Politique Internationale — Quand le déménagement de l ’Autorité bancaire européenne (ABE) a-t-il été décidé ? Est-ce le fruit d’un long cheminement ?
Isabelle Vaillant — La décision a été prise dans le cadre du processus du Brexit, dont on sait toute l’importance pour l’Europe et pour son fonctionnement. Dès l’instant où le Royaume-Uni a entériné son choix de quitter l’Union européenne, la question d’une nouvelle implantation pour notre Autorité s’est posée. Au passage, nous n’étions pas les seuls concernés car il s’agissait aussi de trouver une autre domiciliation pour l’Agence du médicament. Les deux dossiers ne sont pas liés mais ils suivent la même logique. Bref, le processus de déménagement de l’ABE est enclenché en juin 2017. Quatre grandes étapes, accompagnées d’une série de procédures, vont s’enchaîner.
Dans un premier temps, il faut acter le départ de l’autorité du Royaume-Uni. Tous les grands acteurs sont concernés : le Conseil européen, les ministres des Affaires européennes et bien sûr le Parlement, qui adoptent un texte législatif en conséquence. La deuxième étape consiste dans le recueil des candidatures : pas moins de huit grandes villes — dont Paris, Milan, Francfort, Dublin... — montent officiellement au créneau. Toutes ont des arguments à faire valoir. La troisième étape réside dans l’examen des offres de services par la Commission. Quant à la dernière étape, à savoir la communication du choix définitif des autorités européennes, elle intervient à la fin de l’année 2017. Ce timing sans temps mort s’explique par la bonne coordination des acteurs et leur capacité à planifier le calendrier en amont. C’est aussi le signe que l’Autorité bancaire européenne est un organisme important, qui ne doit être entouré d’aucune indécision.
P. I. — Sur quels critères la Commission européenne a-t-elle basé ses évaluations ? Qu’est-ce qui a conduit au choix de Paris et, plus spécifiquement, du quartier de La Défense ? À votre connaissance, la compétition a-t-elle été serrée ?
I. V. — Il ne m’appartient pas de commenter les raisons du choix des ministres. Ce que je peux dire, en revanche, c’est que les critères d’évaluation sont nombreux et variés. L’accessibilité du site compte pour une part importante, ce qui suppose des modes de transport bien balisés. La présence d’écoles est également prise en compte. L'ABE recense 250 collaborateurs et avec eux des familles dont l’installation doit évidemment se faire dans de bonnes conditions. Les questions de santé sont elles aussi envisagées, avec la nécessité d’établissements médicaux situés à proximité. Ce ne sont là que quelques éléments parmi d’autres qui figurent dans un dossier de candidature. En l’occurrence, le dossier de l’ABE a été examiné de manière très scrupuleuse, et chaque postulant a eu l’occasion de mettre en avant ses atouts. Une fois que Paris a été sélectionné, le déménagement proprement dit a pu commencer. Pas de temps à perdre, c’est un peu le leitmotiv de notre institution. Quand le cap est tracé, il faut le suivre.
P. I. — Justement, comment se passe l ’arrivée de l ’ABE à La Défense ?
I. V. — Reprenons le calendrier : entre décembre 2017, communication des résultats pour le choix de paris, et juin 2019, entrée dans nos bureaux à la défense, dix-huit mois se sont écoulés. Dans un premier temps, il a fallu statuer sur l’appel d’offres lancé pour trouver un bâtiment. Deux sites possibles en région parisienne ont été identifiés avant que La Défense ne finisse par s’imposer. Ensuite, des travaux ont dû être effectués. Ce n’est pas une petite opération car l’Autorité bancaire européenne est une institution qui traite un certain nombre de données confidentielles. Il faut que nous puissions travailler dans un cadre totalement opérationnel, bien sécurisé et répondant aux normes de confort. Ces exigences ont été remplies, les délais tenus et notre arrivée officielle en juin 2019 bien préparée. Faut-il préciser que pendant toute cette période, l’ABE n’a jamais cessé de fonctionner normalement ?
Avant le printemps 2019, avant que nous ne soyons installés à La Défense, par un système de rotations, plusieurs de nos cadres se sont succédé à Paris pour amorcer la transition. Faut-il préciser encore que ces étapes ont été validées par les différentes autorités de la Commission ?
P. I. — Votre corps d’origine est celui de la Banque de France, mais cela fait plus de huit ans que vous êtes rattachée à l’ABE. Dans quel état d’esprit les personnels de l’Autorité ont-ils abordé ce transfert ?
I. V. — Deux dimensions viennent se superposer. La première est inhérente à nos missions. Nous sommes des personnels européens, qui représentons les 27 pays de l’Union, et nous sommes naturellement ouverts à la mobilité. Nous savons que le projet européen se construit autour de cette mobilité. Partant de là, les salariés de l’ABE sont certainement plus enclins à bouger que ceux d’autres secteurs. La seconde dimension est plus personnelle : dans quelque activité que ce soit, un déménagement entraîne des inconvénients et il faut pouvoir les anticiper pour y parer plus efficacement. Voilà pourquoi l’Autorité, après qu’a été officialisé le choix de Paris-La Défense, a octroyé un certain nombre de facilités à ses salariés. Par exemple, les possibilités de télétravail ont été intensifiées, de manière à faire coïncider les exigences professionnelles de l’Autorité avec les démarches personnelles liées à une future affectation géographique.
P. I. — Au bout d’un an, quel premier bilan tirez-vous de ce déménagement ?
I. V. — Le premier bilan est très positif. La preuve en est que le taux de déperdition des effectifs est faible. Plus de 85 % des personnels de l’ABE ont suivi le déplacement de Londres à Paris. Quand on les interroge, ils se montrent vraiment satisfaits de cette nouvelle affectation. la maîtrise du français illustre bien cet état d’esprit : la langue de travail au sein de l’Autorité est l’anglais, cela ne change pas ; mais après quelques mois, de nombreux salariés se sont mis au français, certains pour l’apprendre, d’autres pour consolider leurs acquis. Quant à la perception de l’environnement, il y a de grandes similarités entre La Défense et le quartier d’affaires londonien de Canary Wharf, en bordure de la Tamise. Par ailleurs, je crois pouvoir dire que les collaborateurs de l’ABE sont dans l’ensemble agréablement surpris par le caractère cosmopolite de la région parisienne. Ils n’avaient pas appréhendé la ville sous cet angle et ils se félicitent de cette découverte. À titre personnel, je fais le même constat : après plusieurs années passées à travailler hors de France, je note avec plaisir que Paris s’est enrichi sur ce plan du mélange des populations et des centres d’intérêt. Enfin, cette satisfaction des salariés se nourrit aussi du fait qu’ils sont bien conscients des efforts spécifiques consentis par la région pour favoriser leur accueil. À l’instar de cette École européenne qui vient d’ouvrir ses portes à Courbevoie, qui est aussi la première école européenne jamais implantée dans le Bassin parisien.
P. I. — Quelles sont les missions de l’ABE ? Comment cette institution fonctionne-t-elle ?
I. V. — Commençons par rappeler dans quel contexte, tourmenté, est née l’Autorité bancaire européenne. Nous sommes en 2011, quatre ans après le début d’une crise financière sans précédent qui témoigne de l’importante interconnexion des plus grands établissements bancaires, de part et d’autre de l’Atlantique. Parmi ces établissements, certains que l’on croyait insubmersibles sont tout simplement menacés de s’écrouler. Le système de sauvetage qui s’enclenche va d’ailleurs conduire à un certain nombre de rapprochements afin d’éviter que plusieurs acteurs soient rayés de la carte. Cette crise, systémique, exige des mesures fortes pour que l’économie mondiale en général et les banques en particulier puissent retrouver la sérénité. Face à ce constat, la première mission de l’ABE est de sauvegarder la stabilité financière en Europe. Pour cela, depuis bientôt neuf ans, plusieurs chantiers ont été menés : nous avons notamment travaillé sur un livre de règles prudentielles. Cet outil est exceptionnel car il permet d’harmoniser les règles de prudence applicables aux banques. Le chiffre mérite d’être rappelé : en Europe, il existe plus de 6 000 banques. Au moment de la crise des années 2007-2008, nous ne disposions d’aucun instrument capable de mesurer globalement les risques et leurs conséquences.
P. I. — Un livre de règles prudentielles, c’est bien, mais dans quelle mesure son champ d’application n’est-il pas uniquement théorique ? Avant la crise financière de la première décennie des années 2000, à défaut d’une protection commune des banques, il y avait quand même des garde-fous...
I. V. — L’autorité est très loin de se limiter à l’élaboration de scénarios théoriques. Au contraire même, nous planchons sans arrêt sur des cas pratiques. Les stress tests par exemple, auxquels l’ABE soumet les banques à intervalles réguliers, renvoient à des procédures très concrètes. Nous ne sommes pas dans la théorie mais dans la méthodologie pour que l’ensemble des établissements puissent travailler efficacement. En ce sens, l’autorité joue un rôle à la fois de contrôle et de coordination. Dès 2011, l’ABE a permis de recapitaliser les banques à hauteur de plus de 100 milliards d’euros. Par la suite, elle a mis en évidence les faiblesses d’une vingtaine d’établissements en conduisant des exercices de résilience tous les deux ans et requis en conséquence des mesures de consolidation auprès de la Banque centrale européenne (BCE) ou des autorités nationales. Désormais, elle évalue aussi dans ses rapports publics les facultés de résolution en cas de faillite bancaire et alerte sur les montants de capital et de dette disponibles pour faire face à une crise en Europe.
P. I. — Dans le cadre de la gestion du système financier, l’Union européenne dispose d’autres organismes que l ’ABE. Comment se passe la coordination ?
I. V. — Au sein de l’Union européenne, l’ABE travaille sur les questions de réglementation bancaire d’une part, et sur le mécanisme de surveillance unique (MSU) d’autre part, qui relève de la BCE. Elle veille à la sûreté des banques en contrôlant les établissements et la bonne mise en œuvre des règles. La résistance aux crises financières n’est pas le seul domaine sur lequel nous intervenons conjointement. La lutte contre le blanchiment et l’intégration de la finance verte sont deux autres sujets très mobilisateurs.
P. I. — À la lumière de tous les travaux qu’a menés l’ABE, diriez-vous que si une nouvelle crise financière survenait brutalement vous pourriez y faire face avec efficacité ?
I. V. — Les crises financières ont souvent comme principales caractéristiques un effet de surprise et une extrême brutalité. Elles nous ont appris aussi à être modestes : avant d’y être confrontés, nous ne savons pas comment nous en triompherons. En tout cas, nous nous y préparons car une période d’accalmie, par définition, correspond à une période de pré-crise. Grâce aux travaux de l’ABE, les banques sont aujourd’hui plus solides qu’avant. Les établissements, à notre demande, disposent d’un niveau de capital bien supérieur à celui qui était le leur il y a quelques années. Leur capacité de résistance à des secousses systémiques s’est renforcé. LE caractère de surprise évoqué précédemment me conduit à dire que tout ne sera jamais sous contrôle, mais des progrès considérables ont été accomplis sous notre égide, qui nous permettent d’envisager l’avenir plus sereinement.
P. I. — Dans ce paysage financier en mutation, comment se passe le recrutement des personnels de l’ABE ? Quels sont les dénominateurs communs aux différentes équipes ?
I. V. — Avant toute chose, les salariés de l’ABE sont des fonctionnaires européens. La durée d’une première affectation à l’autorité est de trois ans. Les salariés ont ensuite la possibilité d’enchaîner sur une seconde mission de trois ans. Au terme de cette période, ils peuvent faire l’objet d’un rattachement définitif à l’autorité. Notre socle de compétences étant varié, nous recrutons plusieurs types de profils : des économistes, des juristes, des spécialistes des nouvelles technologies... Le fait que nous pratiquons des métiers d’expertise n’implique pas nécessairement une moyenne d’âge très élevée. L'ABE a le souci constant de renouveler son vivier de talents et fait donc appel à des jeunes. C’est aussi un bon moyen de tester notre potentiel d’attractivité. Je parlerais de dénominateur commun au singulier : travailler au sein de l’ABE, c’est vouloir travailler au service du projet européen.