Entretien avec Jean-Michel Jarre, Compositeur de musique électronique, par Patrice de Méritens, Écrivain.
Politique Internationale — À l’évocation de votre nom, viennent immédiatement à l’esprit des flots de musique et de lumière, lors de concerts donnés dans des lieux hors normes, partout sur la planète, en Chine, aux États-Unis, en Russie, en Europe, dans les pays arabes, etc. Quand vous songez à La Défense, quelle est votre sensation première ?
Jean-Michel Jarre — Celle d’une foule immense, alliée à la notion d’éphémère et, dans le bleu de la nuit traversée par les lumières, à la vision toute géométrique de l’Arche encadrée de tours sous laquelle j’avais fait installer en guise de scène une pyramide étincelante. J’habitais Croissy-sur-Seine à l’époque — j’ai toujours mon studio à Bougival — et depuis ce 14 juillet 1990 qui, durant quelques heures, a transfiguré l’espace, je vois La Défense de façon différente, tant il est vrai que l’éphémère, au sens grec ancien de « ce qui ne dure qu’un jour », est ce qui perdure au fond de la mémoire. Le premier opéra, la première pièce de théâtre ou visite dans un grand musée, ou séance de cirque lorsque vous étiez enfant, sont des instants qui marquent l’existence. C’est donc cette exaltante atmosphère d’humanité qui me revient, avec cette fusion, cette communion avec un public hypertrophié qui demeure toujours pour moi une sorte de mystère. Je n’ai rien initié, l’événement est venu tout seul, proposé par l’attelage inédit que formaient Jacques Chirac, maire de Paris, Jack Lang, ministre de la Culture, et Charles Pasqua, président du Conseil général des Hauts-de-Seine. La première cohabitation venait de s’achever, vous imaginez la délicatesse de la situation entre les divers partenaires politiques. Au départ, le concert était prévu pour 1989, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution. À l’automne de l’année précédente, Jacques Attali m’avait convoqué à l’Élysée pour m’expliquer que le 14 juillet à venir allait être une grande ode au président Mitterrand, que ce serait l’occasion pour tous les chefs d’État de venir le saluer et l’honorer, et qu’en conséquence il ne saurait y avoir un concert le même jour, deux personnes connues ne pouvant être en concomitance, pour ne pas dire en concurrence. « Que penseriez-vous de fixer cela au 16 juillet ? », m’a-t-il demandé. À l’époque, j’étais sous tension, en pleine saga d’un autre concert aux Docklands de Londres — énorme opération sur laquelle je pourrais écrire un livre —, j’étais vraiment crevé, d’où cette réponse sans filtre : « Bah, pour moi, cela reviendrait un peu à fêter Noël le jour de l’An ! » Et puis, j’ai prononcé la phrase impardonnable : « De toute manière, ce n’est pas à moi de décider, dès lors que l’autre partie prenante est le maire de Paris, Jacques Chirac. » Planqué derrière ses dossiers, Jack Lang a eu vent de l’affaire et affiché un sinueux sourire. Est-il besoin de préciser que je l’aime beaucoup, et qu’il fut un grand ministre de la Culture ? Finalement, Jacques Chirac et le président Mitterrand sont tombés d’accord sur l’année suivante. Le 14 juillet 1990 correspondrait au bicentenaire de la Fête de la Fédération et à la création de l’Assemblée nationale. On allait prêter serment au nouvel avenir. C’est ainsi qu’avec l’électro à l’honneur on allait avoir ce soir-là l’image d’une France résolument créative.
P. I. — En un lieu qui, depuis, est devenu la quatrième place d’affaires mondiale...
J.-M. J. — Comme tous les concepts visionnaires, La Défense a été mal comprise à ses débuts. C’était une sorte de mini-Brasilia qui provoquait certaines réticences. Agora futuriste bordée de tours, elle était, il faut s’en souvenir, assez difficile d’accès par les parkings. Il y eut donc une période d’observation. J’ai, quant à moi, toujours été un grand fan de ce lieu, car il y règne une certaine poésie, je dirais presque à la Jacques Tati. Aujourd’hui, lorsqu’on voit des villes comme Shanghai ou Dubaï, cette porte vers le XXIe siècle fait tout à fait sens. Et la décision prise il y a trente ans par tous les politiques, de gauche comme de droite, d’y donner un grand concert populaire retransmis par satellite, de façon planétaire, n’était pas neutre. Cela dit, pour la petite histoire, je vous confierai qu’étant du signe de la Vierge, je suis précis et organisé. J’ai donc été agacé par le fait que la Grande Arche ait été décalée de quelques degrés, qu’elle ne soit pas exactement dans l’axe de l’Arc de triomphe et des Tuileries. Mitterrand s’en était félicité. C’était une coquetterie, une petite fantaisie orgueilleuse de sa part, comme s’il laissait là sa trace personnelle. J’ai appris plus tard que des raisons techniques d’infrastructure — passage du RER, de l’autoroute, etc. — avaient contraint l’architecte à ce choix. Il n’empêche que cela dérangeait ma perspective, la pyramide que j’avais installée constituant pour l’œil une sorte de viseur. Si tout est politique, le président récupérant l’affaire à son profit, le créateur, lui, est toujours égoïste. La morale et la création sont deux choses bien séparées. On crée d’abord pour soi, et puis on espère que les gens vous suivront...
P. I. — Et ce fut un succès colossal : deux millions et demi de personnes, chiffre qui a été inscrit au livre Guinness des records...
J.-M. J. — Il y en eut un million de plus au Mont des Oiseaux, à Moscou, sept ans plus tard, record du plus grand concert jamais réalisé au monde, mais celui de La Défense a ceci de particulier qu’il a fédéré une foule arrivée de tous les horizons autour d’un projet architectural. Les gens sont venus, épaule contre épaule, partager quelque chose d’unique, et la vision aérienne de cette masse compacte qui prenait toute la largeur des avenues pour s’étendre sur 5 kilomètres à vol d’oiseau de la Grande Arche à l’Arc de Triomphe avait quelque chose de surréaliste. En même temps, extrêmement bon enfant, parce qu’il n’était alors pas question de terrorisme, on était dans une atmosphère d’innocence en matière de sécurité : la présence physique de la foule définissait le …
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