Politique Internationale — Le break dance va devenir discipline olympique aux JO de Paris 2024. Difficile d’obtenir meilleure reconnaissance. Diriez-vous que cette distinction était inattendue ou qu’elle allait de soi ? Qu’est-ce qui a permis cette ascension ?
Mounir Biba — Les Jeux Olympiques de la jeunesse à Buenos Aires en 2018 ont constitué le déclencheur. Je le sais d’autant mieux que j’étais membre du jury, et que j’avais beaucoup travaillé en amont pour permettre au break dance d’avoir cette visibilité. Les JO de la jeunesse, c’est un peu l’antichambre des JO : à Buenos Aires, il y avait plus de 4 500 athlètes âgés de 13 à 18 ans, toutes disciplines confondues. Pour le Comité international olympique (CIO), un événement comme celui-là, qui réunit la jeunesse du monde entier, est un excellent moyen de repérer les sports qui marchent. En l’occurrence, s’agissant du break dance, personne n’a été déçu, aussi bien les organisateurs que les participants et le public : l’engouement a été formidable, largement relayé par les réseaux sociaux. Paris 2024 a été d’autant plus sensible à cet élan que nous collons bien à ce que Tony Estanguet, le président de Paris 2024, veut impulser, à savoir des Jeux innovants, spectaculaires et futuristes. Le break dance possède ce côté très visuel qui laisse peu de gens indifférents. Comme la marge d’expression est totale, on a tout loisir d’être surpris quand on assiste à une compétition. À nous de profiter de la porte d’entrée olympique pour faire encore mieux connaître une activité qui n’est pas seulement à mi-chemin entre le sport et une activité artistique, mais qui recèle aussi une dimension culturelle.
P. I. — Concrètement, comment faire admettre à des autorités sportives largement ancrées dans la tradition qu’une discipline comme le break dance va venir enrichir les Jeux ? Des prémices d’une candidature à l’admission définitive par le CIO, comment s’est déroulé le parcours ?
M. B. — Le cheminement a été un peu complexe. Rien d’étonnant à cela, pour les raisons exposées précédemment : en résumé, on ne peut pas faire entrer le break dance dans une case unique. C’est évidemment une source de richesse mais ce peut être aussi un obstacle, car les univers un peu mouvants risquent parfois de désorienter. Par exemple, nous ne sommes pas comme un sport très codifié, avec toute l’organisation qui en découle. Nous ne sommes pas non plus une discipline où il est facile de légiférer : dans le break dance, l’examen du jury fait intervenir une part de subjectivité. On ne compte pas des buts ou des points. Parfois, ça se joue à très peu de chose, alors le débat peut être vif ! Bref, il a fallu convaincre que notre discipline pouvait se fondre sans encombre dans l’univers olympique. Comme le CIO a voté notre admission à l’unanimité, j’imagine que nous avons été convaincants. Doit-on préciser que tout cela s’est fait très sérieusement ? Quand Paris 2024 a été auditionné au printemps 2019, j’ai pu intervenir devant les membres du Comité et parler de nos valeurs et de notre identité. Ce jour-là, je le dis en toute simplicité, le CIO a pu sans doute mesurer tout l’intérêt qu’il avait à intégrer le break dance.
P. I. — Vous le dites sans ambages, le mouvement olympique a presque autant besoin du break dance que le break dance a besoin du mouvement olympique…
M. B. — Le cœur de la démarche, c’est d’abord de convaincre le CIO. Mais on peut aussi renverser la question : comment persuader la communauté break dance qu’elle aussi a tout à gagner à rejoindre le monde olympique ? Je le dis sans prétention : notre discipline n’a pas besoin des JO pour fonctionner. Non seulement elle se développe partout dans le monde, mais plusieurs circuits de compétition existent déjà, avec des partenaires économiques solides et motivés. Reste que les Jeux sont une vitrine incomparable : un sport qui accède à la reconnaissance olympique change de dimension. On l’a bien vu avec les JO de la jeunesse à Buenos Aires : cette première étape sur la voie d’une intégration à l’olympisme s’est révélée très positive. Quand je parle de l’intérêt pour le CIO de rallier le break dance, je renvoie à un contexte global : le mouvement olympique est soucieux aujourd’hui de fédérer les jeunes générations. Il veut établir des passerelles vers des segments de la population qui sont parfois éloignés des Jeux, ne serait-ce que parce qu’ils ne les connaissent pas. En incorporant le break dance, l’olympisme noue un lien avec de nouvelles cibles. On ne veut pas refaire ici l’histoire des JO mais chacun a bien conscience du poids des traditions, de l’ancrage des valeurs et de l’importance d’une série de balises, sportives, géographiques et même géopolitiques. Le danger, pour une telle institution, c’est qu’elle finisse par être immobile. L’arrivée du break dance montre que les JO de Paris 2024 sont parfaitement de leur temps. Notre association, c’est gagnant-gagnant.
P. I. — Vous parlez de la communauté break dance : que recouvre-t-elle ? Quelles sont ses principales caractéristiques ?
M. B. — Son implantation est mondiale, après que la discipline a essaimé progressivement aux quatre coins de la planète. Le break dance est né dans les années 1970, dans le Bronx à New York et il a gagné l’Europe à partir de 1980. En France, le phénomène s’est enclenché en 1982 : cela fera bientôt quarante ans que la vague a commencé à se former, et elle a bien grossi depuis. C’est la même chose ailleurs : il n’y a plus de contrées inconnues pour le break dance ! Aujourd’hui, il se pratique aussi bien en Amazonie qu’en Sibérie, aussi bien au Japon qu’en Australie. Il n’y a pas de frontières, et l’absence de barrières se vérifie également pour l’apprentissage. Dès 4 ou 5 ans, on voit des enfants s’exercer avec bonheur. Dans certaines compétitions, l’âge des participants oscille entre 8 et 40 ans. Peu de sports peuvent se targuer d’un éventail aussi large. Notre discipline est beaucoup moins fondée sur les catégories que les autres sports : les femmes peuvent parfaitement concourir avec les hommes, les plus jeunes avec les plus âgés. Nous sommes moins hiérarchisés, mais les repères pour Paris 2024 sont déjà fixés : deux catégories, hommes et femmes, avec 16 participant(e)s pour chacune. Je ne vais pas lister les grands principes de la pratique, mais le déroulement de la compétition dans quatre ans est déjà acté, avec l’enchaînement des défis entre les danseurs. On parle en l’occurrence de « battles » car le break dance a son vocabulaire.
P. I. — On s’attend à ce que vous défendiez mordicus l’identité du break dance mais vous préférez mettre en avant son ouverture tous azimuts…
M. B. — L’une des choses importantes à retenir est qu’il n’y a pas de filières. Lorsque vous participez à une compétition, personne ne vous demande d’où vous venez, à quel milieu vous appartenez ou ce que vous cherchez : comme il y a mille et une façons d’aborder le break dance, ce n’est pas ce que vous faites qui compte, mais comment vous le faites. C’est en mettant ces différents éléments bout à bout qu’on touche à l’essence du break dance : une forme de liberté, à laquelle est sensible le mouvement olympique. On fait souffler un vent nouveau, ni plus ni moins. Nous sommes attachés à cette dimension multiculturelle car, aujourd’hui, il y a trop d’activités ultra-balisées qui demandent aux participants de remplir tout un tas de conditions avant de pouvoir les exercer.
P. I. — Vous-même, comment êtes-vous venu au break dance ?
M. B. — Tout a démarré en 1997 : j’avais 13 ans, j’étais passionné de sport, mais à l’époque je jouais surtout au hand et au foot, jusqu’au jour où la MJC du coin a proposé quelques jours d’initiation au break dance. Au départ, j’y suis allé surtout par curiosité, sans savoir que je mettais le doigt dans un engrenage ! C’est bien simple, ensuite, la discipline ne m’a plus lâché. Jusqu’à 15 ans, j’ai continué le football en parallèle avant de faire un choix : ce serait le break dance plus que le ballon rond ! Ce qui m’a séduit dès ces années-là ? La liberté d’abord : la pratique du break dance est tellement riche qu’on a l’impression de s’évader. Ensuite, l’aspect artistique : la capacité de pouvoir créer quelque chose est toujours stimulante. Enfin, le break dance permet des rencontres : comme l’activité brasse plusieurs horizons — le sport, la musique, la culture… —, on se nourrit de cette diversité. Pour ces trois — bonnes — raisons, j’ai tout de suite adoré.
Après, je suis passé à un stade supérieur, celui de la compétition intensive, ce qui implique un rythme d’entraînement soutenu, la préparation des compétitions et, comme tous les sportifs qui exercent à un bon niveau, la volonté de ne rien laisser au hasard. Sur ce dernier point, le break dance a beaucoup évolué au cours des dernières années. Désormais, la plupart des danseurs intègrent cette dimension de l’entraînement invisible, que ce soit le repos, la nutrition ou la mise en condition psychologique. À mes débuts, ces données n’avaient pas encore l’importance qu’elles ont aujourd’hui. Pendant toute cette période, j’ai poursuivi mes études. Pourtant, d’une certaine manière, j’étais déjà professionnel. Sauf exception, on ne vit pas du break dance, mais pour prétendre gagner des compétitions, c’est quasiment un travail à temps plein ! À l’arrivée, plus de vingt ans ont passé et j’évolue toujours dans cet univers : les cours et les spectacles ont succédé à la compétition ; parallèlement, j’ai lancé aussi une activité d’accompagnement de la performance, au-delà du break dance.
P. I. — Ce vent nouveau du break dance dont vous parlez, comment va-t-il souffler sur Paris en 2024 ? Imaginez-vous déjà un lieu d’accueil plutôt qu’un autre ?
M. B. — Le break dance a l’avantage de ne pas réclamer de lieu spécialement dédié. Lors des Jeux Olympiques de la jeunesse à Buenos Aires, nous partagions l’espace avec le basket 3x3. Tout cela sera vu en temps et en heure. Les endroits emblématiques en région parisienne ne manquent pas pour nous accueillir. En attendant, nous nous concentrons sur les prochaines échéances. Quant à savoir si le break dance à Paris sera juste l’objet d’un one shot ou s’il s’inscrit dans le plus long terme, n’oublions pas que les JO 2028 auront lieu à Los Angeles. Or les États-Unis et leurs grandes métropoles se considèrent, à juste titre, comme le berceau de la discipline : ils auront sûrement très envie que le break dance soit à nouveau représenté aux Jeux. Et ils auront raison : le break dance, c’est l’enthousiasme de la jeunesse, dont personne ne peut se passer, à commencer par les Jeux Olympiques.
P. I. — Selon le président de la République, Paris 2024 doit être un instrument au service du sport à l’école, du sport bien-être et du sport bénévole, avec tout l’environnement social que cela suppose. Dans quelle mesure le break dance participe-t-il à cet effort global ?
M. B. — C’est peu de dire que le break dance se sent pleinement engagé dans ce mouvement. À travers les associations et les différentes initiations mises en place, ce sont plus de 40 000 élèves qui ont le loisir de toucher à notre discipline. Un chiffre qui doit encore grimper. Plusieurs des caractéristiques de notre pratique permettent utilement de « grandir » : je pense, par exemple, à l’esprit d’équipe ; avec le break dance, on apprend à s’entraîner, à concourir et à rivaliser ensemble, c’est un excellent mode de partage. Je pense aussi au sens chorégraphique, qui amène les jeunes à se découvrir une fibre artistique. Je pense encore à la dimension musicale, synonyme de culture, qui accompagne nos activités. Et puis, il y a bien sûr le côté sportif, un apprentissage de la vie à lui tout seul. On ne sera pas grandiloquent en disant que le break dance est une école de vie, mais on n’en est pas loin, en termes d’épanouissement personnel et de goût du vivre-ensemble.
P. I. — Certains observateurs associent encore le break dance aux cités, à l’immigration, voire à un sous-sport ou à une sous-culture. Que faut-il faire pour éteindre la portée de ces clichés, qui ont malheureusement la vie dure ?
M. B. — Les images que vous évoquez sont effectivement des clichés qui, même à l’heure du numérique, peinent à disparaître. D’où vient cet afflux d’inepties ? Pas de l’Histoire en tout cas : regardez le Japon, il n’y a pas de tradition d’immigration dans ce pays et pourtant la communauté break dance y est bien implantée. Bref, les explications qui consisteraient à dire que notre discipline n’est qu’un produit d’importation réservé à un petit cercle tombent à l’eau. Puisque nous sommes dans les clichés, n’ayons pas peur : le break dance serait une pratique cantonnée aux couches populaires, voire la propriété des jeunes des quartiers. Nous ne sommes pas les seuls à pâtir de ce miroir déformant : c’est toute la culture hip hop qui est logée à la même enseigne. S’il y avait une seule manière de se débarrasser de ce tissu de contrevérités, ça se saurait ! En attendant, le break dance doit continuer de creuser son sillon : celui d’une discipline libre, créative et métissée. L’olympisme va nous permettre de populariser encore davantage ce joli trio d’adjectifs.