Politique Internationale — Pour un(e) athlète, que représente le fait d’aller aux Jeux Olympiques ? Est-ce vraiment le nec plus ultra dans une carrière sportive ?
Claude Onesta — C’est tout simplement une forme d’aboutissement qui couronne un parcours souvent de très longue haleine : l’athlète qui démarre ne sait pas où va l’embarquer sa trajectoire ; petit à petit, ses capacités se révèlent, il franchit des caps, décroche des titres et, un beau jour — mais jamais par hasard —, il se retrouve au cœur du Village olympique. L’endroit est unique : au même endroit et en même temps, plusieurs milliers de personnes, sans distinction de race, de croyance ou d’idéologie, viennent partager la même aventure. C’est aussi une belle leçon d’humilité : par exemple, au restaurant du Village, vous croisez quelqu’un que vous jugez un peu gringalet ; eh bien, le lendemain, vous le croisez à nouveau et il a une médaille autour du cou ! Cette personne a réalisé un rêve que vous n’atteindrez sans doute jamais. Aux JO, vous découvrez aussi une fraternité sportive : les quatre olympiades auxquelles j’ai participé en qualité de coach m’ont montré à quel point on ne lutte pas « contre » les autres mais « avec » les autres. La rivalité est tellement forte qu’elle vous pousse à vous dépasser. Ce n’est pas si fréquent de rencontrer des individus issus du monde entier mus par la même passion, qui parlent des mêmes sujets et qui vous aident à faire reculer vos limites. Enfin, aller aux Jeux permet une communion avec ses proches : les personnes qui sont associées à cette vie de privations et d’efforts qu’est celle d’un athlète de haut niveau bénéficient, elles aussi, du retentissement de l’événement. Pour toutes ces raisons, les participants des fédérations olympiques considèrent les JO comme le Graal absolu ; pour les footballeurs, c’est un peu moins vrai car ce ne sont pas les meilleurs qui s’alignent, mais une sélection de jeunes joueurs. Il n’empêche : interrogez un champion de foot : il éprouvera souvent de la frustration d’avoir manqué cette expérience olympique.
P. I. — Disputer les JO sur son sol, comme ce sera le cas pour les athlètes français à Paris en 2024, c’est une motivation supplémentaire…
C. O. — Pour l’ensemble des Français, plus on va s’approcher de l’échéance, plus il sera difficile d’ignorer que les JO se tiendront à Paris. Quelques mois auparavant, la température grimpera encore d’un cran, avec certainement un intense bouillonnement médiatique : bref, toute la population sera au diapason. Pour les membres de l’équipe de France comme pour les représentants des autres pays lorsqu’ils concourent à domicile, le « home advantage », pour reprendre l’expression des Britanniques, se révèle à double tranchant : d’un côté, l’enthousiasme populaire, la proximité des supporters et la multitude des acteurs associés sont une réserve de carburant supplémentaire ; de l’autre, le surcroît de pression risque de paralyser l’athlète. On ne doit surtout pas occulter ce second volet : lorsqu’on joue à domicile, on court le danger de ployer sous une chape de plomb ; à charge pour l’athlète, son entraîneur et son encadrement en général d’intégrer cette menace spécifique et de s’y préparer. Considérons un point tout simple, celui des fuseaux horaires : quand la compétition se déroule à sept ou huit heures d’avion de son pays d’origine, le sportif est plus facilement plongé dans sa bulle ; à la limite, il ne sait même pas si ses compatriotes suivront sa performance en direct ; alors qu’à la maison il se sait scruté à la loupe. Une approche très complète, mêlant le physique et le mental, est nécessaire pour s’aligner sans trembler, pour faire de cette pression inhabituelle une force. Comment se passe cet apprentissage ? L’athlète a souvent tendance à vouloir augmenter sa charge d’entraînement, car en faire plus est un moyen de se rassurer. Mais, en réalité, il faut surtout faire mieux. Cela signifie qu’une préparation aux Jeux Olympiques passe par une foultitude de petits détails et que rien ne doit être laissé au hasard pour espérer performer le jour J.
P. I. — Le report des Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) de Tokyo à 2021, est-ce un coup dur pour les athlètes ? Comment appréhender ce décalage pour qu’il soit le moins dommageable possible ?
C. O. — Bien sûr que c’est un coup dur. Cette échéance olympique et paralympique était depuis longtemps dans les têtes et dans les corps, et son calendrier initial est soudain tombé à l’eau. Mais il n’y avait pas moyen de faire autrement : du jour au lendemain, la planète sport s’est arrêtée. Des athlètes qui s’entraînent quotidiennement ont perdu le rythme ; des compétitions ont été annulées alors même qu’elles auraient dû servir d’épreuves qualificatives pour les Jeux ; plus personne, entraîneurs et entraînés, ne pouvait tabler sur un scénario de reprise. Les seuls à se réjouir sont les blessés de longue date : ils s’étaient résolus à devoir faire l’impasse sur Tokyo 2020 et voilà que ce report leur offre une seconde chance. A contrario, ceux qui se sentaient en pleine possession de leurs moyens ignorent si, en 2021, ils seront toujours à ce stade de performances. Nous parlons là des sportifs car, lorsqu’on connaît l’incroyable logistique qui accompagne les JOP, on sait que ce report génère d’énormes difficultés pour les organisateurs. Tout est prêt pour une date précise et tout est chamboulé. Peut-il sortir quelque chose de bon de cette période — la question revient souvent sur le tapis ? Je peux répondre pour les athlètes : comme tout le monde, ils ont été confinés pendant plusieurs semaines ; cet isolement est parfois l’occasion d’une introspection, d’un travail sur soi qui conduit à s’interroger sur son projet, ses motivations et la manière d’augmenter encore son potentiel. Dans la vie normale, les sportifs de haut niveau ont moins l’habitude de se prendre en main ; ils sont souvent « obéissants » au sens où ils appliquent des programmes proposés par d’autres. Finalement, certains athlètes ont peut-être réussi à s’approprier ce confinement : c’est pour eux un gage de maturité supplémentaire qui se vérifie probablement déjà dans leur pratique.
P. I. — En 2024 à Paris, on attend bien de la délégation française qu’elle remporte un maximum de médailles. Monter ou pas sur le podium : est-ce là le seul indicateur de performance ?
C. O. — La médaille ne doit pas être considérée comme un objectif mais davantage comme la conséquence d’un parcours réussi. Si l’on se contente de parler d’un objectif, cela sous-entend que tous les athlètes sont capables d’aller chercher un titre ou un accessit. Or rien n’est moins vrai : certains sportifs présents aux JOP peuvent travailler tant et plus, ils ne monteront jamais sur une marche du podium parce qu’ils ne disposent pas des qualités suffisantes pour cela. Dans une carrière, il faut aussi avoir conscience de ses limites. Cela commence très tôt. On peut partir sur de bonnes bases et réaliser assez rapidement qu’on ne dépassera jamais le niveau régional ou national. Si l’on raisonne au contraire comme conséquence d’un parcours, l’approche est à la fois plus fine et plus juste : si un athlète arrive aux Jeux après avoir réalisé les meilleures performances dans sa discipline pendant l’année écoulée et qu’il ne rivalise pas avec ses pairs le jour J, il aura réalisé une contre-performance. Qu’est-ce qui est le plus parlant ? Appartenir au top 10 de son sport et se hisser dans le top 5 pendant les Jeux ou être numéro un mondial et ne finir que troisième ? La trajectoire d’un sportif s’apprécie à la lumière de son potentiel : ne pas aller chercher une médaille n’a rien d’infamant ; mais passer à côté alors qu’on a toutes les dispositions pour y prétendre, c’est rageant. Quoi qu’il en soit, les athlètes et leurs entraîneurs n’ont besoin de personne pour jauger une performance. Ils connaissent trop bien le goût de l’échec.
P. I. — Régulièrement, on s’interroge sur la place de notre pays sur l’échiquier international : diriez-vous que la France est un pays de sportifs ?
C. O. — J’ai envie de répondre « plutôt ». Mais il faut se méfier des jugements globaux. Sous l’angle du haut niveau, cela fait plusieurs années déjà que la France se distingue dans de nombreuses disciplines. Nous sommes donc un pays de compétiteurs. En revanche, sous l’angle d’une pratique plus générale, la marge de progression est considérable : dans les écoles en particulier, le sport pourrait avoir une place beaucoup plus grande. Dans d’autres pays, exercer une activité sportive est considéré comme un moteur dans l’éducation ; c’est presque un levier au service du développement d’une société harmonieuse ; nous sommes encore loin de cette philosophie. Revenons à la compétition : le fait d’avoir bon an mal an des résultats ne doit surtout pas conduire à nous décerner un satisfecit. À cela une bonne raison : depuis une vingtaine d’années environ, nous stagnons. Oui, il y a des performances, mais rien qui permette de se réjouir d’avoir franchi un cap pour venir tutoyer les meilleures nations olympiques ou, en tout cas, pour maintenir nos adversaires traditionnels à bonne distance. Non pas que la qualité de notre travail ait baissé : simplement, les autres pays travaillent de mieux en mieux. Dans un nombre croissant de disciplines, ils viennent maintenant grignoter nos positions. L’heure est donc à la mobilisation si l’on veut reprendre de l’altitude. L’Agence nationale du sport a été créée justement pour cela.
P. I. — Justement, comment fonctionne cette Agence lancée officiellement en 2019 ? Quels sont les buts recherchés ?
C. O. — La dynamique a été impulsée en 2017, à l’initiative de Laura Flessel, alors ministre des Sports. Ce projet a été poursuivi par Roxana Maracineanu qui lui a succédé en 2018. Les choses ont mis deux ans avant d’être formalisées mais, dans ce cas précis, ce délai n’est pas très étonnant : quand un nouvel organisme surgit à l’horizon, il est normal qu’il suscite des questions et même qu’il rencontre des oppositions, chacun se demandant comment cette réorganisation va mordre ou pas sur ses prérogatives. L’Agence marche sur deux pieds : le sport pour tous d’une part, avec la volonté de cimenter ce concept de nation sportive qui démarre dès l’école ; la haute performance d’autre part, qui englobe le sport de haut niveau et dont j’ai la charge. Sur ce volet, le premier élément sur lequel insister est que nous travaillons en équipe ; non seulement tous les champs sont couverts mais ils le sont par des spécialistes reconnus — des champions, des entraîneurs, des managers… — qui ont fait leurs preuves sur le terrain. Le deuxième élément réside dans la volonté de ne pas tout révolutionner. En France, fédération par fédération, la chaîne du haut niveau est bien balisée avec un directeur technique national (DTN) qui sert de référent et de point de jonction avec les différents entraîneurs. Le troisième élément vise à aller plus loin dans l’analyse de ce qui marche et ce qui ne marche pas. L’analyse de la concurrence montre qu’il faut sans doute mieux cibler l’effort. Intensifier la recherche des données, l’enveloppe des budgets et la densité des préparations dans chaque discipline n’est tout simplement pas possible. En France, nous avons encore cette culture généraliste qui nous incite à ne pas faire des choix trop tranchés. Or, pour avoir des équipes de France olympiques et paralympiques encore plus performantes, nous devons soutenir certains sports et certaines disciplines plus que d’autres. Les budgets dédiés à la performance doivent accompagner ceux qui peuvent rivaliser avec les meilleurs. Les autres fédérations doivent être concentrées et soutenues sur des politiques de développement et de structuration du haut niveau. Avec comme préalable parfaitement établi que nous serons jugés sur nos résultats.
P. I. — Ceux et celles qui représenteront la France en 2024, les connaît-on déjà ?
C. O. — Une rapide analyse statistique vient rappeler que l’âge moyen d’un médaillé olympique oscille entre 25 et 27 ans. Cela signifie donc que ces athlètes ont aujourd’hui entre 21 et 23 ans. À cet âge-là, sauf exception notable, les forts potentiels sont parfaitement identifiés. Dans certaines disciplines, comme la gymnastique, les talents sont détectés très tôt, à moins de 10 ans. Dans d’autres, c’est-à-dire la grande majorité, la sélection se fait entre 12 et 15 ans. Les fédérations sont aujourd’hui suffisamment bien organisées pour ne pas laisser passer les meilleurs talents : il serait étonnant qu’un athlète français qui se distinguera lors des JO de Paris 2024 soit encore sous les radars.
P. I. — Dès lors qu’on parle de la préparation des athlètes, on ne peut pas passer sous silence la question du dopage. Avez-vous le sentiment aujourd’hui que l’environnement s’est assaini par rapport à d’autres époques pas si lointaines ?
C. O. — S’il y a un vœu à partager, c’est bien celui-ci : que la compétition, toutes disciplines confondues, s’inscrive durablement dans une voie éthique. On aimerait être pétri de cette conviction mais la fin du dopage, c’est un peu comme l’excellence : plus on s’en rapproche, plus on s’en éloigne. Les deux cibles, en effet, sont mouvantes. Dans le cas de l’excellence, repousser une limite laisse aussitôt en entrevoir une autre. Pour le dopage, à peine a-t-on gagné une bataille que s’ouvre un nouveau chantier. Reste que les efforts pour le combattre se sont largement intensifiés, avec des succès à la clé. Peut-on reconnaître le dopage ? Je disais qu’une carrière de sportif de haut niveau se construit étape par étape : lorsque quelqu’un surgit de nulle part ou au dernier moment, et qu’il décline rapidement après avoir cueilli un trophée, il ne faut pas être grand clerc pour penser qu’il a pu user de méthodes peu valeureuses…
P. I. — Avec l’équipe de France masculine de handball, vous avez participé à quatre olympiades. Quel est votre souvenir le plus marquant ?
C. O. — Il est difficile de faire le tri. Avec un peu de recul, on pourrait croire que les Jeux Olympiques ne sont qu’une seule et même histoire, avec des hauts, des bas, des joies et des moments de déception. En réalité, chaque préparation, chaque match, chaque résultat se suffit presque à lui-même tant y sont associés des moments et des souvenirs particuliers. Je conserve une impression encore plus prégnante de la campagne de 2012, lors des JO de Londres. Nous sortions d’un championnat d’Europe raté six mois auparavant. Les médias annonçaient la fin de cette équipe et prévoyaient un naufrage olympique. Ce fut une opération reconquête, il fallait remonter la pente mètre par mètre, regagner une confiance perdue. L’aboutissement de cette ascension et le fait d’avoir pu conserver notre titre sont déjà remarquables, mais l’état d’esprit qui a prévalu pendant deux mois — préparation et compétition incluses — l’est encore plus. Notre force collective était exceptionnelle, au point qu’il y avait beaucoup plus de sérénité que d’euphorie après la victoire finale. Toutes les planètes étaient alignées : la compétence sportive, la complémentarité des personnalités, l’envie de se surpasser… Dans le sport de haut niveau, c’est trop rare pour ne pas s’en souvenir huit ans plus tard.