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Penser l’avenir au-delà des crises

Entretien avec Jean-Bernard Lévy, Président-Directeur général d'EDF

Dossiers spéciaux : n°169 : Climat et développement : quand l’électricité bas carbone change la donne

Politique Internationale — Les premiers mois de l’année 2020 ont été marqués par une crise sanitaire sans précédent. Comment une entreprise comme EDF s’est-elle mise en ordre de marche pour affronter cette vague ?

Jean-Bernard Lévy — EDF est habituée à gérer des crises, et l’entreprise est organisée en conséquence. Avant même la décision du confinement, nous avions adapté nos dispositifs. Avec le triple objectif de protéger la santé de nos personnels, d’assurer la sécurité de nos installations — en particulier les centrales nucléaires et hydrauliques — et de maintenir l’alimentation en électricité du pays et de ses habitants. Ces trois objectifs ont été remplis : la fourniture d’énergie en particulier n’a jamais été entravée. Face à un événement hors norme, il est capital de pouvoir répondre sans faillir à cette mission essentielle : apporter du courant 24 heures sur 24 aux Français. Nous avons réussi grâce à la mobilisation pleine et entière des équipes : tous les matins pendant la pandémie, 69 000 salariés d’EDF ont démarré la journée en se connectant aux outils nécessaires pour parer à la crise. Dans une période pareille, les sollicitations dont nous sommes l’objet deviennent aussitôt cruciales : je pense, par exemple, aux incidents qu’il faut gérer en temps réel. Dans ce contexte aussi, l’ensemble des branches du groupe sont concernées : EDF est non seulement un fournisseur d’énergie, mais aussi un opérateur de services énergétiques. Notre filiale dédiée Dalkia a pris toute sa part dans cet effort de crise, en particulier au sein même des établissements de soin.

P. I. — Une telle période est venue rappeler, si certains en doutaient encore, qu’EDF est une entreprise essentielle à la vie du pays. Avec pour socle un parc nucléaire garant de l’alimentation en électricité des Français et qui a parfaitement fonctionné en dépit d’une diminution sensible des effectifs…

J.-B. L. — Notre Division de production nucléaire (DPN), 22 500 personnes en tout, est animée d’une part par le devoir de faire fonctionner des infrastructures vitales pour le pays et d’autre part par l’obsession de la sûreté. Les salariés d’EDF se sont organisés pendant la crise sanitaire pour faire fonctionner les installations malgré le confinement. Mise en place dès la fin janvier à l’échelle de tout le groupe EDF, la cellule coordination — qui s’est rapidement muée en cellule de crise — s’est voulue en permanence dans l’anticipation : aucun scénario, y compris le plus improbable, ne devait être écarté. Sur la gestion des effectifs dans nos centrales, cette capacité d’adaptation a été illustrée au grand jour : au début du confinement, un premier schéma prévoyait un fonctionnement avec 25 % des équipes en moins pendant douze semaines. Tout en gérant le risque de monter à 40 % pendant quinze jours, au moment du pic de l’épidémie. Nous sommes très fiers de la façon dont le plan de continuation de l’activité, dans le nucléaire et les autres branches de l’entreprise, a pu s’appliquer.

P. I. — Même si elle va durablement imprégner les mentalités, cette crise sanitaire n’écrase pas les autres problématiques de fond, à commencer par l’urgence climatique. D’ailleurs, de nombreux experts ont établi un lien entre la pandémie et la protection insuffisante de la planète. Comment l’électricité, dont EDF est un acteur majeur au niveau mondial, vient-elle appuyer la lutte contre le réchauffement ? 

J.-B. L. — Il y a d’abord ce fait indiscutable : le monde a de plus en plus besoin d’énergie. C’est une tendance de fond, étayée par tous les scénarios économiques — aussi bien les études rapprochées que les prévisions à long terme. Pour se nourrir, pour se chauffer, pour se déplacer ou encore pour travailler, l’énergie est indispensable. Les nouveaux usages, on peut penser au numérique ou à la climatisation, sont énergivores. Dans le domaine du travail par exemple, caractérisé par l’essor du numérique, les équipements et les services consomment de plus en plus ; les flux de données étant à la fois constants et sensibles, rien ne doit pouvoir les interrompre. D’où l’exigence d’une alimentation électrique optimale. Toutes régions confondues, nous sommes sur une trajectoire où le développement économique, la croissance démographique et le progrès technologique vont se conjuguer de plus en plus pour doper la demande en énergie. Mais cette analyse inquiète : sur le plan environnemental, la planète est aujourd’hui dans une situation à risques. Pour concilier les impératifs de lutte contre le réchauffement climatique et la croissance inévitable de la consommation d’énergie dans le monde, l’électricité est incontournable. Des solutions existent pour décarboner sa production à grande échelle : certaines filières sont bien implantées comme le nucléaire et l’hydraulique ; d’autres sont en plein essor, comme le solaire et l’éolien. L’addition de ces différentes sources doit permettre de répondre à la migration des usages : dans le transport, la mobilité électrique offre déjà une véritable alternative aux véhicules traditionnels dont le carburant est d’origine fossile. Dès 2018, EDF a lancé un plan stratégique dans ce domaine : sur nos quatre plus grands marchés européens — France, Royaume-Uni, Italie et Belgique —, nous voulons devenir l’énergéticien leader en 2022. Soit une part de marché de 30 %, pour alimenter en tout 600 000 véhicules, via des offres intégrées comprenant la fourniture d’électricité bas carbone, des solutions de recharge et un usage optimisé de la batterie.

P. I. — EDF est en dialogue permanent avec les pouvoirs publics, les acteurs politiques et un grand nombre d’organismes institutionnels. Sont-ils sur cette même ligne d’un recours accru à l’électricité ?

J.-B. L. — Les chiffres ne font plus vraiment débat : la courbe qui se dessine — des besoins mondiaux en électricité multipliés par deux à moyen terme — est désormais admise par tous. En Europe, le cap de la neutralité carbone à l’horizon de 2050 suscite un assentiment presque généralisé. En revanche, les moyens pour atteindre cet objectif ne font pas l’unanimité. Dans le domaine du transport en particulier, les questions sont légion : quel avenir pour l’aérien ? Peut-on continuer à sillonner indéfiniment la planète ? Dans la voiture, la motorisation traditionnelle aura-t-elle encore droit de cité ? De même pour l’organisation des filières énergétiques : quelles sont les technologies à encourager en priorité ? Comment les combiner avec les infrastructures déjà existantes ? …