Politique Internationale — On ne peut pas commencer cet entretien sans évoquer la crise du coronavirus. Qu’est-ce que cette pandémie change, selon vous, pour le mouvement sportif en général et le mouvement olympique en particulier ?
Denis Masseglia — Il est beaucoup trop tôt pour se prononcer, même s’il y aura forcément un « avant » et un « après » coronavirus. C’est seulement au fil des mois qu’on prendra conscience de toutes les implications d’un tel événement. En l’occurrence, je ne parle pas uniquement du sport parce que, finalement, le sport représente peu de chose à côté d’une urgence sanitaire sans précédent. Au passage, pendant cette période et quel que soit le domaine, je remarque que de nombreux observateurs se sont improvisés experts, truffant leur discours de « y a qu’à » ou « faut qu’on ». Les dossiers ne progressent pas comme cela : pour parler efficacement du sport olympique, la primauté appartient au Comité international olympique (CIO). Si l’on revient quelques mois en arrière, celui-ci a pris rapidement la mesure des choses : c’est-à-dire à la fois accepter l’incertitude et travailler sur des pistes pour, une fois l’horizon éclairci, proposer des solutions. Pour conclure sur cette première moitié de l’année 2020, je dirais juste que je fais partie d’un monde où les héros sont généralement des athlètes qui recueillent des lauriers sur les stades. Mais les héros sont aussi ailleurs : ce sont tous ces soignants qui ont travaillé sans relâche au chevet des malades. Les pensées du mouvement sportif vont à eux, et pour longtemps.
P. I. — Le Comité national olympique et sportif français (CNOSF) est plus que jamais tendu vers les Jeux Olympiques 2024 à Paris. Que représente cette échéance pour votre institution ?
D. M. — Il faut revenir sur le contexte de la candidature de Paris, en 2011. À l’époque, la France sort de l’échec d’Annecy 2018 et la pilule est dure à avaler. En peu de mots, c’est difficile de se remettre en selle. Non pas que le mouvement sportif ne veuille pas une nouvelle fois se mobiliser pour accueillir les JO dans l’Hexagone mais nous souhaitons que l’objectif Paris 2024 s’accompagne d’une autre façon de considérer le sport dans notre pays, beaucoup plus ambitieuse. Nous demandons tout simplement qu’il devienne un enjeu de société. Des bases existent déjà pour cela : le sport en France est souvent considéré comme un outil d’éducation, un moyen au service de la santé et un objet de lien social. Ce triptyque est intéressant, mais il ne suffit plus : pour que le sport devienne un enjeu à part entière, il est indispensable de faire bouger les lignes. Nous sommes un pays de sportifs. Mais comment devenir un pays sportif ? Telle est la trajectoire que nous devons suivre. Cela suppose de rassembler l’ensemble des décideurs, politiques mais aussi économiques. Cette convergence existe pour la culture, pourquoi n’existerait-elle pas pour le sport ? La première est traditionnellement mise en avant, c’est beaucoup moins évident pour le second : attention, je ne veux ni minorer la place de la culture ni réclamer la baisse des efforts en sa faveur, je souhaite simplement un traitement plus équilibré pour le sport.
P. I. — Face à cette trajectoire que vous appelez de vos vœux, que fait exactement le CNOSF pour renforcer la place du sport au cœur de la société ?
D. M. — Nous sommes d’abord mobilisés au service des clubs pour que les plus jeunes en particulier puissent développer leur envie de faire du sport. Dans ce cadre, à l’occasion de la rentrée scolaire 2019-2020, le CNOSF a lancé la carte Passerelle. Il s’agit que les élèves, pour la période allant de septembre à la Toussaint, aient accès gratuitement à une activité sportive de leur choix au sein d’un club. Le dispositif, qui a donc été inauguré l’année dernière, a été testé d’abord dans trois départements avant d’être généralisé pour la rentrée 2020-2021. La France n’est pas un pays où le lien se fait automatiquement entre le monde du sport et celui de l’éducation. Une initiative comme la carte Passerelle doit permettre de le consolider. Dans le cadre d’une sensibilisation plus globale, les JO constituent évidemment un accélérateur. Plus 2024 va approcher, plus l’événement va ressembler à un rouleau compresseur, dans le meilleur sens du terme. Sont prévues une série d’actions — des manifestations culturelles, des opérations promotionnelles, le parcours de la flamme olympique… — auxquelles le CNOSF est souvent associé, qui vont irriguer tout le terrain sportif. Ce n’est pas un vœu pieux : le président de la République lui-même l’a dit en soulignant que l’on doit se doter, à l’horizon 2024, d’une vraie capacité à tirer le sport à l’école, à tirer le sport bien-être, à tirer et à structurer toutes les fédérations qui sont évidemment prêtes à jouer le jeu, avec une réflexion sur le sport amateur et ses animateurs bénévoles. Ces propos sont aussi ambitieux que les chantiers sont d’envergure. Pour ceux qui en douteraient encore, le développement du sport en France est au cœur de Paris 2024. Certes, les Jeux sont toujours un événement qui fait scintiller la planète sportive, mais notre priorité, c’est de veiller à ce que ses répercussions soient les plus profondes possible.
P. I. — Sera-t-on en mesure, à l’orée des JO 2024, de quantifier les actions entreprises ? Quels sont les indicateurs les plus fiables ? Le nombre de licenciés, la réservation des plages horaires, le budget des clubs ?
D. M. — Je reviens sur le triptyque évoqué précédemment, sur cette capacité du sport à étoffer l’éducation, à protéger le capital santé et à nourrir le lien social. Davantage que des indicateurs, ce sont de grandes orientations. Mais il n’y a pas besoin de chiffres pour vérifier si ces tendances sont relayées sur le terrain : assez vite, on saura si l’on est parvenu à un créer un élan. Ce serait d’autant plus profitable qu’un élan entraîne souvent un cercle vertueux : plus les choses s’enclenchent, plus on a envie de les dynamiser. En tout cas, au sommet de la hiérarchie du sport français, on s’est donné les moyens de franchir un cap. La création en 2019 de l’Agence nationale du sport (ANS) — qui regroupe à la fois l’État, le mouvement sportif, les collectivités territoriales et le monde économique — permettra sur le long terme de cimenter encore plus les efforts. Surtout, la présence nouvelle du monde économique — avec un poids à hauteur de 10 % au sein du conseil d’administration de l’Agence (NDLR : contre 30 % respectivement pour l’État, les collectivités et le mouvement sportif) — montre que plus personne n’est laissé au bord de la route. L’Agence, à laquelle est rattaché le CNOSF — qui lui-même travaille avec les différentes fédérations — est le dénominateur commun chargé d’impulser la politique sportive dans notre pays.
P. I. — Cette nouvelle gouvernance du sport français permettra-t-elle de mieux responsabiliser les acteurs ?
D. M. — Changement de gouvernance ou pas, les acteurs sont déjà responsabilisés. Je le mesure bien au sein du CNOSF où nous avons pleinement intégré la logique de mobilisation de Paris 2024. Cela se traduit par des missions supplémentaires, en plus de notre socle d’activités déjà existant. Dans cette perspective, nos effectifs se sont récemment étoffés, passant de 72 à 88 personnes. Partant de ce constat, le changement de gouvernance induit par la création de l’ANS, en renforçant les passerelles entre les différents univers, augmente par définition ce seuil de responsabilisation. Nous devons tous être performants pour que l’ensemble des partenaires au sein de l’Agence en tirent bénéfice. Le renfort du monde économique s’inscrit directement dans ce cadre : son mode de fonctionnement renvoie à une culture du résultat qui est très intéressante. Les fédérations sont les premières concernées parce que le nouveau dispositif leur permet de suivre en direct l’allocation de leur budget. Elles sont notamment directement chargées de répartir les fonds de l’Agence destinés au développement des activités sportives auprès de leurs différentes instances, ligues régionales, comités départementaux et bien sûr clubs. Ce dispositif va évidemment dans le sens de la responsabilisation déjà évoqué.
P. I. — Les décideurs économiques sont donc invités à s’impliquer davantage dans la politique sportive, même si, pour le moment, ils sont encore bien moins représentés dans les instances que les autres acteurs. À partir de quel moment ces décideurs seront-ils destinés à monter en puissance ?
D. M. — Un peu d’histoire n’est pas inutile. Le mouvement sportif, avec le concours de l’État, a commencé de se structurer autour des années 1960. En France, les lois de décentralisation de 1981 ont ajouté une brique supplémentaire : les collectivités sont venues accompagner les efforts de l’État. Une dizaine d’années plus tard, les entreprises ont commencé à investir plus dans le sport. À l’époque, cet effort était surtout articulé autour du sponsoring. Aujourd’hui, les choses ont évolué en profondeur : le monde économique réalise que le soutien du sport va bien au-delà des opérations de partenariat et que la pratique sportive au sein de l’entreprise par exemple est un bon vecteur de développement, à la fois personnel et professionnel. Entre autres engagements, on voit des dizaines de salariés d’une même société participer à une compétition. On voit aussi d’anciens sportifs de haut niveau partager leur expérience avec des cadres dirigeants. Bref, on s’aperçoit que le sport est aussi une philosophie de vie qui a vocation à essaimer dans les rouages économiques et sociaux pour les fluidifier. Le sponsoring existe toujours mais son approche est souvent beaucoup plus affinée que par le passé. Il s’agit désormais d’aller au-delà de la simple quête d’image, d’associer des collaborateurs, d’organiser des événements spécifiques… Tout cela est très positif mais ne se fait pas non plus en un jour : dans la mesure où les entreprises et le monde économique en général s’immergent dans le sport plus tardivement que l’État ou les collectivités, il me paraît légitime que ces nouveaux arrivants pèsent moins lourd dans les organes de décision. Mais rien n’est figé. En d’autres termes, les décideurs économiques ont vocation à intervenir de plus en plus aux côtés des dirigeants institutionnels du mouvement sportif.
P. I. — Les derniers mois ont été sévères pour le monde sportif, avec la révélation d’un certain nombre d’affaires d’abus sexuels. Dans quelle mesure le mouvement que vous représentez, en lien direct avec plusieurs fédérations sportives, est-il impacté par ce phénomène ?
D. M. — Ces agissements sont inacceptables. Non seulement ils sont inacceptables, mais tout doit être mis en œuvre pour éviter qu’ils se reproduisent. Il est donc indispensable de communiquer sur le sujet et de ne rien passer sous silence. Ces violences sexuelles concernent malheureusement l’ensemble de la société, et il n’y a aucune raison pour que le monde sportif soit épargné. Au sein du CNOSF, personne ne se voile la face : il y a urgence à gommer ce volet très négatif et cela requiert un travail de fond. Une réflexion s’impose autour des modalités d’encadrement des jeunes sportifs : quels que soient les encadrants, professionnels ou bénévoles, il faut davantage de prévention et de rigueur. On ne peut pas se satisfaire d’une situation où un prédateur sexuel passe d’un club à un autre sans que le club accueillant n’ait les moyens de savoir vraiment à qui il a affaire. La situation est sérieuse, mais nous pouvons y remédier : dans un passé proche, le mouvement sportif a eu à affronter le dopage et une série d’actions ont réussi à combattre ce fléau. Dans une autre veine, il s’est attaqué efficacement aux scandales de corruption. Et la lutte contre les dérives n’est pas terminée : ici ou là pointent dans le monde sportif des dangers de radicalisation, surveillés de près par le CNOSF. Ce sont des risques qui nous concernent comme ils concernent la société tout entière, mais le sport c’est d’abord le respect de soi, des autres et de la règle, autant de raisons d’être encore plus intransigeants et plus précautionneux.
P. I. — « Passer d’un pays de sportifs à un pays sportif », dites-vous. Dans cette perspective, la France peut-elle s’inspirer avec profit d’un autre pays ? Y a-t-il une trajectoire qui mérite d’être citée en exemple ?
D. M. — Il est toujours très difficile de procéder à des comparaisons : chaque pays possède sa propre culture, son propre mode de fonctionnement et ces spécificités se retrouvent dans la manière d’appréhender le sport et la pratique sportive. On pourrait penser que les États-Unis font référence en la matière. Outre-Atlantique, en effet, quand vous débarquez sur un campus universitaire, vous êtes aussitôt impressionné par la densité des installations sportives. Vous avez beau entendre depuis longtemps que le sport fait partie intégrante du cursus d’un étudiant américain, vous n’imaginiez peut-être pas un tel ancrage dans la vie quotidienne. Faut-il alors vouloir copier les États-Unis ? Quand bien même nous le souhaiterions, nous n’y arriverions pas. En France, nous avons un terreau de 170 000 associations et clubs sportifs qui ne s’enracinent pas, sauf à la marge, dans le paysage de l’enseignement. Aux États-Unis, c’est le contraire : les clubs, ce sont d’abord les clubs universitaires. Bref, ne comparons pas seulement sur un élément sociétal parcellaire. S’il y a un pays qui se rapproche de notre culture sportive, c’est sans doute le Danemark, de par l’appui de l’État et des collectivités. Avec toutefois un bémol de taille : le Danemark n’abrite que 5 millions d’habitants ; il y est donc plus facile, pour une politique publique, de toucher le plus grand nombre.