Politique Internationale — Paris 2024 se rapproche peu à peu. Comment voyez-vous ce rendez-vous olympique ? Que vous inspire cet événement en général ?
Jean-Michel Blanquer — Les Jeux Olympiques renvoient d’abord à des chapitres de l’Histoire. Et quelle Histoire ! Quand les Jeux émergent dans la Grèce antique, ce sont les valeurs d’une civilisation qui se déploient tout entières. Je ne vais pas dérouler la trajectoire de l’olympisme à travers les âges mais ce parcours est impressionnant, à la fois par ses enjeux et par ses représentants. N’oublions pas non plus la place de la France : le renouveau des Jeux, l’œuvre de Pierre de Coubertin, peut être considéré comme un moment d’histoire nationale et internationale. Les Jeux Olympiques s’inscrivent donc profondément dans le passé, mais ils ont aussi une dimension plus contemporaine. Ils sont le reflet de la société actuelle, des évolutions géopolitiques ou encore des défis de notre époque. Pour toutes ces raisons, Paris 2024 sera un rendez-vous historique, au sens premier du terme. Les espoirs que nous plaçons dans l’organisation de cet événement sont grands : il doit illustrer le respect entre les peuples, de même qu’une aspiration à la paix entre les nations. C’est un rendez-vous de l’humanité avec elle-même, avec des valeurs universelles telles que l’engagement, le respect d’autrui, la lutte pacifique pour l’excellence.
P. I. — Dans quelle mesure l’organisation des Jeux Olympiques en France va-t-elle permettre d’accélérer des réformes ? On parle du sport, mais pas seulement. De nombreux dossiers sont en attente dans différents secteurs…
J.-M. B. — La réponse est sans équivoque : les Jeux Olympiques et Paralympiques à Paris en 2024 sont un formidable accélérateur, dans de nombreux domaines. Celui des équipements tout d’abord : le paysage des infrastructures sportives sera enrichi. L’engouement pour les pratiques va aussi bénéficier de cette échéance olympique : l’expérience montre que lorsque des champions se distinguent, ils suscitent un grand appétit de la jeunesse pour sinon marcher sur leurs traces, du moins tester une discipline. Et, parfois, l’apprécier sur le long terme. Ce seront aussi les premiers Jeux Paralympiques d’été organisés en France : cela pourrait permettre de donner envie à de nombreuses personnes en situation de handicap de commencer ou d’approfondir une activité physique et sportive. S’agissant plus précisément de réformes, nous sommes là au carrefour du monde du sport et de celui de l’éducation, comme l’illustre actuellement notre ministère de l’Éducation nationale et des Sports. Depuis deux ans, cette interaction témoigne d’une montée en puissance. Je prendrai deux exemples : d’une part, celui des établissements labellisés Génération 2024 dont le maillage se renforce peu à peu. Aujourd’hui, plus de 2 600 écoles et plus d’un million d’élèves y ont participé. D’autre part, la place accrue des sections sportives, qui permettent à des talents de progresser dans un environnement scolaire rigoureux. L’école inclusive bénéficie aussi directement de cette dynamique, à travers les Jeux Paralympiques et la promotion du handisport ainsi que du sport adapté, pour que tous les élèves puissent avoir une pratique sportive. Enfin, l’économie, à travers le plan de relance post-Covid-19, est un facteur important au service de ces réformes. Des moyens conséquents sont mis sur la table pour rendre plus vertueuses la gestion des équipements et des bâtiments sportifs, l’organisation des événements ou encore les conditions d’entraînement.
P. I. — Tous les quatre ans, les Jeux mettent le sport en pleine lumière. Mais, dans l’intervalle, on a l’impression que l’activité physique ne décolle pas dans le milieu scolaire. Sous-entendu : elle reste déconsidérée par rapport aux matières traditionnelles...
J.-M. B. — Disons-le une bonne fois pour toutes : le sport n’est pas quelque chose de marginal. Ce n’est pas non plus un élément de décor, qui viendrait simplement égayer ou animer la société. Sa place est centrale, ne serait-ce que parce qu’il recèle un aspect du rapport au corps, de la relation du corps et de l’esprit, et par extension une dimension de santé publique. Je ne crois pas à cette hiérarchie selon laquelle le sport serait relégué loin derrière les mathématiques, le français ou les langues. La France a conquis ses galons de grande nation sportive : depuis longtemps, elle abrite de futurs champions et les prépare à le devenir. Cette renommée contribue à la reconnaissance de l’activité physique, de même que l’on peut s’extasier devant de brillants talents intellectuels ou scientifiques. Ensuite, suivant en cela l’exemple de l’Angleterre ou de l’Allemagne, le cloisonnement est devenu moins fort entre les contenus d’enseignement. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas continuer à jeter des passerelles entre les différents univers. Je crois beaucoup au rapprochement, encore insuffisant, entre les clubs, les associations et le monde scolaire. L’éducation physique et sportive va sortir renforcée des quatre prochaines années au sein de notre système scolaire en même temps que nos clubs et associations se déploieront.
P. I. — Bref, un bon élève est celui qui marche sur ses deux jambes, qui progresse sur la pente académique tout en pratiquant une activité physique…
J.-M. B. — Les deux domaines sont liés. Des études sont très explicites sur le sujet. Elles montrent qu’à partir de l’âge de 11 ans les élèves ont tendance simultanément à lire moins et à faire moins d’activité physique. Qu’est-ce qui explique ce double recul ? Les écrans en sont largement responsables ; ils sont capables de monopoliser le temps et l’attention des élèves pendant des heures. Combattre cette tyrannie est indispensable pour redynamiser à la fois l’appétit de la lecture et le goût du sport. Lire et agir, ce sont de bons ingrédients au service de la santé, du bonheur ou de la joie de vivre : on ne doit jamais l’oublier. Reste une constante : les performances sportives des jeunes d’autrefois étaient bien supérieures à celles d’aujourd’hui. Une étude de l’OMS publiée en 2019 a montré que plus de 80 % des jeunes ne respectent pas la recommandation officielle d’une heure d’exercice par jour, au profit des activités sédentaires sur écran, qui occupent plus de 4 heures par jour (1). Nous devons changer la donne.
P. I. — En France, le fossé est important entre, d’une part, le réservoir de sportifs de haut niveau et, d’autre part, la masse des pratiquants. Cette séparation bien tranchée entre l’élite et la base est-elle inéluctable ?
J.-M. B. — Les deux univers peuvent être mieux articulés, c’est notre mission, à Roxana Maracineanu (NDLR : la ministre déléguée, en charge des Sports) et moi-même. Mais il ne faut pas non plus noircir le tableau : quand la France se distingue lors des JOP ou des grandes compétitions sportives, cela crée un appel d’air pour des millions de gens, qui redécouvrent les joies du sport dans le sillage des images qu’ils ont vues un peu plus tôt, y compris à travers les champions des Jeux Paralympiques. Les métiers du sport et leur développement sont un autre moyen de rapprocher la base de l’élite. À travers ces métiers se dessine un secteur économique étoffé — animation des clubs, agencement des loisirs, réseau d’entreprises… — qui emploie des milliers de gens. Très souvent, au sein de ce secteur, des sportifs professionnels sont amenés à côtoyer de simples amateurs. Ils peuvent ainsi véhiculer des valeurs. Le sens de l’effort, l’abnégation ou le dépassement de soi sont des notions qui parlent aussi bien aux sportifs vedettes qu’aux pratiquants réguliers : ce ciment commun abolit, lui aussi, des barrières.
P. I. — Autrement dit, les athlètes confirmés ne sont pas des individus réfugiés dans leur tour d’ivoire…
J.-M. B. — La France compte quelque 7 000 sportifs de haut niveau. L’objectif est à la fois de leur permettre de s’entraîner dans les meilleures conditions et de se former efficacement dans la perspective de leur après-carrière. Les métiers du sport offrent des débouchés, et les filières dont peuvent profiter ces athlètes sont diversifiées. Le développement des sections sportives dans l’enseignement scolaire offre la possibilité en amont de se perfectionner dans sa discipline tout en jetant les bases d’une reconversion réussie. Les sportifs de haut niveau doivent également pouvoir bénéficier d’un cadre favorable pour s’accomplir dans leur deuxième vie et je vais y travailler ardemment avec Roxana Maracineanu.
P. I. — Le français est la première langue officielle du Comité international olympique (CIO). Cela n’empêche pas qu’il s’efface de plus en plus derrière l’anglais. Peut-on espérer inverser la tendance ?
J.-M. B. — C’est un sujet sur lequel le ministère est particulièrement volontariste et j’y serai très attentif. Paris 2024 doit être un moteur pour l’utilisation du français au sein des instances olympiques et bien au-delà. Les Jeux sont une telle caisse de résonance qu’ils doivent nous permettre de prendre des initiatives en ce sens. Nous avons aussi dans notre ligne de mire les Jeux Olympiques de la Jeunesse : ils auraient dû se dérouler à Dakar en 2022, mais la crise sanitaire a conduit à un report en 2026. Pour la première fois, le continent africain accueillera une manifestation olympique. La francophonie peut se réjouir de cette échéance.
P. I. — La mobilisation de la jeunesse sera un élément important de la réussite des Jeux de Paris 2024. Mais, lorsqu’on regarde la gouvernance du sport, les aînés restent ultra-majoritaires. Le moment n’est-il pas venu d’associer davantage cette jeunesse aux leviers de commande ?
J.-M. B. — Il me paraît assez logique que les anciens athlètes de haut niveau puissent être associés à la gouvernance du sport, et pas forcément très longtemps après la fin de leur carrière. Ce passage n’est pas automatique pour autant : pour exercer ce type de fonctions, se former est nécessaire. En attendant, il y a suffisamment de filières qui permettent d’appréhender à la fois une carrière de sportif et la projection dans la vie d’après. Souvent, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne sont érigées en modèles quant à leur capacité d’intégrer et de valoriser le sport dans la société, mais la France compte un solide maillage d’institutions. L’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep) ainsi que les Centres de ressources, d’expertise et de performance sportives (Creps) sont devenus des points d’ancrage reconnus.
P. I. — Le dernier remaniement gouvernemental a donné l’occasion de rapprocher le ministère de l’Éducation et celui des Sports au sein d’une même entité chapeautée par le premier. À quelle nécessité ce regroupement répond-il ? Est-ce voué à s’inscrire sur le long terme ?
J.-M. B. — C’est un changement de la plus haute importance qui va renforcer et l’éducation et le sport dans notre pays. Des compétences sont mutualisées, des richesses sont mises en commun, des projets emblématiques sont accélérés. Je ne vais pas faire la liste des initiatives, mais la centaine de sections sportives qui existent aujourd’hui sont un bon exemple de cette alliance. S’agissant du fonctionnement des services, les inspections générales de l’éducation nationale et de la jeunesse et des sports ont déjà fusionné, et notre organisation territoriale va être commune. Nous voulons renforcer les moyens pour atteindre plusieurs grands objectifs : la prévention contre les noyades à travers l’apprentissage de l’aisance aquatique, l’apprentissage du vélo à l’école, le soutien à 30 minutes d’activité physique quotidienne à l’école, avec le Comité d’organisation de Paris 2024, ou encore le dispositif « cours le matin, sport et EPS l’après-midi ».
P. I. — La question d’un souffle nouveau se pose aussi au sujet des valeurs olympiques. L’esprit de Coubertin revient souvent dans les conversations, mais ces valeurs ne doivent-elles pas être revisitées pour séduire davantage la jeunesse ?
J.-M. B. — Les valeurs de Coubertin, qui exaltent une certaine forme de fraternité, n’ont pas vieilli. De même, son idéal désintéressé signifie encore quelque chose. L’économie du sport et son développement doivent être pris très au sérieux dans leur dimension bénéfique pour notre société et donc aussi dans leur dimension éthique. La présence de garde-fous est indispensable pour réguler la façon dont le sport draine de l’argent. En marge de l’économie, la protection de l’environnement est l’autre sphère capitale qui accompagne désormais l’univers du sport. Plus aucun dossier ne peut être considéré indépendamment de son implication écologique.
P. I. — Quel amateur de sport êtes-vous ? Avez-vous le temps de pratiquer une activité ? Vous revendiquez-vous supporter dans un stade ou devant le petit écran ?
J.-M. B. — D’abord et avant tout, j’aime faire du sport et je suis curieux de tous les sports. J’ai eu la chance de pouvoir pratiquer plusieurs sports, dont certains à haute dose, comme le football. Mais j’ai aussi fait du rugby ! Et des sports individuels, comme le squash ou le tennis. Aujourd’hui, c’est davantage le plaisir de la marche que je peux expérimenter, comme celui de la nage en mer. Bien sûr, le temps me manque pour retrouver le rythme d’avant. Devant un spectacle sportif, oui, je soutiens les équipes de France et leurs représentants. Nous sommes des millions de Français à partager ce sentiment : quand un athlète porte haut les couleurs du drapeau, nous sommes fiers. « Un esprit sain dans un corps sain », c’est un bon adage pour chaque individu mais aussi pour tout un pays.
(1) Étude publiée le 22 novembre 2019 dans la revue médicale The Lancet Child & Adolescent Health.