Entretien avec Arancha Gonzalez Laya, Ministre espagnole des Affaires étrangères depuis 2020 par Mathieu de Taillac, correspondant du Figaro en Espagne
Voilà moins d’un an qu’Arancha Gonzalez Laya est ministre… mais déjà plusieurs décennies qu’elle fréquente les grandes institutions internationales. Son expérience à la Commission européenne, où elle fut porte-parole au Commerce (2002-2005), à l’OMC, où elle dirigea le cabinet de Pascal Lamy (2005- 2013), puis à la direction du Centre de commerce international (1) (2014-2020), après son passage dans deux cabinets d’avocats internationaux à Bruxelles, en fait une fine connaisseuse des relations internationales et du commerce mondial. Pour autant, cette juriste n’avait jamais exercé ses talents au ministère des Affaires étrangères, dont elle a pris la tête en janvier 2020, ni à aucun autre poste gouvernemental.
Cette fraîcheur au sein de l’exécutif explique peut-être sa liberté de ton. Elle, qui se définissait en 2011 comme un « drôle d’oiseau » lors d’une interview accordée au quotidien El País, rappelait avoir été « celle qui parlait espagnol au Pays basque », « la femme porte-parole à Bruxelles », « la première cheffe de cabinet, et la plus jeune » à l’OMC… et décrivait son rôle de couteau suisse dans cette dernière organisation avec humour : « Je m’occupe de tout, et quand je dis de tout, c’est de tout : d’apporter le maquillage pour éviter que ne brille le crâne [de Pascal Lamy, NDLR] et de préparer la petite phrase du discours qui sera reprise dans les titres des journaux. »
Malgré ces précédents, cette Basque de 51 ans, qui parle couramment anglais et français, mais se défend également en italien, en allemand et en euskera, ne figurait pas parmi les favoris des journaux espagnols lorsqu’il s’est agi de trouver un successeur au tonitruant Josep Borrell, parti pour Bruxelles diriger la politique extérieure de l’Union européenne. La presse — et les diplomates eux-mêmes — imaginait plutôt un ministre changer de portefeuille, un secrétaire d’État prendre du galon ou un conseiller diplomatique entrer au gouvernement. Personne n’avait vu venir ce pari personnel de Pedro Sanchez. Les commentateurs se sont efforcés d’expliquer a posteriori ce choix inattendu : le président du gouvernement socialiste, selon l’avis le plus répandu, serait allé chercher à Genève une championne de la diplomatie économique, encartée dans aucun parti, attachée à la fois au libre commerce et à une plus juste répartition de ses bienfaits.
En effet, on comprend bien, notamment quand on l’interroge sur le protectionnisme environnemental, qu’Arancha Gonzalez perçoit les échanges économiques et financiers plus comme une chance que comme une menace. Ce qui ne l’empêche nullement de s’intéresser à l’inclusion des pays en développement, de soutenir la cause des femmes, ni d’alerter sur la crise climatique. Soit les principales bases de ce programme commun de « réhumanisation de la mondialisation » qu’elle appelle de ses vœux dans cet entretien.
Car elle préfère défendre la place de l’Espagne dans le monde et la contribution de son pays aux grands débats internationaux plutôt que de passer son temps à justifier les positions de Madrid sur des sujets de politique intérieure. Quand son prédécesseur disait avoir consacré un tiers de son temps à expliquer au monde la politique du gouvernement face au défi de l’indépendantisme catalan, elle, pour sa part, ne mentionne le sujet dans aucun des trois chapitres qui composent son action : « Un tiers pour l’Europe, un tiers pour les relations internationales, un tiers pour la coopération internationale, le multilatéralisme et les relations avec les pays les plus démunis. » Le rôle plutôt que le rang…
M. de T.
Mathieu de Taillac — Le sommet européen de juillet dernier s’est achevé sur un accord historique portant sur 750 milliards d’euros d’investissements et de prêts dont 140 milliards reviendront à l’Espagne. Quelle est la portée de ce sommet ?
Arancha Gonzalez Laya — Face à la situation terrible dans laquelle le Covid a plongé l’Europe, j’estime que la réponse européenne a été à la hauteur. Elle l’est pour deux raisons, différentes et complémentaires. La première, c’est le message très clair que ce plan de relance envoie aux citoyens et aux entreprises du continent. Lors des crises précédentes, en particulier en Espagne, on nous disait surtout de nous serrer la ceinture, d’adopter plus de mesures d’austérité… C’était : « Circulez, il n’y a rien à voir ! » Cette fois-ci, la tonalité est tout autre : l’Europe protège. Elle protège les emplois, les entreprises, le tourisme, le travail… La seconde raison, qu’on ne doit pas sous-estimer, est d’ordre géopolitique. Soyons lucides : un certain nombre de pays auraient voulu voir une Europe désunie, une Europe affaiblie, une Europe qui s’était rétrécie avec la sortie du Royaume-Uni. Or c’est une Europe unie qui s’est présentée au monde en juillet dernier. C’est un message très important qui s’adresse non seulement à l’intérieur de l’Europe, mais aussi à l’extérieur.
M. de T. — Ce sommet a-t-il acté la défaite des pays européens que l’on a appelés « frugaux » et que certains préfèrent qualifier de « radins » ?
A. G. L. — Non, je ne le crois pas. Ce fut plutôt la défaite de pays tiers qui agissent très souvent pour affaiblir l’Union européenne. Ce n’est pas un hasard si, pendant cette pandémie, on a vu se multiplier les cyberattaques et la désinformation. La riposte de l’Europe a mis du temps à s’organiser. Mais un signal clair a été envoyé : les Européens ont compris que, dans ce monde où une rivalité sino-américaine très forte risque de casser le système multilatéral qui prévaut depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, où les conflits autour de l’Union européenne se multiplient, où des voisins proches de l’Union européenne misent sur son affaiblissement, il fallait donner une réponse de ce calibre.
M. de T. — Qui sont ces pays qui misent sur l’affaiblissement de l’Europe ?
A. G. L. — Je ne veux pas citer de noms. On sait tous ce qui se passe en Libye, par exemple, où la Russie et la Turquie se retrouvent face à face sur le terrain. On sait aussi ce qui se passe en Syrie, où les mêmes profitent souvent des désaccords au sein de l’UE pour avancer leurs pions. À ces puissances qui cherchent à nous marginaliser, nous disons haut et fort que nous ne voulons pas être les spectateurs des conflits qui se déroulent …
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