-Moulineaux. Lorsqu’on a commencé à écrire le scénario avec Géraldine, elle venant de la banlieue et moi de la province, nous nous sommes aperçus de la similitude de nos problématiques : un même complexe face à la capitale, une impression de décalage.
P. I. — C’est peut-être aussi la clef du succès : pour Géraldine et vous, le Prix spécial du jury à l’Alpe-d’Huez, et l’Étoile d’Or du meilleur premier film. Pour Leïla Bekhti, l’Étoile d’Or de la révélation féminine, ainsi que le César du meilleur jeune espoir féminin. On pourrait y ajouter un prix de la prescience : vous avez décrit La Défense il y a dix ans en saisissant les lignes de force de ce qu’elle est aujourd’hui.
H. M. — Au moment de la conception du scénario, nous nous sommes rendus sur place pour voir comment tout cela fonctionnait, les gens, les souterrains, les espaces, les passerelles. En vérité, il y a toute une infrastructure, une ville à part entière, une microsociété avec ses codes et ses passages. Ce qui était important pour moi, c’était de ne pas traiter ce quartier comme un décor hostile ou, disons le mot, moche ou inhospitalier. J’avais envie d’en montrer la beauté. Il y a partout de la convivialité. On a donc trouvé des axes, des lieux, des moments où on pouvait être cool. Entre le CNIT et les Quatre Temps, il y a plein de petits coins tranquilles où l’on peut s’asseoir et fumer sa clope, boire un coup, manger son sandwich, des endroits beaucoup plus calmes qu’en plein Paris où j’habite. J’avais envie de donner une image positive, puisque c’était ce que je ressentais à titre personnel, et ne pas céder à la facilité. C’est un peu tirer sur une ambulance de dire que l’architecture moderne est inhumaine et froide. Un prix de la prescience, dites-vous ? Mais n’est-ce pas l’apanage des artistes d’avoir, parfois, un peu de vision sur les choses ? Parfois, pas toujours !
Réalisateur et scénariste, Hervé Mimran a situé à La Défense nombre de scènes de Tout ce qui brille, sorti en 2010. Depuis, il a tourné Nous York en 2012 et Un homme pressé en 2018 (avec Fabrice Luchini), œuvre librement inspirée de certains épisodes de la vie de l’ancien PDG de PSA Christian Streiff.