Politique Internationale — Comment en êtes-vous venue à piloter le lancement de la première École européenne d’Île-de-France ?
Valérie Ficara — J’avais été pendant dix ans proviseur d’un lycée polyvalent au nord de la Seine-et-Marne, au sein duquel j’avais créé une section hôtelière ; je recherchais un poste assorti de défis à relever et, par mes contacts personnels, j’étais déjà familiarisée avec les problématiques liées à l’enseignement à l’international. Une inspectrice d’académie du 92 (qui dépend de l’académie de Versailles) m’a proposé de prendre en main l’ouverture du lycée Lucie-Aubrac à Courbevoie : ce projet comportait des sections internationales qui correspondaient à mes aspirations. J’ai été nommée en avril 2018 et, dès le mois de juin, cette même inspectrice me faisait part d’un nouveau projet d’École européenne, destinée, dans un premier temps, à être partiellement implantée sur le site de mon nouveau lycée.
P. I. — Académies de Versailles ou de Créteil, département, région : comment se répartissent les compétences en fonction des territoires ?
V. F. — La « région académique » comprend les académies de Paris, de Créteil et de Versailles, chacune ayant son propre recteur mais menant des projets en commun. l’École européenne est un projet porté par l’académie de Versailles et la région Île-de-France. Le département, lui, n’est pas intervenu directement dans la conception, mais il sera impliqué dans la construction des futurs bâtiments et participera, au prorata des effectifs du collège, à leur financement et à leur entretien. La répartition classique des compétences — municipale pour les écoles, départementale pour les collèges, régionale pour les lycées — est en l’occurrence inopérante. Je ne connaissais alors qu’assez vaguement les principes de fonctionnement de ce type d’établissements : on en compte aujourd’hui une vingtaine dans les territoires de l’Union, dont quatre en France, incluant celui de Lille et le nôtre, qui ont ouvert tous deux à la rentrée 2019. La première école fut celle de Strasbourg et la deuxième est située à Manosque, où elle fut créée en lien avec le projet Iter (1).
P. I. — Toutes fonctionnent-elles sur le même modèle ?
V. F. — Il en existe de deux sortes : les premières, de type 1, classiques, ont vu le jour dès le début des années 1950, la toute première à luxembourg en 1953, à l’instigation de quelques fonctionnaires de la CECA désireux de voir leurs enfants bénéficier d’un enseignement spécifique. On en compte plusieurs à Bruxelles, en Allemagne, en Italie et en Espagne. Puis ont été créées les Écoles européennes de type 2. Celles-ci sont suscitées et soutenues par un État membre qui les finance en termes d’équipements et de moyens humains. Elles dispensent les mêmes programmes d’enseignement que celles de type 1. L’École de Courbevoie, portée par la France, entre ainsi dans la seconde catégorie.
P. I. — Comment naît une École européenne ?
V. F. — Le dispositif administratif n’est pas des plus simples. Le groupe de pilotage du projet commence par monter un dossier d’intérêt général qui sera communiqué au ministère de l’Éducation nationale puis présenté par le premier ministre, à Bruxelles, devant le Conseil supérieur des Écoles européennes. Une fois cette étape franchie, il convient de préparer un dossier de conformité qui détaille les sections envisagées, la configuration des locaux, les modalités de recrutement des enseignants, etc. S’il n’est pas validé, pas question d’ouvrir ! En avril 2019, nous avons obtenu le feu vert de la Commission européenne, ce qui nous a permis de faire notre première rentrée en septembre. Mais ce n’est pas fini : juste après l’ouverture commence une phase d’audit. Dès l’automne, deux inspecteurs européens sont venus passer une semaine dans l’établissement pour tout contrôler, rencontrer élèves et parents. Ils ont rédigé un rapport qui doit encore être soumis aux diverses instances de Bruxelles avant d’aboutir à notre accréditation définitive (2). Tout en pilotant ces procédures, nous avons dû préparer notre dossier de conformité pour le niveau bac (1re et terminale), dossier qui sera soumis au même circuit d’accréditation et qui permettra à nos premiers élèves de décrocher un bac européen en fin d’année 2021-2022.
P. I. — Ces deux sections supérieures ne sont donc pas encore opérationnelles ?
V. F. — Pour ce premier exercice, nous avons ouvert les sections allant de la maternelle à la 2de, à l’exception de la 4e qui n’ouvrira qu’à la rentrée prochaine. Pour le primaire, tous les niveaux anglophones sont opérationnels de la maternelle au CM2, ainsi que les classes de la section francophone de la maternelle au CE2. Pour le secondaire, les classes de 6e et de 5e, ainsi qu’une classe regroupant 3e et 2de. Les classes de 4e et de 1re ouvriront l’an prochain, puis la terminale à la rentrée suivante, en septembre 2021. Cette ouverture progressive nous permettra d’absorber les contraintes inhérentes aux formalités que je vous ai décrites, tout en accompagnant nos premiers élèves jusqu’au bout de leur cursus. La lourdeur du processus n’est évidemment pas toujours très facile à gérer, mais elle nous oblige à observer une attitude d’autoévaluation vertueuse et profitable à tous.
P. I. — En quoi votre enseignement est-il spécifique ?
V. F. — Une École européenne propose un cursus « entier », qui va de la moyenne section de maternelle à la terminale. C'est une entité complète : je suis responsable d’enfants de 4 ans qui seront accompagnés tout au long de leur parcours jusqu’au bac. L’enseignement comporte naturellement des liens avec le programme du pays d’implantation, mais l’idée directrice consiste à proposer des langues étrangères très tôt dans le cursus scolaire : dès le CP les enfants ont un contact quotidien avec une langue autre que leur langue de section.
P. I. — Qu’entendez-vous par « langue de section » ?
V. F. — L'École européenne fonctionne par sections linguistiques. La nôtre propose ainsi, pour l’instant, deux sections linguistiques : l’une anglophone, avec scolarité en anglais auquel s’ajoute une « L2 », français ou allemand ; et l’autre francophone avec l’anglais ou l’allemand en L2. Rien ne s’oppose à ce que s’ouvrent d’autres sections au fil du temps, en fonction du nombre d’élèves demandeurs. Les enfants ont donc, dès 4 ans, un contact régulier avec une deuxième langue. puis, en 6e, ils en choisissent une troisième ; à Courbevoie, ils ont le choix entre celles qui sont enseignées au lycée : espagnol, allemand, italien. Ils pourront ensuite, au fil de leur scolarité jusqu’au bac, opter pour une quatrième langue...
P. I. — La dimension européenne se réduit-elle à cette diversité linguistique ?
V.F.—Le système promeut également, dès le CE2, l’enseignement des valeurs européennes : connaissance de l’autre, culture de l’europe, de son histoire, etc. Les sciences tiennent aussi un rôle important : les maths, à titre d’exemple, sont obligatoires jusqu’à la fin du cursus. Le bac, quant à lui, ressemble au « nouveau » bac français : l’élève commence en 3e à sélectionner des options qu’il précisera en 1re ; le diplôme se passe ainsi sur les deux dernières années, dont une partie du contenu a été déterminée par les choix successifs de l’élève, permettant à ce dernier de se créer un véritable profil.
P. I. — Pourquoi le choix s’est-il porté sur Courbevoie ?
V. F. — L’installation, en avril 2019, de l’Autorité bancaire européenne dans la tour Europlaza de La Défense et les autres flux de fonctionnaires internationaux liés au Brexit ont opportunément servi la volonté conjointe du gouvernement, de la région et de l’académie de Versailles de développer l’offre internationale sur le territoire francilien. La ville de Courbevoie s’est signalée depuis plusieurs années par sa politique de développement d’un pôle d’enseignement international public, gratuit et commençant dès la maternelle. Il existe déjà, au sein de divers établissements de la ville, des sections internationales en arabe, en « anglais- britannique », en « anglais-américain », en chinois, en coréen, en japonais ou en allemand...
P. I. — Sur quels critères les enseignants sont-ils recrutés ?
V. F. — Pour le primaire, les enseignants doivent être natifs du ou des pays pratiquant la « langue de section » adoptée. Dans le secondaire, les enseignants de la langue de section sont également des natifs : notre professeur de littérature anglaise, par exemple, est britannique. Dans les autres matières, notamment scientifiques, ils doivent posséder un niveau égal ou proche de celui de l’agrégation dans la langue concernée.
P. I. — Quel est le profil de cette première « promotion » de l’École ?
V. F. — Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les enfants issus du transfert de l’Autorité bancaire européenne (ABE) ne représentent cette année que 19 % des effectifs. Un système de catégories préside à l’admission des candidats : les « A », enfants de fonctionnaires européens, sont considérés comme ayants droit : nous sommes tenus de les prendre, même s’ils se présentent en cours d’année. les « B1 » sont issus des instances qui travaillent pour l’Union européenne : OCDE, OSCE, etc., puis viennent les « B2 » pour les enfants des personnels diplomatiques, les « B3 » pour les enfants d’employés d’entreprises internationales affectés en France, les « B4 » pour les familles binationales et les « B5 » pour ceux qui ne correspondent à aucun de ces critères, mais qui sont très désireux de suivre un enseignement européen. Une lettre de motivation est requise à partir du niveau B3. Pour notre première année, l’école étant encore peu connue, il nous a été possible d’accepter de nombreux enfants des trois dernières catégories ; ceux-ci auront naturellement la possibilité de suivre leur cursus jusqu’au bout, mais il est probable que, dans les années qui viennent, nous soyons conduits à les accepter en moins grande proportion par manque de place, car non seulement beaucoup d’employés de l’ABE ont différé l’expatriation de leur famille, mais par surcroît nous devrons absorber les demandes de certains autres organismes comme l’ESMA (European Securities and Markets Authority-Autorité européenne des marchés financiers)...
P. I. — La scolarité est-elle entièrement gratuite ?
V. F. — Entièrement. les seuls frais éventuels peuvent provenir de l’acquisition de certains manuels non disponibles en France.
P. I. — Pour cette première année d’exercice, l’école se répartit géographiquement sur deux sites distincts. Est-elle vouée à se regrouper pour ne former qu’une seule entité « physique » ?
V. F. — Les classes de primaire sont actuellement aménagées sur le site du Val Caron, un ancien centre de loisirs de la ville de Courbevoie repensé en sorte d’accueillir nos infrastructures, à deux pas des tours de La Défense. Elles regroupent environ cent vingt élèves, un chiffre qui devrait augmenter de façon significative dès la rentrée prochaine. Les classes secondaires sont pour leur part installées au sein du collège Lucie-Aubrac, qui n’a ouvert, dans sa configuration actuelle, qu’à la rentrée 2018. Le lycée comptait alors environ cinq cents élèves ; ils sont cette année huit cent cinquante. Les classes secondaires de l’École européenne n’en comptent, pour cette première année, que trente-cinq : deux classes séparées avec des cours en commun pour les 6e et 5e et une classe commune avec quelques cours séparés pour les 3e et 2de. À terme, la totalité de la structure sera regroupée sur un site unique à Courbevoie ; ce site est en cours d’identification, ce sera certainement à proximité de l’esplanade de La Défense. Le projet est porté par le département des Hauts-de-Seine et sa mise en service est à ce jour programmée pour la rentrée 2025. Son implantation définitive n’est pas encore arrêtée et son futur nom reste à choisir...
P. I. — D’ici là, comment s’organise la cohabitation entre les élèves de l ’École européenne et ceux du lycée Lucie-Aubrac ?
V. F. — J’ai la volonté qu’ils ne fassent qu’un aussi longtemps qu’ils seront amenés à partager les mêmes locaux. Un étage du lycée est plus ou moins spécialement « réservé » aux cours des plus jeunes « européens » (6e - 5e), mais les équipements communs — bibliothèque, CDI, réfectoire, terrains de sport, etc. — sont entièrement partagés. Du reste, la quasi-totalité des enseignants de l’École européenne sont également professeurs au lycée.
P. I. — Comment comprenez-vous votre mission et la façon dont elle est perçue par le reste du monde ?
V. F. — C’est une expérience originale qui suscite l’attrait et la curiosité : beaucoup de gens s’interrogent sur la nature de l’École européenne, se demandent pourquoi l’Éducation nationale investit sur une école aux effectifs encore si modestes. Certains ont pu véhiculer l’idée que nous étions une « école de riches », ce qui ne tient vraiment pas à l’examen de nos effectifs. Au sein de l’administration, quelques-uns s’étonnent qu’une directrice d’école ait compétence pour choisir les enseignants, ce qui n’est pas le cas dans les établissements classiques : de fait, en tant que directrice de l’École européenne, je participe au recrutement des enseignants, alors qu’en qualité de proviseur du lycée je ne dispose d’aucun droit de regard...
P. I. — Cela vous conduit-il à vous sentir professionnellement un peu « à part » ?
V. F. — Nous avons visité plusieurs écoles européennes avant d’ouvrir celle de Courbevoie. Les deux établissements de Strasbourg et de Karlsruhe nous ont offert leur parrainage et nous prodiguent leurs conseils en tant que de besoin. par ailleurs, nous travaillons en étroite collaboration avec Emmanuel de Tournemire, ancien directeur de deux écoles européennes, désormais chargé de mission auprès de la rectrice de Versailles et de la région Île-de- France, où il œuvre au développement de l’offre internationale. Pour ce qui me concerne, à ce que je vois et à ce que j’entends de part et d’autre, la satisfaction qu’expriment les élèves à suivre ce cursus un peu spécial me donne le sentiment de participer à un projet pertinent, épanouissant... et collectivement profitable.
Le cursus de l’École européenne recourt à des appellations spécifiques : M (ou N) 1 et 2 pour maternelle (ou nursery) 1 et 2. Le primaire court de P1 (CP) à P5 (cm2) et le secondaire de S1 (6e) à S7 (terminale). Par commodité, nous avons ici conservé les dénominations « classiques ».
(1) Iter (International thermonuclear experimental reactor) est un projet de réacteur nucléaire de recherche civil à fusion nucléaire de type Tokamak, lancé en 2007 à Cadarache (Bouches-du-Rhône).
(2) Celle-ci devait intervenir au printemps 2020.