Politique Internationale — Depuis longtemps, les hommes cherchent des moyens de se déplacer plus vite. Jules Verne avait déjà imaginé un « disque, chassé avec une grande vitesse dans le tube, comme la balle dans la sarbacane ». Est-il l’ancêtre d’Hyperloop ?
Andres de Léon — C’est vrai, la volonté de se déplacer vite et dans les conditions les plus confortables possible n’est pas nouvelle. Jules Verne imaginait déjà au XIXe siècle un disque dans un tube qui entraînerait un train. Plus proches de nous et plus concrètes, des tentatives ont eu lieu dans les années 1990, bien avant Hyperloop, pour développer un mode de transport à très grande vitesse dans un tube. Mais ces tentatives n’ont pas dépassé le stade d’ébauche conceptuelle. Cette fois, elles sont sur le point de se concrétiser. Nous avons beaucoup avancé et aujourd’hui nous avons réuni autour de notre projet de très nombreux partenaires.
P. I. — Vous travaillez sur un concept qui va révolutionner aussi nos paysages. À quoi vos trains ressembleront-ils ?
A. de L. — Les capsules mesureront une trentaine de mètres de long et pèseront environ 20 tonnes. Elles circuleront dans des tubes positionnés en hauteur sur des pylônes (leur dimension dépendra de la topographie des lieux). Cet espace clos et couvert permettra d’éviter les aléas climatiques ainsi que les collisions et les nuisances sonores. Les pylônes seront prévus pour résister à des séismes. La capsule entrera en lévitation dans le tube grâce à l’énergie magnétique passive. Pour les passagers, le transport sera non seulement rapide, mais aussi très agréable. L’absence de frottement permettra de se mouvoir en silence et sans à coup ; ce sera une expérience incroyablement confortable par rapport aux avions et aux trains actuels. L’utilisateur est bien au cœur de notre projet.
P. I. — Pourquoi les tentatives précédentes n’ont-elles pas abouti ? Qu’est-ce qui vous permet de croire que, cette fois-ci, les conditions sont réunies pour que le train imaginé par Jules Verne puisse enfin voir le jour ?
A. de L. — Pour qu’une innovation fonctionne, il faut que l’état de l’art technologique rencontre son public ; il faut une prestation qui corresponde à la demande. Dans les années 1990, quand les précédents concepts de déplacement dans des tubes ont été lancés, les moyens manquaient. Ni les États, ni les groupes industriels, ni les établissements financiers n’étaient réellement convaincus de la nécessité de changer notre mode de développement. C’est cela, plus que les contraintes techniques, qui ont fait avorter les tentatives de la fin du XXe siècle. Les énergies humaines n’étaient pas réunies, il n’y avait pas de consensus, la demande n’existait pas en fait. Aujourd’hui, le contexte a changé ; les menaces sur l’environnement et le réchauffement climatique ne nous laissent plus le choix. Il faut imaginer de nouvelles manières de se déplacer tant pour les hommes que pour les marchandises. Les pays émergents, en particulier l’Asie, ont des populations de plus en plus nombreuses qui veulent voyager et découvrir le monde. Hyperloop arrive au bon moment, avec une nouvelle offre alors que les aéroports sont saturés et que les émissions CO2 du transport aérien font débat, tout comme les nuisances sonores.
P. I. — Quels effets peut-on espérer en termes d’urbanisme ? Un ralentissement de l’urbanisation galopante, une meilleure répartition des populations dans l’espace ?
A. de L. — Face aux défis de la planète et de l’urbanisation, il faut oser, ne pas penser que les choses sont impossibles. Pour cela, il faut fédérer les acteurs de la sphère économique et étatique de manière qu’ils travaillent tous dans la même direction. Lorsque nos systèmes seront installés dans le paysage, les transports à moyenne distance pourront être effectués facilement à moindre coût. Il sera aisé de relier des villes entre elles, les gens seront moins enclins à prendre leur voiture pour des trajets longue distance. Ils gagneront le temps qu’ils passaient dans les embouteillages, profiteront d’un environnement plus sain et d’une meilleure qualité de l’air. Cela pourrait conduire à mieux répartir les emplois et les logements sur les territoires, à mieux utiliser notre espace et à fluidifier les transports.
P. I. — Le désir de se déplacer, la liberté de mouvement sont-ils vraiment compatibles avec la préservation de l’environnement et un monde zéro carbone ?
A. de L. — Si le monde continuait sur sa trajectoire actuelle, il arriverait rapidement dans une impasse. Mais l’imagination, la naissance de nouveaux concepts comme le nôtre vont amener les hommes à inventer des solutions. Un monde globalisé est aussi l’occasion de conjuguer les idées de tous, de partager les innovations. C’est ce que nous faisons à notre échelle : Hyperloop est le fruit d’un vrai travail collaboratif et représente une rupture complète en termes de transport avec ce qui s’est fait jusqu’ici. Les hommes et les femmes veulent continuer à se déplacer sans opposer vitesse et respect de la nature. C’est important, car voyager, échanger des marchandises est une manière d’irriguer la planète. Il ne faut pas que le monde se referme sur lui-même. Hyperloop préservera l’environnement, sera indépendant des conditions climatiques, sûr, rapide et rentable.
P. I. — Tout est parti d’une idée d’Elon Musk, je crois. Est-il encore impliqué dans la société ?
A. de L. — L’idée était là depuis des décennies, mais c’est en effet l’entrepreneur visionnaire Elon Musk qui lui a donné un nouvel élan en 2013. Il a alors lancé un programme de recherche industrielle dont l’objectif était de concevoir un tube surélevé dans lequel se déplaceraient des capsules. À partir de là, de nombreux partenaires l’ont rejoint. À l’époque, Elon Musk était PDG et directeur de la technologie SpaceX. Aujourd’hui, il n’est plus du tout impliqué dans le projet, mais il reste déterminé à changer le monde, à freiner le réchauffement climatique et à réduire la consommation d’énergie.
P. I. — Qu’est-ce qui différencie le train sur lequel vous travaillez d’autres trains très rapides ?
A. de L. — Comme je vous l’ai dit, Hyperloop va faire circuler dans un double tube surélevé des capsules transportant des voyageurs ou des marchandises, et cela à des vitesses extrêmement élevées. Ce tube est très novateur dans la mesure où il utilise l’énergie magnétique. Les tubes seront vidés d’une grande partie de leur air et c’est le champ magnétique qui sera à la source de la propulsion. Ce procédé est complètement nouveau et il s’apparente à une véritable révolution technologique. Le champ magnétique sera créé par des moteurs placés sur le parcours des capsules. Elon Musk a choisi de ne pas déposer de brevets. Le développement du concept s’effectue sur un mode collaboratif à travers plusieurs sociétés qui chacune travaille sur un projet différent, et cela aussi est nouveau. La société que je dirige est au cœur de ce dispositif.
P. I. — En quoi votre technologie est-elle vertueuse sur le plan énergétique ? Et en quoi est-elle plus économe qu’une autre en CO2 ?
A. de L. — Notre système produira sa propre énergie grâce à des panneaux solaires mais aussi grâce à l’énergie produite par son mode de déplacement. C’est cela qui est sans doute le plus innovant. Il existe déjà des maisons ou des immeubles dits à énergie positive, qui produisent plus d’énergie qu’ils n’en consomment. Hyperloop sera le premier mode de transport à énergie positive ; lui aussi produira plus d’énergie qu’il ne lui en faut pour se déplacer. Nous estimons que notre système produira 5 à 15 % d’énergie en plus de ce qu’il consomme selon l’endroit où il circulera. Nous sommes donc en train de mettre au point le système de transport le plus durable au monde. Comment avons-nous réussi ce tour de force ? En réduisant considérablement les frottements des capsules dans le tube, ce qui permet de consommer beaucoup moins d’énergie qu’un train classique qui circule sur des rails et multiplie les frottements dans l’air. Il n’est pas nécessaire d’électrifier les voies puisque la circulation se fait grâce à l’énergie électromagnétique et pas à l’électricité. Autre élément important : le profil aérodynamique de la capsule. Notre prototype est installé à Toulouse — une région reconnue pour son industrie aéronautique. Notre capsule s’inspire de ce savoir-faire.
P. I. — À quelle vitesse pourrait-on se déplacer ? Quelles liaisons sont à l’étude ? Des expérimentations sont-elles déjà en cours ?
A. de L. — Les capsules pourraient atteindre en toute sécurité la vitesse de 1 100 kilomètres heure. Hyperloop ira donc plus vite que les avions. Cela permettra de réduire considérablement la pollution au CO2 dont le transport aérien est un émetteur important tout comme les voitures non électrifiées. Ainsi, il suffirait de 30 minutes pour relier les centre villes de Los Angeles et de San Francisco. Aujourd’hui, il faut une heure et demie à un avion pour effectuer le même trajet d’un aéroport à l’autre. Des études sont également en cours aux États-Unis pour estimer la faisabilité d’une liaison entre Chicago, Cleveland et Pittsburgh. Nous avons étudié la viabilité économique d’un tel projet, parce qu’il ne suffit pas d’être en mesure de construire une liaison ; il faut aussi que celle-ci soit rentable. Selon nos prévisions, elle générerait des revenus suffisants pour couvrir les coûts en matériel et en capital. Le revenu financier pourrait même atteindre 6,5 % net par an. Nous pourrons absorber la demande nouvelle de transport de marchandises et contribuer ainsi à diminuer le fret transporté par avion et par camions qui a une empreinte carbone très significative. En se basant sur une prévision d’augmentation de la demande de transport de 4 à 5 % entre ces trois villes, la mise en place d’Hyperloop permettra de réduire les émissions de CO2 de 143 millions de tonnes au cours des vingt-cinq prochaines années.
P. I. — Où êtes-vous basé ? Combien de personnes compte votre société ? Quels projets suivez-vous à titre personnel ?
A. de L. — Je suis basé à Dubaï parce que c’est un endroit très pratique pour voyager dans le monde entier et parce que nous avons un projet en cours dans les Émirats arabes unis, où nous construisons un prototype commercial. Il est important pour moi de suivre de près cette opération. Le siège social de la société HyperloopTT se trouve à Los Angeles et nous avons plusieurs bureaux à travers le monde, notamment à Toulouse. C’est là que nous avons installé notre centre de recherche mondial. Nous sommes également implantés à Barcelone et à Abou Dhabi. Notre société compte une centaine de personnes réparties sur ces différents sites, nous fonctionnons en quelque sorte comme un incubateur. Plus d’une cinquantaine d’entreprises collaborent avec nous pour que le système Hyperloop voie le jour. En tout, ce sont 800 personnes qui travaillent actuellement sur ce projet. Elles ont investi avec nous, et c’est la réunion de tous ces talents qui nous permet de prendre le risque de mettre sur pied une telle innovation.
P. I. — Vous travaillez sur un nouveau mode de transport qui ressemble à des dessins de science-fiction. Quel est votre calendrier pour que le rêve devienne réalité ?
A. de L. — Nous travaillons simultanément sur plusieurs projets. À Toulouse, nous construisons un prototype qui va circuler sur 320 mètres. C’est une première étape en vue d’obtenir des certifications et de réaliser des tests. Il s’agit d’un prototype destiné à la mise en place technique de notre offre de transport ; il ne sera pas utilisé commercialement. Nous devrions terminer au premier trimestre 2021 le démonstrateur de Toulouse. Nous sommes aussi en train de concevoir le premier prototype commercial à Abou Dhabi. C’est là que nous le construirons ; ce sera notre vitrine. Il montrera qu’il est possible de faire circuler à très grande vitesse et en toute sécurité des hommes et des marchandises tout en préservant la planète puisque nous nous appuyons sur des énergies propres et que nous consommons peu. Avant le coronavirus qui a mis le monde à l’arrêt, nous estimions pouvoir commencer la construction à Abou Dhabi en septembre 2020. L’objectif est de finaliser ce tronçon de 5 kilomètres fin 2022. La pandémie nous fera probablement prendre un peu de retard, mais le projet demeure.
P. I. — Quand pourra-t-on s’asseoir dans une capsule Hyperloop ?
A. de L. — Une fois la construction terminée, il faudra tester le système et faire toutes les vérifications. Nous espérons être opérationnels fin 2022. C’est une date approximative évidemment ; comme dans toute nouvelle technologie, des surprises sont possibles. Quand nous aurons fait la preuve qu’Hyperloop fonctionne, est confortable et sûr, nous pourrons commencer à vendre la licence de notre technologie à des sociétés d’infrastructures et de transport qui se chargeront de le développer à travers le monde. Vous vous demandez quand nous pourrons nous installer dans des Hyperloop pour circuler. Je pense que, dans une dizaine ou une quinzaine d’années, différents opérateurs auront créé des lignes faciles à utiliser. Notre technologie vous paraîtra alors aussi banale que le TGV aujourd’hui. Des projets existent aux États-Unis, la Chine a aussi pris des options sur notre technologie, des pays et des villes d’Europe centrale sont également intéressées en vue, par exemple, d’une liaison entre Bratislava et Vienne. Des études de faisabilité sont menées en plusieurs endroits de la planète.
P. I. —Quelles seront, selon vous, les conséquences de la pandémie de Covid-19 sur les flux de population et de marchandises ? Les fonds seront-ils disponibles pour aller plus loin ?
A. de L.— La planète ne peut pas s’arrêter, mais elle peut remettre en question son mode de développement, apprendre à penser autrement. Dans le domaine du transport, les ingénieurs sont capables d’imaginer de nouveaux modes de déplacement. Il faut créer les moyens de les mettre en œuvre. Après une période de ralentissement, les échanges reprendront (1).
Cet entretien a été réalisé en novembre 2020.
(1) NDLR : La technologie Hyperloop est développée par plusieurs groupes, Hyperloop Transportation Technologies, Virgin, et le franco-canadien Transpod qui prévoit des trains opérationnels à l’horizon 2040. Richard Branson, le président de Virgin a annoncé en octobre 2020 qu’il investissait 500 millions de dollars pour installer un centre de certification mondiale en Virginie occidentale et qu’il envisageait les premières certifications dès 2025. Pour l’instant, les essais n’ont permis d’atteindre qu’une vitesse de 463 km/heure, en raison de pistes d’essai encore trop courtes selon Sébastien Gendron, cofondateur de Transpod.