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Arabie saoudite : au-delà du pétrole et du salafisme

Jean-Pierre Perrin — Comme le reste du monde, l’Arabie saoudite vit à l’heure du coronavirus. À la différence de son rival iranien qui a réagi beaucoup trop tard, elle a fermé, avant même que le premier cas de contamination soit déclaré, les villes saintes (ici La Mecque et Médine) et suspendu la ‘oumrah (le « petit pèlerinage »). Que vous inspire cette décision qui a dû mécontenter les grands oulémas wahhabites ou salafistes pour lesquels l’épidémie est une punition divine que seules des prières ardentes peuvent combattre ? 

Gilles Kepel — En effet, le régime théocratique iranien n’a pas pu, dans un premier temps, empêcher le pèlerinage aux tombeaux des Imams et autres saints du chiisme. Bien que les risques de contamination dans ces lieux bondés où les fidèles baisent et caressent les sépultures fussent très élevés, une telle décision aurait entaché la légitimité même du pouvoir. La monarchie saoudienne, elle, a pris des mesures de confinement très strictes, et en a fait la publicité tant dans le monde musulman qu’en Occident. C’est un signe que le prince héritier ne ressent pas le besoin, à ce stade, de requérir la légitimation des grands oulémas, qui constituaient un corps de référence avant son accession au pouvoir effectif. C’est un pari politique qui n’est ni plus ni moins risqué que celui des autres gouvernements du monde, mais qui va bien sûr à l’encontre du salafisme « ultra » selon lequel, face au fléau qu’Allah a envoyé pour châtier les péchés des hommes, le seul salut réside dans l’exacerbation de la foi. Le gouvernement est confronté par ailleurs à l’effondrement des prix du pétrole : il a une forte capacité d’emprunt qui devrait permettre d’assurer la paix sociale à court et moyen terme, mais les grands investissements phares comme le tourisme à Al -‘Oula ou la ville futuriste de NEOM à la frontière jordanienne sont durement impactés. Or ces projets — et d’autres — étaient vus comme la clef de l’émergence d’une classe moyenne productive qui soutiendrait le pouvoir et sa modernisation, en lieu et place d’un système fondé sur la redistribution de la rente pétrolière et la diffusion urbi et orbi d’un salafisme dont des franges entières ont basculé dans le djihadisme — faisant de la monarchie une cible. 

J.-P. P. — À propos du coronavirus, le New York Times a révélé que cent cinquante princes au moins avaient été contaminés. Est-ce que l’épidémie rebat d’une manière ou d’une autre les cartes au profit de Mohammed ben Salmane et renforce son emprise sur le royaume ? 

G. K. — Il est difficile d’avoir des informations précises à ce sujet — les princes voyageant beaucoup, ils ont été exposés plus que d’autres au virus. Mais la gestion de la crise sanitaire a permis de justifier des mesures coercitives dans tous les pays, y compris des États démocratiques, allant jusqu’à limiter la liberté d’aller et venir. Actuellement, au Moyen-Orient, l’autoritarisme est renforcé partout ; mais il sera d’autant plus comptable a posteriori de la gestion de la pandémie et de l’évolution de la situation socio-économique. C’est donc …