Les Grands de ce monde s'expriment dans

Un musée à ciel ouvert

Entretien avec Daniel Buren, Peintre, sculpteur, plasticien, par Patrice de Méritens, Écrivain.

Dossiers spéciaux : n°168 : Les Hauts-de-Seine, un département-monde

Daniel Buren

Constitué de 1972 à nos jours grâce à une politique ambitieuse de commandes publiques, le Musée à ciel ouvert de La Défense offre un parcours exceptionnel autour de soixante et onze œuvres, souvent monumentales, conçues par des artistes venus du monde entier : sculpteurs, peintres, céramistes, mosaïstes, artistes botanistes, designers du verre, de la lumière, et plasticiens. le stabile d’Alexander Calder, la grande fontaine de Yaacov Agam, les personnages de Joan Miró, comptent parmi les premières installations, auxquelles se sont ajoutés le bassin de Takis, la cheminée de Raymond Moretti, le pouce de César, un fragment du mur de Berlin, des œuvres d’Igor Mitoraj, Lilian Bourgeat, Jean-Pierre Raynaud, Fabio Rieti, Bernar Venet, Claude Torricini, Christine O’Loughlin, Hervé Mathieu-Bachelot, Kiko Lopez, Patrick Blanc, etc., jusqu’à, plus récemment, la Stèle Pouvreau de Paul Belmondo, le Slat du plasticien américain Richard Serra, et la série Polyptique de Guillaume Bottazzi, au pied de la tour D2.

Le philosophe spécialiste de l’art Yves Michaud explique : « Une production artistique devient une œuvre d’art lorsqu’elle est acceptée comme telle par un milieu déterminé compétent. la qualification d’œuvre d’art n’est attribuée que sous certaines conditions d’acceptation du groupe social. l’œuvre d’art se définit donc différemment selon les époques et les lieux. »

Pour évoquer la création dans cet espace emblématique de notre société et de notre temps qu’est La Défense, nous avons opté pour l’un de nos plus grands plasticiens contemporains : Daniel Buren est un artiste de renommée planétaire.

Lion d’or de la biennale de Venise, lauréat du Praemium imperiale remis par l’empereur du Japon, il s’est particulièrement illustré dans notre imaginaire collectif avec Les Deux Plateaux — les célèbres « colonnes » de Buren — dans la cour d’honneur du Palais-Royal, à Paris. Cette sculpture architecturale résultant d’une commande publique lancée par Jack Lang, avec choix final du président Mitterrand, a été mise en chantier en août 1985. Destinée à remplacer le parking aérien où s’entassaient les voitures du Conseil constitutionnel et du ministère de la Culture et de la Communication, elle a été l’objet d’une vive polémique, avec campagne de presse, avis défavorable de la Commission supérieure des monuments historiques et recours juridiques de riverains. La droite étant de retour au pouvoir à l’issue des législatives de mars 1986, François Léotard, successeur de Jack Lang à la tête du ministère de la Culture, étudia sérieusement l’hypothèse d’une destruction des travaux en cours avant de conclure que le coût serait du même ordre que celui de leur achèvement. Arguant de son droit moral et de l’impossibilité de juger d’une installation incomplète (il s’est appuyé sur la jurisprudence Dubuffet établie après la destruction d’un travail inachevé à la Fondation de la régie Renault), Daniel Buren a habilement sauvé son projet en plaidant pour un report de la décision politique une fois que l’œuvre serait finalisée. le résultat est qu’ouverte au public à l’été 1986 cette « sculpture » est désormais classée monument historique et que plus personne ne songerait aujourd’hui à la contester.

En ce premier quart du XXIe siècle, à la demande du conseil départemental des Hauts-de-Seine, pour animer l’espace de La Défense, Daniel Buren a conçu Le Carrefour aux cinquante piliers et La Ronde des manches à air, qui ont été réalisés entre 2015 et 2017.

Politique InternationaleComment cette aventure de La Défense vous est-elle « tombée » dessus ?

Daniel Buren — Tout a commencé au siècle dernier avec un refus brutal en 1987. C’était juste après l’achèvement de mon travail au Palais-Royal — en quelque sorte en queue de comète de la querelle des anciens et des modernes. Alors que le comité qui m’avait invité à concourir semblait particulièrement intéressé par mon projet, le responsable politique de l’époque avait décrété : « Pas question de voir cet individu à La Défense ! » Le plus croustillant de l’affaire — on me l’a rapporté discrètement — est qu’au cours de la réunion du comité ce responsable, lui-même convaincu de l’intérêt du projet, a recommandé de le donner à quelqu’un d’autre... Comme si c’était possible ! Tout est donc tombé à l’eau. Cela fait plus de trente ans... et puis on m’a invité pour réaliser ce que l’on peut voir maintenant : Le Carrefour aux cinquante piliers et La Ronde des manches à air. C’est une sortie du métro avec, sous la dalle, un carrefour débouchant à l’air libre par le biais d’escalators sous une sorte de cratère, lui-même entouré d’un grand cercle ponctué de mâts où sont accrochées des manches à air, quasi au pied de la Grande Arche. les deux œuvres conçues pour aller ensemble ont été travaillées concomitamment.

P. I. Commençons par l’air libre...

D. B. — J’ai choisi de suivre le contour du cratère, lieu de passage des usagers du site de La Défense, pour tracer à sa périphérie un cercle d’un peu plus de trente mètres de diamètre. seize mâts de dix mètres en acier galvanisé sont implantés à intervalles réguliers, au sommet desquels sont fixées des girouettes en inox, avec des manches à air multicolores, en tissu polyester sérigraphié de bandes verticales alternativement blanches et colorées de 8,7 centimètres de large chacune. Ces manches à air, hors normes — plus de 4 mètres de long —, flottent continuellement, suivant la direction des vents. À la tombée du jour, elles se transforment en œuvres lumineuses grâce aux leds placées à l’intérieur des cônes.

Le plus marquant, lorsque je me suis rendu sur place au moment de la conception de mon projet, était que cet espace, très grand, et même crucial, donnant sur la Grande Arche et le CNIT, était pratiquement invisible. C’était une horizontale qui, à force de vacuité, de nullité visuelle, n’existait pas. sa seule utilité résidait dans une espèce de totem dressé en son centre, dépassant de deux mètres le niveau de la dalle, qui servait à afficher le programme des événements locaux. Il fallait faire voir tout cela de loin, l’existence de ce grand trou à la fois énorme, transparent et invisible. …